L'entre deux guerres:
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Une curieuse pièce émise
par les Chambres de Commerce en 1921 |
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Jusqu'à présent, j'ai eu recours
à divers documents, aux dires des personnes âgées que
j'ai connues dans mon enfance et aux vestiges du passé trouvés
dans les greniers, pour reconstituer la vie à Saint-Sandoux à
travers les âges. Nous voici maintenant arrivés à la
période où je vais pouvoir solliciter ma mémoire,
puisque c'est au cours de cette période que je suis né. Bien
sûr, je raconterai les événements comme je les ai perçus
et surtout comme je m'en souviens. Il ne faut pas prendre mon récit
pour parole d'évangile!
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La
mode vestimentaire des années 20 |
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Les répercussions de la guerre de 1914-1918
dans les campagnes françaises furent profondes, ne serait-ce qu'en
raison de son coût humain. Les survivants n'oublièrent pas
leurs camarades moins chanceux qu'eux; le 22 février 1920, "considérant
qu'il est un devoir pour les communes de perpétuer la mémoire
de leurs héroïques enfants tombés au Champ d'honneur",
le Conseil municipal adopta le projet de Monument commémoratif aux
morts pour la Patrie proposé par Mr Montjotin, ingénieur-architecte
à Plauzat. Cent soixante six personnes versèrent leur obole
à la souscription lancée pour couvrir les frais de sa réalisation;
une somme de 1173 francs fut recueillie; on l'employa à l'érection
de l'obélisque, qui se dresse dans l'allée centrale du cimetière,
dont le socle carré porte les plaques
de marbre sur lesquelles sont gravés les noms des enfants de
Saint-Sandoux tombés au champ d'honneur.
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La batteuse
en 1923: debout sur le moteur, Robert (Sartat), assis tendant la main au
chien, Joseph Juilhard (Bollinder) - Source: Jacques Chaput - Pour agrandir
l'image, cliquez ici |
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Les jeunes gens restés sur les champs
de bataille avaient laissé des veuves ou des fiancées. Ils
étaient en âge de procréer et les enfants qu'ils auraient
pu avoir ne virent jamais le jour. De plus, les rescapés de l'enfer
ne se montraient pas pressés de mettre au monde les victimes d'un
futur conflit. On assista donc à une nouvelle baisse significative
de la natalité. Cinq seulement des enfants enregistrés sur
les listes d'état-civil de la commune en 1934, année de ma
naissance, parvinrent à l'adolescence: deux filles et trois garçons.
Les enfants nés en 1935, ne furent plus que deux: une fille et un
garçon. Quand j'atteignis mes 19 ans, nous dûmes jumeler les
deux années pour l'organisation de la fête patronale qui,
traditionnellement, était de la compétence des conscrits.
Ce recul de la natalité, conjugué à l'exode vers la
ville, entraîna une dépopulation progressive du village.
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Évolution démographique:
L'érosion se poursuit. La population du village passe de 636 habitants
en 1921 à 608 en 1926, 549 en 1931 et 424 en 1936 (184 personnes
de moins sur 15 ans, soit une perte de 12 à 13 unités par
an). Les causes sont assez facilement identifiables: poursuite des tendances
antérieures, conséquences de la guerre de 14-18, exode rural.
L'espérance de vie moyenne de la population
française frise les soixante ans à la veille de la seconde
guerre mondiale. A cette époque,
le maire de Saint-Sandoux s'appelle Emile Brissolette; il restera en place
jusqu'à la fin de la guerre. |
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Les conscrits
de Saint-Sandoux en 1925 - Naissances de 1905
(archives départementales sur internet): Andrieux Roger Remy, Bournier
Francis Marie (1er à gauche, debout), Bournier Marie, David Marie
Georges Paul, Gauthier Charlotte Michelle (2ème à droite,
debout), Jouvet Marie Antoinette, Labary Amédée, Lavelle
Antonin, Martin Marcel (3ème à gauche, debout), Monestier
Angèle, Monestier Auguste, Morel Marie Antoinette, Pinet de Bordes
des Forets Marie Françoise, Planche André, Prugne Joséphine,
Vendange Joseph, Vigier Louis - Source: Jacques
Chaput - Pour agrandir l'image, cliquez ici |
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Les femmes en mal d'enfant accouchent à
la maison, aidées par un médecin ou par une sage-femme. La
mortalité infantile est élevée. Les bébés
sont vulnérables: il en meurt même au moment de la percée
des dents de lait, lorsque celles-ci ne viennent pas facilement!
Les statistiques disponibles montrent, qu'en France, en 1918, 5% des enfants
n'atteignent pas un mois et 15% meurent avant un an! Les apports extérieurs
sont trop peu nombreux pour inverser le déclin de la population.
Certes, les difficultés économiques et les événements
politiques amènent quelques immigrants. Les métayers du château,
les Pakula, sont Polonais. Un de leur compatriote, Nicolas, s'est installé
lui aussi dans le village. Très adroit de ses mains, il rendra de
grands services pendant la période de pénurie qu'entraînera
la seconde guerre mondiale, notamment en fabricant des cordes de fortune
et en effectuant des travaux de menuiserie; j'aurai l'occasion d'y revenir.
Les prédécesseurs des Pakula, également étrangers,
les Anjiweski, étaient lui Polonais et elle Ukrainienne; ils s'étaient
rencontrés à une époque où l'armée polonaise
occupait l'Ukraine, après la Révolution russe d'octobre 1917;
leur fils cadet eut pour parrain le facteur, le père Labourbe, dont
il sera question plus loin, et pour marraine Marie
Gendre, qui enseigna le catéchisme à des générations
de petits Sandoliens dont je fis partie; il entretient une correspondance
avec l'une de mes cousines de qui je tiens ces détails. La Révolution
russe nous valut également la présence d'un aristocrate,
Kodatzky, un russe blanc, comme on disait alors, en mettant dans le qualificatif
une connotation politique plutôt qu'ethnique; il mourut près
de chez mes grands-parents et je me souviens parfaitement de lui. Puis
arrivèrent des Espagnols chassés de leur pays par la
guerre civile. Il y eut aussi au moins un Italien (on ne parlait pas encore
de rital, mais de macaroni!); il avait épousé
une fille du village; Aimar, Pietro, Antonio, né le 11 octobre 1909,
à Rocca, sera naturalisé français en 1939 (J.
O. du 24/12/1939). Trop peu nombreux pour
contrecarrer l'évolution démographique, ces nouveaux venus
n'en sont pas moins significatifs de l'ouverture sur le monde d'une bourgade
qui était sans doute restée jusque là relativement
fermée sur elle-même. Cette ouverture ne demeura pas sans
lendemain.
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Saint-Sandoux
vers 1930 avec, en bas à gauche, un pignon |
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La baisse de la natalité fut suivie
de celle de la population d'âge scolaire. Il y avait autrefois deux
écoles publiques: l'une pour les filles, au rez-de-chaussée
de la mairie actuelle; l'autre pour les garçons, sous l'ancienne
mairie, derrière la cour protégée par des piques.
Mais la pression démographique va bientôt faire évoluer
les moeurs en direction de la mixité et, à la veille de la
seconde guerre mondiale, les deux écoles publiques ont fusionné.
Garçons et filles apprennent désormais ensemble à
lire, écrire et compter, dans la vaste salle de classe de l'école
des garçons, aux larges et hautes baies vitrées, sous la
houlette d'une institutrice unique, Mme Rodier. Cette dernière s'occupe
d'une gamme d'enfants dont l'âge varie de celui de la maternelle
à celui du certificat d'études et même au-delà.
J'y ai côtoyé des élèves qui avaient été
condisciples de ma mère.
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L'école
laïque des garçons en 1928 - Instituteur: Mr Girodon - (source:
Aimé Comte)
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Cette hétérogénéité
ne rend pas la tâche facile. Les bons points, les punitions, la mise
au piquet dans un coin, le visage contre le mur, les gifles aussi... font
partie du système d'éducation; le bonnet d'âne est
cependant tombé en désuétude. On donne un devoir assez
long aux enfants d'une tranche d'âge pour avoir le temps de s'occuper
des autres. On confie la garde des plus petits au plus grands. On apprend
à écrire à la craie, sur une ardoise qui reste le
tableau noir portatif des plus jeunes, ensuite sur un cahier, en traçant
des barres parallèles, les bûchettes, bien disposées
en suivant les lignes, puis on dessine des cercles, d'abord avec un crayon,
ensuite avec un porte-plume muni d'une plume d'acier que l'on trempe dans
l'encre noire, bleue ou violette, d'un encrier de porcelaine blanche. Ces
plumes, dont le bec s'écarte, permettent à ceux qui sont
doués, de tracer, en tirant un peu la langue, en signe d'application,
d'élégantes lettres cursives agrémentées de
pleins et de déliés, non sans se tacher les doigts; certaines
plumes ont la forme d'une baïonnette; leur marque est évocatrice:
c'est celle du sergent-major. On éponge l'encre et on sèche
les lettres, non plus avec du sable, mais avec du papier buvard aux couleurs
pâles, roses ou bleues.
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L'école
laïque mixte en 1938 - Institutrice: Mme Rodier - (source: Aimé
Comte)
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L'école, son préau et les cabinets crénelés
comme je les ai connus |
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Les écoliers laissent leur manteau,
leur béret et leur cache-nez, accrochés aux patères,
en forme de champignons, d'un porte-manteau, qui court le long du mur du
couloir d'entrée. Dans ce couloir, un large escalier de pierres
noires conduit en bas vers la cave où l'on stocke le charbon, en
haut vers la mairie et l'appartement de l'institutrice. La
récréation se tient sous le préau couvert, bordé
de balustrades (il n'est pas encore vitré), derrière l'école,
au-dessus de l'entrée de l'église, de la salle des fêtes
et du local des pompiers, à côté des latrines, appelés
cabinets: deux cabanons pourvus d'un trou percé, à
la manière turque, entre deux semelles de ciment, bien sûr
sans chasse d'eau; ces toilettes rustiques sont couvertes d'un toit plat
bordé de créneaux qui donne à l'ensemble une allure
de donjon; elles sont situées au-dessus d'un étroit local
qui sert de prison: je n'ai jamais vu personne dans ce lieu de détention!
En hiver, l'immense salle de classe est chauffée par un poêle
à bois et à charbon que les écoliers les plus âgés
sont chargés de venir allumer le matin, avant l'ouverture de l'école,
à tour de rôle. Le long tuyau qui conduit du calorifère
à la cheminée contribue à maintenir presque douillette
l'atmosphère des lieux (Une
représentation des écoles d'autrefois est ici).
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Un exemple de poêle
chauffant une école - Sur le mur du fond, on aperçoit le
porte-manteaux pour suspendre les vêtements Source: Écoles
d'autrefois, écoles d'aujourd'hui
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En plus de l'école laïque, qui
vient d'être sommairement décrite, il existe aussi une école
libre, entretenue grâce à la générosité
du château. Elle est également mixte et reçoit les
enfants des familles qui professent un catholicisme militant. Je ne me
souviens pas que cette séparation en "école de Dieu et en
école du diable" ait causé de frictions entre les enfants
du village, comme ce fut le cas dans d'autres endroits où les antagonismes
politiques et religieux étaient plus vifs. Ecole publique et école
libre sont chacune dotée d'une cloche pour appeler les élèves;
ces objets sonores, devenus muets depuis qu'il ne sont plus utilisés,
disparaîtront sans qu'on s'en aperçoive on ne sait trop quand;
il n'en reste plus que les squelettes: les cadres de fer dans lesquels
ils étaient suspendus. L'école libre fermera au milieu du
siècle.
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Un enfant du village dans
la cour de ses grands-parents. C'est moi |
Le
même un peu plus grand en compagnie de sa mère |
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En 1923, des sondages
montrent que les fontaines publiques, notamment celle de la Grotte, près
de l'école des garçons, celle des Forts et celle des Pédats,
ne fournissent plus une eau convenable, en raison de la vétusté
des conduites qui ont été abîmées par le passage
des lourds camions, qui traversent maintenant le village. L'ancien système
d'adduction d'eau, mal enterré, n'avait pas été conçu
pour ce genre de trafic: les joints sont au trois quart détériorés,
les tuyaux sont fendus ou écrasés, ce qui entraîne
des déperditions d'eau et, chose bien plus grave du point de vue
de l'hygiène et de la santé, l'infiltration de purin et d'eau
des égouts. La fontaine de la Grotte a dû être fermée,
ce qui prive d'eau un quartier du bourg ainsi que l'école des garçons
qu'elle desservait. En conséquence, le Conseil municipal décide
de remplacer les conduites en terre par des conduites en fonte. Trois ans
plus tard, une bouche d'incendie sera installée à la fontaine
de l'Oradou.
En 1924, le maire est chargé d'écrire
à une fabrique de Nancy, et à d'autres maisons similaires,
pour leur demander le prix d'une horloge, afin de remplacer au plus vite
celle du clocher, dont le mécanisme en panne s'est avéré
irréparable. Le sablage des rues, la réparation des fontaines
et le changement de l'horloge obèrent les finances communales et
il est décidé de surseoir à la transformation projetée
de la tenue de ville des sapeurs-pompiers.
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Une anecdote amusante
Je tiens d'une cousine germaine dotée
d'une mémoire rarement prise en défaut qu'à
cette époque un personnage pittoresque parcourait la contrée
à la recherche des vipères. il portait sur son dos dans une
sorte de caisse le produit de sa récolte. On l'appelait Jean Serpent.
Lorsqu'il passait dans le village, il ne manquait jamais de s'arrêter
sur la place, chez Lhéritier, pour se faire offrir un canon
(verre de vin). Il posait alors sa caisse à terre pour se reposer
un peu et les curieux s'assemblaient autour pour essayer de voir les reptiles
en cage et écouter parler ce personnage hors du commun qui devait
être quelque peu sorcier puisqu'il ne redoutait pas le venin.
Un jour un garnement, encore plus curieux que
les autres et surtout moins prudent, entrouvrit la cage aux serpents pour
mieux les voir. Ceux-ci ne perdirent pas cette opportunité de recouvrer
leur liberté. Aussitôt ils s'échappèrent. L'imprudent
gamin retira vivement ses doigts avant d'être piqué et, en
proie à la peur, il prit ses jambes à son cou. Ce fut
le signal d'une débandade effrénée. Il fallait voir
tout ce monde jusqu'alors si tranquille, s'égailler à droite
et à gauche, sauf du côté des murs, les hommes en faisant
claquer leurs sabots sur le sol et les femmes en relevant leurs gounelles
(jupons) qui les embarrassaient pour courir plus vite et échapper
aux venimeuses bestioles rampantes qui paraissaient les poursuivre, dans
le dessein de mordre leurs mollets, tandis que Jean Serpent pourchassait
les reptiles, pour les attraper par la queue, en prenant soin de les tenir
à distance, et les réintégrer dans leur cage. Plusieurs
vipères réussirent sans doute à s'échapper
et allèrent accroître leurs semblables qui peuplent abondamment
buissons et cheyrats (amas de pierres) du terroir sandolien.
La scène était plaisante et ne
fut pas oubliée. |
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Des changements sont intervenus peu à
peu dans la vie du village. Le téléphone est apparu à
la Poste, située alors sur les Forts, et dotée d'une cabine
téléphonique. Depuis l'apparition du téléphone,
le sigle P.T.T. signifie d'ailleurs Postes, Télégraphes et
Téléphones. Je me souviens très bien de l'un des préposé,
on disait alors un facteur, le père Labourbe; il avait belle allure
dans son uniforme bleu foncé à liseré rouge; c'est
lui qui me fit cadeau de mes premiers crayons de couleur; chaque année,
début janvier, il apportait le calendrier des Postes, orné
de belles images colorées qui faisaient rêver. Quelques commerçants
sont également équipés d'un combiné téléphonique
à manivelle. L'électricité a pénétré
dans les foyers, installée par le forgeron, qui a troqué
son statut d'arracheur de dents contre celui d'électricien. Plus
tard, quand le besoin s'en fera sentir, il se fera aussi mécanicien.
Grâce à l'électrification, les femmes ne sont plus
obligées de s'user les yeux à la chandelle pour repriser
les nippes de la famille pendant les veillées. Le courant circule
le long des rues du village, sur des fils tirés de poteaux
à poteaux. Les poteaux sont en bois et les isoloirs, que l'on nomme
des tasses, en porcelaine blanche. Ils sont la cible des garnements
munis de lance-pierres; briser une tasse est un exploit! En automne, les
fils servent de perchoir aux hirondelles, qui s'assemblent pour le départ.
Je me revois enfant, regardant ces oiseaux fragiles se préparer
pour un long et pénible voyage, vers des climats plus
hospitaliers, rêvant de pays inconnus, imaginant la traversée
de mers et de déserts, voyageant en quelques sorte par procuration
sur les ailes des hirondelles, sans me douter qu'il me serait donné
un jour de parcourir à mon tour les chemins du vaste globe.
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Une
meule à aiguiser |
Une
balance romaine qui pouvait supporter des charges de plus de cent kg |
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Malgré les intrusions de la modernité,
de nombreux traits d'archaïsme demeurent présents. Les fers
à repasser électriques font peu à peu leur apparition,
ce qui n'empêche nullement les ménagères de continuer
à utiliser les lourds fers de fonte du siècle précédent,
chauffés sur un coin de la cuisinière à bois. Celle-ci
est en fonte; elle comporte invariablement un foyer sous lequel la cendre
tombe dans une sorte de tiroir à travers une grille; au-dessus du
foyer s'ouvrent les ouvertures destinées à recevoir les casseroles
et les poêles; on ajuste la taille de l'ouverture en enlevant plus
ou moins de ronds de fonte, qui dessinent des sortes de cibles sur le dessus
de la cuisinière, suivant les dimensions du récipient qui
doit y prendre place; à droite, un réservoir maintient toujours
assez d'eau chaude pour les besoins du ménage; entre le réservoir
et le foyer se trouve un four où l'on fait cuire les pommes de terres
au lard, dans une vaste cassette de terre vernissée, et où
l'on ne dédaigne pas de mettre aussi ses pieds pour les sécher
et les réchauffer, après avoir couru dans la neige; la cuisinière
de fonte est ornée de parements en cuivre du plus bel effet. Les
traditions se gardent; les habitudes ont la vie dure! Les avis municipaux
sont diffusés dans le village à son de trompe aux carrefours
par le garde champêtre. Une marchande de poissons occasionnelle,
la mère Jallat, en use de même pour annoncer les arrivages
de harengs frais. Les échos sont également éveillés
par le klaxon du laitier de
Saint-Amant, qui passe régulièrement ramasser le lait dans
des bidons de fer étamé. On pèse les objets qui s'accrochent
avec une balance romaine. On transporte les menues charges dans une brouette
munie, à l'avant d'une roue unique cerclée de fer, à
l'arrière de deux brancards, et qui s'appuie au repos sur deux pieds
placés en son milieu. Toutes les maisons disposent d'une meule
de pierre mue par une manivelle; cette meule est fixe ou mobile, la première
est accrochée à un mur, la seconde est juchée sur
quatre pieds; on place au dessus de la meule une boîte de conserve
emplie d'eau percée d'un trou; l'eau tombe goutte à goutte
sur la pierre; quelqu'un active la roue grâce à la manivelle,
tandis qu'un rémouleur improvisé aiguise couteaux et ciseaux,
qui retrouvent ainsi tranchant et fil dignes de lames neuves; les faux
sont affûtées en les martelant sur une petite enclume fichée
en terre et aussi, pendant le travail dans la prairie, au moyen d'une pierre
à aiguiser que le faucheur porte à la ceinture, dans un petit
carquois de bois humide que l'on appelle la coudière; bien
des tâches artisanales sont ainsi accomplies en direct par l'utilisateur.
Plusieurs métiers anciens, sans que l'on s'en doute, ne sont plus
très éloignés de leur disparition: celui de forgeron
qui est aussi, à Saint-Sandoux, le maréchal-ferrand, par
exemple, mais également d'autres moins connus, comme celui de la
repasseuse, qui non seulement sait empeser les cols de chemise, mais aussi
tuyauter au fer les coiffes traditionnelles.
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Un faucheur battant sa faux |
Un maréchal-ferrand |
Source: Le calendrier de La Poste (2017)
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Les produits de la mer sont denrées rares
si loin des cotes. La morue salée mise à part, on n'en consomme
presque pas et l'on ne connaît la saveur ni des huîtres, ni
des moules. Dans bien des maisons, on mange encore la soupe, agrémentée
de vin, ce qui lui donne la couleur de l'envie, avec des cuillères
en étain, et le fromage sur le dos de son assiette retournée.
Le réfrigérateur est bien sûr inconnu, ne parlons pas
du congélateur! On conserve les aliments séchés, salés,
en bocaux ou dans un pot de grès. Voici,
à titre d'exemple, deux procédés de conservation des
oeufs en usage à cette époque; premier procédé:
on les enfouit au milieu d'un tas de grains de blé; second procédé:
on les dépose dans un pot de grès où l'on verse de
l'eau dans laquelle a été délayée une poudre
dont j'ai oublié le nom; les oeufs doivent être complètement
immergés; la surface du liquide au repos se recouvre d'une mince
pellicule protectrice qui empêche les oeufs de s'abîmer. Les
aliments, destinés à être
consommés rapidement, sont serrés dans un garde-manger pourvu
d'une grille fine, pour les protéger des mouches et des souris;
ce garde-manger est placé dans un endroit plus ou moins frais.
En hiver, on se réunit parfois dans
l'étable, pour la veillée, afin d'y profiter de la chaleur
gratuite des ruminants. On dort sur des paillasses, et sous des édredons,
dans des chambres ornées de cheminées de marbre, purement
décoratives car on ne les allume pas souvent. Par grande froidure,
ces pièces peuvent être glaciales, et l'eau du broc de la
table de toilette y geler, tant et si bien que les draps semblent humides;
on les attiédit en plaçant aux pieds des dormeurs une brique,
pliée dans du papier journal, préalablement chauffée
dans le four de la cuisinière de fonte, où l'on brûle
le bois des coupes hivernales. J'entends encore mes parents dire : "Le
marchand de sable est passé, au plumard les enfants, la paille est
froide, les neires ont la pépie (les puces ont soif)!" Le duvet
des volailles tuées les jours de fêtes est précieusement
conservé dans une bauge rapiécée sous les marches
du grenier afin de remplir les édredons. Les lits sont flanqués
de tables de nuit au fond desquels des pots de chambre patientent pour
la satisfaction des petits besoins nocturnes; ces vases de nuit sont généralement
en faïence blanche; certains sont munis d'un manche creux pour les
hommes. Les bonnets de nuit en coton blanc, agrémentés ou
non d'un pompon, protègent les oreilles contre la froidure. Il arrive
que le bouvier couche dans l'étable, sur un lit de paille, pour
surveiller les vaches en instance de mettre bas. Peu de temps avant ma
naissance, mes grands-parents employaient un commis (domestique);
il était né et avait passé son enfance à Monton,
dans une des grottes creusées dans la colline qui supporte la vierge.
Il servait la mayonnaise, disait-on, avec ses doigts!
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Une affiche publicitaire des années
20 (source: La Montagne)
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Le café de glands doux était une boisson
inventée par le pharmacien Bargoin. Elle fut fabriquée en
association avec l'industriel Lecoq et connut le succès. Elle et
se vendit jusqu'après la seconde guerre mondiale.
"Le gland doux était destiné à
remplacer avantageusement le café des îles ou des colonies,
avec lequel sont moulus de la chicorée et du seigle. Le café
de gland doux est efficace contre les migraines, les maux de tête
et d'estomac; il est fortifiant pour les enfants et détruit l'effet
irritant du café." |
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Des maladies aujourd'hui pratiquement disparues
continuent d'exercer leurs ravages. Certes un Français ne meurt
plus toutes les cinq minutes, comme au début du siècle, de
la tuberculose, ou plutôt, comme on dit alors, de la poitrine, un
tuberculeux étant qualifié de poitrinaire. Mais cette
maladie exerce encore ses ravages et on la redoute; une fille de la famille
des métayers du château est affectée d'une de ses variantes.
Un jeune homme retour d'une fête, le petit Bonville, s'est retrouvé
paralysé des membres inférieurs par la poliomyélite;
il passera le restant de ses jours dans un fauteuil roulant actionné
des deux mains au moyen d'une sorte de pédalier; cet ingénieux
dispositif lui permettra de se promener sur des routes encore peu fréquentées
qu'il pourra parcourir sans grand risque. Il n'y a pas si longtemps,
on mourait des coliques miserere: une crise d'appendicite! A la
cinquantaine, mon grand-père était complètement édenté
et son épaule gauche était déboîtée en
permanence; cela le rendait maladroit, mais ne l'empêchait pas de
travailler; il mourra à 66 ans de la scarlatine, une maladie infantile
gravissime chez les patients âgés. Vers la fin de la seconde
guerre mondiale, deux jeunes femmes décéderont de je ne sais
plus quelles maladies au moment de devenir adultes; l'une était
ma conscrite Par précaution, lorsqu'il leur tombe une dent de lait,
les enfants la cachent dans un trou de muraille, pour la retrouver lorsqu'ils
seront édentés!
Si on ne néglige pas le recours au médecin
en cas d'indisposition grave, on soigne aussi souvent avec les moyens du
bord les affections jugées bénignes. Quand on se coupe, on
compisse la plaie. On calme une rage de dents en grignotant un clou de
girofle ou en prenant un peu d'huile de pavot tiède. Pour éliminer
les excès de sang, on pose des sangsues. On soigne les bronchites
à renfort de ventouses, d'enveloppements de farine de lin ou de
moutarde, d'ouate thermogène, et on calme la toux avec la fameuse
pastille Valda qui vieillira si bien qu'elle traversera le siècle.
Malgré son goût peu appétissant, cause de bien des
grimaces, l'huile de foie de morue est servie aux enfants par grandes cuillerées
à soupe, pour lutter contre le rachitisme. Un membre cassé
est remis en place par le rebouteux ou rhabilleur.
On recourt parfois aux guérisseurs; il en est qui soignent
les brûlures et les maladies de peau tout en marmonnant des formules
kabbalistiques; ils transmettent leur don avant de mourir à la personne
de leur entourage qui leur semble la mieux disposée. Dans beaucoup
de maisons on trouve des préparations empiriques qui trempent dans
l'alcool: pétales de lys pour panser les plaies, baies de genièvre
ou vipère contre les coliques... D'autres médicaments rustiques
sont également en usage: tisane de feuilles de jeune noyer comme
dépuratif, compresses de fleurs de sureau ou de bouillon blanc pour
faire mûrir les abcès, décoction de feuilles de frêne
pour calmer les rhumatismes, suppositoire de savon pour combattre la constipation...
Les antibiotiques ne sont pas encore inventés!
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Un remède souverain contre
l'eczéma:
-Enfouissez un morceau de lard dans de l'orge
ou de l'avoine pendant quelques jours.
-Faites fondre doucement le lard.
-Désinfectez les plaies en les nettoyant
soigneusement avec de l'urine.
-Étendez dessus la pommade obtenue
de la fonte du lard.
-Renouvelez le traitement jusqu'à disparition
complète des croûtes.
C'est infaillible!
Et maintenant, un conseil pour lutter contre
les maux de dents:
essayez une compresse de gnole (eau-de-vie) ou une chique de tabac. |
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Pour la plupart des campagnards, les retraites
sont inconnues. On travaille jusqu'à la fin de sa vie. Il arrive
que l'on meurt dans son champ. C'est ainsi que le médecin de Saint-Amant
fut un jour appelé à se rendre à la Côte du
Vigna constater le décès d'un Sandolien, tombé dans
une raie de vigne, le fessou en main. Malgré l'enseignement
public obligatoire, la crédulité n'a pas complètement
disparue. On redoute encore les jeteurs de sort qui ont le pouvoir
de couper le lait aux vaches! Et s'il advient qu'une femme décède
victime d'un incendie, on la suspecte de sorcellerie, car toutes les sorcières,
bien sûr, meurent par le feu!
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La ferme d'après
"Le Vocabulaire des Écoles"
de M. Fournier
- Librairie Gedalge éditeur
- (en usage vers 1920 à Saint-Sandoux)
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1. la maison du fermier - 2. la bergerie - 3.
l'étable - 4. l'écurie - 5. la grange - 6. la porcherie -
7. le hangar - 8. le pigeonnier - 9. le puits - 10. la fosse à purin
(à proximité du puits!) |
11. une charrue - 12. une herse - 13. un tarare
- 14. une bêche - 15. un hoyau -16. une houe - 17. un râteau
- 18. une faux - 19. une faucille - 20. une fourche |
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Les hommes qui vont aux champs portent un
bleu de travail ou un vêtement de velours côtelé. On
en rencontre encore qui, pour se rendre à la foire, à Champeix
ou à Saint-Amant, revêtent une ample blouse bleue. Les enfants
sont en tabliers. Les garçons ont une culotte courte. Les bas de
laine leur montent jusqu'aux genoux. Tout le monde, ou presque, est chaussé
de sabots; il y en a même
pour les dimanches, neufs, orné de fleurs et vernis. Ils sont fabriqués
chez les frères Dif, Jules et Jean; on les choisit un peu grands,
de façon à pouvoir les fourrer pour l'hiver. Avec l'avènement
de l'électricité, l'atelier des sabotiers s'est mécanisé.
On ne tourne plus, on ne creuse plus, le bois de noyer à la main.
Tout juste le dégrossit-on à la hache. Les machines font
le reste, sauf la finition: pose de la bride, sculpture à la gouge
de belles fleurs sur l'avant du sabot, vernissage... Ces chaussures sont
certes peu confortables, mais elles sont faciles à mettre et bien
adaptées aux conditions de vie à la campagne. Pour courir
plus vite, les enfants les enlèvent, les portent à la main,
et vont pieds nus, même sur les chemins caillouteux. Un tel traitement
endurcit le pied qui se couvre de corne. Pour faire durer plus longtemps
les sabots, ils sont ferrés. Les clous ont différentes formes:
tête plate, tronc de pyramide à base carrée... La semelle
est rendue ainsi antidérapante. Mais les enfants préfèrent
les semelles plates déjà usées. Avec leur avant relevé,
les sabots plats font office de patins. Ils permettent, avec un peu d'élan,
de réaliser de belles glissades, sur le verglas qui se forme en
hiver, en bas du Grand Pré.
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Jules et Jean Dif, les derniers sabotiers de Saint-Sandoux,
de part et d'autres de deux petites filles probablement de leur famille,
dans leur atelier |
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Des survivances de l'économie de troc
sont en usage. On livre au boulanger une certaine quantité de farine.
En paiement, ce dernier fournit du pain. Avec le supplément de farine,
il confectionne des pâtisseries. C'est sa rémunération.
La comptabilité est tenue de manière originale. Une baguette
de bois de noisetier est fendue dans le sens de la longueur en ménageant
un talon. Le nom du client et la quantité de farine livrée
y sont consignés. Le boulanger garde une moitié de la baguette
et le client emporte l'autre chez lui. Lorsque le client vient chercher
son pain, il ramène à la boulangerie sa moitié
de baguette. Les deux moitiés sont rapprochées et le boulanger,
au moyen d'un couteau, y taille, à cheval sur les deux, des encoches,
les croches, représentatives du poids du pain qui a été
pris. Un paysan n'a donc pas besoin de savoir lire ou calculer pour connaître
sa situation vis-à-vis du boulanger. Il lui suffit de connaître
son droit de tirage en croches. Et les contestations sont impossibles
puisque les croches sont entaillées en même temps sur
deux supports qui doivent être parfaitement superposables. Il arrive
aussi que l'on apporte le soir au four du boulanger des plats qui y cuiront
pendant la nuit. C'est notamment le cas du pot de grès emplis de
haricots blancs au milieu desquels a été glissé un
pied de cochon. Le tout mijotera pendant des heures pour donner un met
savoureux, dont je garde encore le souvenir dans la bouche. Ces prestations
sont payées en espèces ou en livraisons de bois.
Seule la route de Saint-Saturnin
est goudronnée. Elle descend par la Côte des Chartres, bordée
de prés, vers le carrefour de la Boule, où s'élève
le refuge d'un arrêt des autobus départementaux. Les deux
autres voies d'accès au village, les routes de Veyre et de Plauzat,
pavées de cailloux, sont à peine mieux entretenues que des
chemins. Sur les bornes arrondies de celle de Veyre, on peut lire des indications
(distance de Rochefort-Montagne) qui laissent supposer qu'elle était
autrefois une voie importante. A l'entrée du village, sur chacune
de ces deux routes, un panneau de ciment, apposé sur le mur d'une
grange, précise l'allure tolérée, par arrêté
municipal, pour tout véhicule: 18 km/heure! Un de ces panneaux
subsiste encore sur celle de Veyre (en 2003). Il est aujourd'hui presque
illisible. Les rues sont grossièrement pavées de pierres.
Les orages les ravinent et les transforment par endroits en bourbiers.
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Le
panneau de limitation de vitesse de la route de Veyre |
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L'eau courante ne parvient pas jusqu'aux maisons.
Quelques puits sont creusés dans les caves et les jardins mais leur
eau, impropre à la consommation, ne sert qu'à l'arrosage
des cultures maraîchères. En revanche de nombreuses fontaines
sont actives à travers le bourg, mais on a vu plus
haut que la qualité de leur produit laisse parfois à
désirer. On y va quérir néanmoins l'eau pour les usages
domestiques, on y abreuve les animaux et on y lave le linge, depuis qu'il
n'existe plus de lavoir public. Cette dernière activité est
une occasion de rencontres pour les commères qui s'y échangent
les nouvelles. Qui pourrait dire combien de cancans (parlotes, médisances)
furent débités autour des bacs! Mais qu'importe, pendant
que l'on débine une personne, n'en épargne-t-on pas une autre?
Plus tard, ce ne sera pas sans nostalgie que certaines femmes âgées
évoqueront la convivialité de cette époque par ailleurs
si pénible. J'entends encore l'une d'elles s'exclamer il n'y a pas
si longtemps: "La machine à laver, c'est bien beau, mais ça
n'apporte pas les nouvelles!"
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Sans eau dans les maisons, pas de baignoires,
pas de lavabos, pas de lieux d'aisance. Inutile de préciser que
les ablutions ne sont ni aussi fréquentes, ni aussi prolongées
qu'aujourd'hui. On se lave dans une cuvette, accompagnée d'un broc
d'eau, ou dans un évier, placé sous une fontaine de tôle
émaillée munie d'un robinet de cuivre. On se procure de l'eau
chaude facilement, les cuisinières à bois étant généralement
pourvues d'un réservoir à cet effet. Les ablutions quotidiennes
dépassent rarement le bout du nez, surtout en hiver. Le dimanche,
un nettoyage plus approfondi a lieu, parfois à renfort de brosse
chiendent, on plonge alors les enfants dans la lessiveuse où l'on
fait habituellement bouillir le linge. On pose culotte dans l'étable
ou à l'air libre, au pied d'un fumier bourdonnant de mouches; les
volailles s'en nourrissent, poules et jau (coq), ce dernier rutilant
de couleurs vives, fier comme un sultan au milieu de son harem; il arrive
même que ces gourmands convives viennent saisir leur pitance à
la source, d'un coup de bec entre les fesses; on s'essuie comme on peut,
au mieux avec un morceau de papier journal. Les hommes urinent fièrement
contre un mur; les femmes s'accroupissent pudiquement dans un coin, les
plus âgées arrondissent leur longue robe noire en crinoline,
sous laquelle sourd bientôt un mince ruisseau doré. Le transport
de l'eau, d'une fontaine qui peut être éloignée jusqu'à
son domicile, est une tâche pénible, fastidieuse, et périlleuse
en hiver, lorsque les rues sont rendues glissantes par le gel. Aussi n'use-t-on
qu'avec parcimonie du précieux liquide. Aucun produit n'est employé
pour la vaisselle: les eaux grasses sont utilisées pour confectionner,
avec du son, du tourteau de noix et des pommes de terre, la pâtée
du cochon. Rien d'ailleurs ne se perd: les animaux de la ferme se chargent
de la résorption des déchets alimentaires; on ne connaît
pratiquement pas l'usage des poubelles qu'ils remplacent avantageusement.
Afin de rapprocher l'eau de leurs maisons, des voisins se sont entendus,
dans certains quartiers, pour installer à leurs frais une borne
fontaine. Mais ce n'est qu'un dépannage.
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Une
ancienne fontaine émaillée convertie en pot de fleurs |
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L'examen des instruments agricoles, pieusement
conservés d'une génération à l'autre, révèle
des changements mineurs. Les sulfateuses
et les soufreuses pour la
vigne ont été améliorées, mais les techniques
restent les mêmes. On utilise le sulfate de cuivre, le verdet, le
permanganate de potassium, le soufre, l'arséniate de plomb pour
lutter contre les parasites, l'oïdium et le mildiou, les doryphores...
qui attaquent les cultures. Le désherbant est inconnu: on arrache
les chauchides (chardons) à la main dans les céréales;
on fossoie (bine) les blés; on nettoie les raies de vignes
à la mitrailleuse (sorte d'araire à plusieurs socs)
tirée par la force animale et on parachève le travail à
bras, au fessou (binette)... Peu ou pas d'engrais chimique: le fumier
des animaux et l'alternance des cultures suffisent à maintenir les
terres en état de produire. Bref, la culture est quasi universellement
biologique. Aussi les insectes et les oiseaux sont-ils nombreux sur le
territoire de la commune.
Qu'y cultive-t-on? Presque tout! Certes, les
plantes textiles ont disparu et l'on se contente maintenant de carder,
filer, teindre et tricoter la laine des brebis qui sont assez nombreuses
dans le village pour justifier l'existence d'un berger:
le père Fervel. Celui-ci ramasse, à son de trompe, les bêtes
des éleveurs qui veulent les lui confier et les emmène paître
avec les siennes, au Puy ou par les Varennes, sur les communaux. Le soir,
le troupeau rentre au bercail et les brebis sont rendues à leurs
propriétaires. La moisson achevée, le berger s'installe avec
ses bêtes sur les éteules des paysans qui lui en ont fait
la demande. Il dort au milieu de son troupeau, dans une paillote montée
sur roues, qu'un âne ou une paire de vaches tirent d'un champ à
l'autre. Les déjections des brebis engraissent le sol avant les
labours d'automne. Les bêtes
sont parquées entre des claies que l'on déplace afin de couvrir
toute la superficie du champ.
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Une
fileuse avec un rouet peu ordinaire - Source: calendrier postal 2017 |
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La plupart des exploitations agricoles du
village possèdent des animaux de trait: vaches, boeufs, cheval...,
plus rarement un âne ou un mulet. Tout ce cheptel constelle les rues
de bouse et de crottin que ceux qui n'ont pas de bêtes ramassent
pour fumer leur jardin. Les vaches fournissent en plus le lait, le beurre
et le fromage. Il y a aussi
quelques chèvres. Les oeufs, la volaille, les lapins et le cochon
suffisent presque à satisfaire les besoins en aliments carnés.
La mise à mort du cochon est une cérémonie.
Il est égorgé, brûlé, étripé,
dépecé par un spécialiste: Alexis Bureau. On
confectionne les saucissons en emplissant les intestins de chair hachée
aromatisée; ils seront séchés et mis dans la cendre;
on prépare les jambons, eux aussi conservés dans la cendre;
les pans de lard destinés à être pendus aux poutres
du grenier, et mangés même rances; les saucisses, boudins,
andouilles, pâtés de foie et fromage de tête; le salé
conservé à la cave dans un pot de grès, que l'on cuisinera
avec des lentilles ou bien sous forme d'une potée, accompagné
de choux, de pascanades (carottes) et de pommes de terre; le saindoux
utilisé pour la cuisine... Cette importante affaire dure plusieurs
jours. C'est l'occasion de faire ripaille et d'apprécier les grillades
fraîches à la saveur inimitable. La vessie de l'animal est
mise à sécher pour en faire une blague à tabac; il
paraît que celui-ci y est tenu bien au frais! L'oie
est tuée pour les vendanges ou pour Noël.
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Une
roulotte de berger semblable à celle du père Fervel
(source : R. Tavernier) |
Les
moutons du village conduits par le père Fervel (Source : Claude
Arnaud) - Pour agrandir l'image, cliquez-moi |
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Cette abondance d'animaux, les nombreux fumiers
et fosses à purin qui les accompagnent, ne sont pas sans provoquer
quelques nuisances. Il y a d'abord l'odeur. Il y a surtout les mouches.
Elles pullulent. On s'en débarrasse en suspendant au plafond des
logis des cartouches de papier collant qui pendent en longues anglaises
hélicoïdales; les mouches viennent s'y engluer, attirées
par leur aspect mielleux, et y meurent à petit feu; on les entend
bourdonner au dessus de son assiette pendant les repas et il arrive même
quelquefois que l'une d'elles tombe dans la soupe. Mais on est habitué
à ces inconvénients mineurs qui ont d'ailleurs leurs compensation:
la prolifération des insectes attire les hirondelles, plus nombreuses
alors qu'aujourd'hui. Leur arrivée est le signal du réveil
de la nature. Leurs nids de boue séchée ornent l'avancée
des toits des granges et des hangars. Elles complètent le baromètre
pour prédire le temps; elles annoncent la pluie en rasant le sol.
Presque toutes les maisons possèdent des chiens et des chats qui
vaquent en liberté dans les rues du village; les chiens sont les
auxiliaires des bergers et des vachers; les chats protègent des
rongeurs friands de graines et de fruits; ils entrent partout facilement
grâce aux chatonnières (chatières) percées
au bas des portes des communs, granges, cuvages et caves, que l'on obture
parfois l'hiver, avec un bouchon de paille, pour éviter le gel des
provisions qui y sont serrées. Les chattes, prudentes, mettent bas
cachées dans les fenils, et n'amènent fièrement leurs
petits que lorsqu'elles les estiment assez grands pour ne pas subir le
sort de leurs devanciers; il n'empêchent qu'ils finissent souvent
noyés ou assommés, en les jetant avec force contre un mur
de pierre.
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Deux anecdotes concernant les
chats:
Les chats passaient les nuits d'hiver blottis
à l'intérieur du four de la cuisinière à bois,
dont la porte restait souvent ouverte parce que les humains s'y chauffaient
aussi les pieds, à l'époque des grands froids. Pendant la
nuit, le feu était éteint, mais le four conservait la chaleur,
au moins pendant quelques heures. Généralement, l'hôte
des lieux en sortait à la pointe de l'aube, pour courir après
les souris. Un matin, ma grand-mère se leva de bonne heure pour
allumer le feu; elle ferma la porte du four, sans inspecter l'intérieur,
le supposant vide. Au bout d'un moment, un vacarme se fit entendre; elle
ouvrit la porte et son chat, qui commençait à sentir le roussi,
s'enfuit en titubant, à demi cuit!
Une voisine, qui vivait seule et prenait tous
ses repas dans sa famille, n'allumait plus sa cuisinière depuis
longtemps. Sa chatte grimpait dessus et se couchait sur cette sorte d'éminence
d'où elle pouvait surveiller à loisir toute la cuisine. La
voisine nous donna un des petits de sa chatte, lequel avait pris les habitudes
de sa mère. A peine arrivé chez nous, l'animal sauta sur
le poêle, qui, malheureusement pour lui, était allumé.
Nous le vîmes bondir en l'air, comme si ses pattes eussent été
des ressorts, et s'enfuir en poussant des cris affreux. |
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Les animaux de trait doivent être ferrés
ce qui suppose l'existence d'un maréchal-ferrant. Cet office est
tenu par le forgeron, Antoine Mallet, qui s'est aussi improvisé
électricien, comme on l'a déjà dit. Les poutres de
bois d'un travail, où
l'on entrave les bovins, se dressent à côté de la forge,
rue des Barquets, presque en face de la chapelle de Notre-Dame du Bon Secours.
A l'intérieur de l'atelier, suspendus au mur, les fers à
vaches neufs ressemblent à des coquillages. Quelques rares propriétaires
disposent de l'attirail nécessaire pour ferrer eux-mêmes leurs
bêtes.
Parmi les cultures qui prévalent alors,
citons d'abord les céréales: blé pour la farine et
le son, orge et avoine pour la nourriture des animaux, seigle dont la paille
sert mouillée à relever
(attacher) les vignes; en dehors du blé ordinaire, de nombreuses
autres variétés sont cultivées: blé rouge,
blé à longues barbes dont je ne me souviens plus le nom...
Citons ensuite les vergers de poiriers et surtout de pommiers; tous les
arbres sont des plein-vent; ils sont hauts et, pour la cueillette, il faut
monter sur des échelles ou se servir d'un badayo, cueille-fruit
fabriqué en fendant en quatre l'extrémité d'une gaule.
La variété de pommes la plus courante est la reinette du
Canada; mais il en existe aussi d'autres. Pour ce qui est des poires, on
en rencontre de toutes sortes, certaines précoces et d'autres tardives;
la plupart ont aujourd'hui disparu, si j'en juge par ce que l'on trouve
sur les marchés: où sont passées la mouille-bouche
et la bon-papa d'antan? On parle aujourd'hui beaucoup de protection
de la diversité biologique, à juste titre, alors que penser
du massacre des espèces autrefois cultivées sur nos terroirs?
Les autres arbres fruitiers: cerisiers, pruniers, pêchers, abricotiers...
sont généralement solitaires. On trouve des cerisiers dans
les prés ou au bord des chemins, les pêchers dans les vignes*,
les abricotiers et les pruniers dans les jardins. Je ne connais guère
qu'une exception: un verger de pruniers situé dans les bas de Saint-Georges**,
à La Moutte (ou La Motte), auprès d'un fond marécageux
(une narse) où nichent de gros oiseaux qui, selon la rumeur,
sont arrivés là pendant la guerre de 14-18, chassés
de leur lieu d'origine par les combats. On cultive également une
foule de plantes vivrières, tant pour les hommes que pour les animaux:
la pomme de terre, la betterave, les lentilles, le trèfle, la luzerne,
le sainfoin... Il faut accorder un sort spécial aux haricots, appelés
fèves en souvenir de ce que mangeaient nos ancêtres,
avant la découverte des Amériques, d'où proviennent
les haricots. N'appelle-t-on pas les Sandoliens des "mangeurs de fèves":
"catza fava, tiu mardu di si sindu". Je m'abstiens de traduire ce
dicton patois quelque peu insolent. Comprenne qui pourra! Enfin,
il y a la vigne, à laquelle il convient de réserver une place
particulière; les coteaux exposés à l'est et au sud
en sont couverts: le Grand Pan,
la Rodde, Côte Fourno, le
Suc, Crouzillat, Madeuf, Valaison; certains lui doivent d'ailleurs probablement
leur nom, comme la Côte du Vigna ou Bacholle; mais on rencontre aussi
des pampres alignés, attachés à des échalas
ou à des fils de fer tendus sur des piquets, même dans des
lieux moins bien exposés, à Coudet, la Rougeire, Pissarat,
Chanterelle, la Boule; ce n'est pas pour rien que Saint Verny, patron des
vignerons, figure en bonne
place dans l'église paroissiale!
*Je
me souviens d'un pêcher qui dressait sa grande taille, au dessus
de la cabane de paille où nous nous abritions de la pluie, dans
une vigne de mon grand-père, à Crozillat. J'ai gardé
en bouche la saveur inimitable de ses gros fruits (variété
pavie jaune) dont je n'ai jamais depuis retrouvé le goût.
** Saint-Georges fut le nom
d'un ancien hameau qui s'élevait jadis à cet endroit; à
l'époque de mon enfance, on y trouvait encore des vestiges de murs
bâtis; plus tard, lors du remembrement, on y aurait déterré
des ossements humains: un cimetière y aurait existé. D'après
d'autres personnes, un lieu habité aurait également existé
à Chanterelle, au-dessus de la route de Saint-Saturnin.
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Saint
Verny
Sur le plan culturel, la viticulture se distingue
des autres activités agricoles par les liens étroits qu'elle
a longtemps entretenus avec la religion (souvenons-nous de Bacchus et de
Dionysos), à travers des confréries, des fêtes ou des
cultes particuliers. Chaque vignoble célébrait un saint patron,
le plus souvent saint Vincent, en Auvergne saint Verny. Très populaire,
ce saint est présent dans de nombreuses églises des villages
viticoles (Saint-Sandoux, Saint-Saturnin,
Saint-Amant,
Boudes, Monton...),
sous les traits d'un jeune homme portant des attributs emblématiques
du travail du vigneron : serpe, cep de vigne, grappes de raisin, et parfois
aussi fessou (hoyau ou cerceau) pour sarcler les herbes, bêche, besace
et bousset (tonnelet pour désaltérer)
... Il est quelquefois également accompagné d'un chien assis
ou couché ou d'un rocher pour mettre le bousset à l'ombre
et garder ainsi sa piquette (vin de pressoir) au frais. En cas de mauvaise
récolte, par exemple par suite de gel, les vignerons mécontents
tournaient Saint Verny à l'envers! |
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Saint
Verny, patron des vignerons
dans l'église de Saint-Sandoux |
Saint
Verny, patron des vignerons
dans l'église de Saint-Saturnin |
Saint
Verny, patron des vignerons dans l'église de Monton |
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Une remarque s'impose ici: peu à peu
les parcelles les plus ingrates ont été abandonnées.
On ne monte plus cultiver les pommes de terre en haut du Puy. Les terres
des villageois se sont étendues vers le bas, au détriment
de celles du château. Il ne reste plus, sur le plateau, que les cultures
du domaine de Pressat. Et seuls d'étroits
chemins bordés de murs de pierres sèches, envahis bientôt
par la végétation, témoignent encore d'une activité
désormais révolue, sur les pentes de la montagne. Celles-ci
sont moins boisées qu'aujourd'hui. Sous la croix, la Côte
du Telly (orthographiée Tilly sur la carte de Cassini) est quasiment
imberbe. Un berger dont le pied a manqué y est tombé, on
l'a vu, aucun obstacle n'étant là pour l'arrêter, il
est allé se fracasser les os au fond du Creux de Loulle
(Creux du Chaudron), un ravin tapissé de rochers gris qui longe
le bas de la pente, entre celle-ci et le chemin de Valaison. Les enfants
s'amusent à faire rouler de grosses pierres rondes sur cette pente;
elles viennent s'écraser dans le ravin où, parfois, elles
rebondissent et traversent le chemin; c'est un jeu dangereux mais si excitant!
La colline du milieu du Puy, qui n'a pas encore été éventrée
par la carrière qui la défigurera, dans la seconde moitié
du siècle, est tapissée d'une belle coulée de lave
brisée, bien visible du village. C'est le Chemin des Pierres, par
où l'on monte jusqu'au lac.
De l'autre côté du col où se tapit le village, dans
les bois du château de Travers, on aperçoit, en direction
de la Pesade, la falaise des orgues
de basalte, à moitié bouchée par la forêt.
Je viens de dire que les terres des villageois
se sont déplacées vers le bas plus fertile et plus facile
d'accès. Cette évolution dénote indubitablement un
enrichissement des cultivateurs. Cependant, si quelques-uns disposent d'une
superficie suffisante, d'autres travaillent les parcelles de personnes
plus fortunées et leur livrent la moitié de la récolte
en paiement. En 2007, ma mère se souvient encore de son père
fanant sur les prairies de deux demoiselles qui venaient, en été,
protégées du soleil par des ombrelles, vérifier sur
place que le foin qui leur était destiné représentait
bien la demie part qui leur était due. L'axe est-ouest, passant
par la place centrale, matérialisé par le départ des
routes de Plauzat et de Saint-Saturnin, constitue une sorte de séparation
sociologique; les propriétaires les plus fortunés se situent
au nord, vers le bas du village, et les moins riches au sud, vers le haut;
mais il y a, bien sûr, des exceptions.
Les habitants du village continuent de vivre
au rythme des saisons. En hiver, on coupe les bois. On en retire piquets
et échalas pour les vignes et la clôture des pacages. Les
troncs les plus gros sont débités en planches à la
scierie installée en haut de la Côte des Chartres, adossée
au mur de la dernière maison du village, à gauche de la route
en descendant, à trois foyers (Labasse, Tixier, Morel) de la rue
du Bon Secours. Le reste servira au chauffage de la maison et à
la cuisson des repas. D'énormes tas de bois, les barges,
s'élèvent sous les hangars, dans les granges et sous le préau
de l'école. Les fagots de sarments, recueillis dans les vignes après
la taille, bargés dans les greniers, sont utilisés
pour allumer le feu. Le surplus est vendu au boulanger, pour chauffer son
four. Le pansage des bêtes, nourries du fourrage entassé dans
les fenils ou fenières pendant la belle saison, la traite
des vaches, constituent les autres activités de l'hiver. La veillée
est consacrée à casser et décortiquer les noix dont
on apporte les cerneaux à l'huilerie
de Saint-Amant, depuis que celle de la Rue du Commerce, chez Roux, est
fermée. On en reviendra avec une sorte de jarre pansue, de terre
cuite vernissée, la buie,
emplie d'une huile parfumée qui servira, avec le saindoux, à
divers usages culinaires. On en rapportera aussi une roue de tourteau dont
on cassera des morceaux, au fur et à mesure des besoins, pour les
mêler, effrités, aux autres aliments du bétail.
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Sous
la pastille rose, l'emplacement de la scierie (photo 1909) |
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Avec le retour de la belle saison, on taille
les vignes, on les débutte, on les émandrone (ébourgeonne),
on les relève
(attache), on les épointe
(écime). On entretient les blés. On sème les pommes
de terre, une tubercule à peau rouge, l'arlie, variété
aujourd'hui plus que rare sur les étals. On sulfate vignes, vergers
et pommes de terre... On maintient propres des herbes folles les blés,
vignes et autres cultures, souvent encore en les fossoyant (binant)
à bras. Puis vient l'époque de la fenaison. On coupe l'herbe
à la faux, préalablement battue au marteau, sur une enclume
fichée dans le sol, puis aiguisée, chaque fois que nécessaire,
à la pierre tenue fraîche dans la coudière emplie
d'eau, fixé à la ceinture du faucheur. Les rangs d'herbe
coupée sont retournés pour faciliter l'évaporation
de l'eau. Le foin sec est ensuite ramassé au râteau de bois
et à la fourche, pour être mis en tas qui ont vaguement la
forme d'un bonnet de haïdouc: les feniers. Il est enfin chargé
sur le barrot (char
local: un plateau de grosses planches encadré par quatre ridelles,
deux grandes roues à rayon de bois cerclées de fer; à
l'arrière un cabestan à cliquets pour biller (serrer)
le chargement avec des cordes; à l'avant un ou deux timons,
suivant le nombre d'animaux qui le tirent). Le foin est amené jusqu'aux
fenières où on l'amasse, parsemé de sel rouge,
pour l'hiver. Ces travaux sont encore largement manuels. La mécanisation
fait cependant son apparition avec les faucheuses
et les râteleuses.
Le siège des faucheuses inspirera plus tard les designers de mobilier
moderne. Quant aux râteleuses, d'ailleurs peu nombreuses, elles font
penser, rangées dans les remises de leurs propriétaires,
à de grandes araignées rouges. Ces machines sont tirés
par des animaux (vaches, cheval, boeufs...) et sont employées dans
les prairies assez vastes pour s'y prêter. Les prés les plus
petits sont toujours fanés à bras d'homme. On conduit les
vaches et les boeufs au moyen d'un aiguillon fiché au bout d'une
gaule, le pique-boeufs; les chevaux sont menés au fouet.
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La publicité
ci-dessus donne une idée approximative de la façon dont s'effectuaient
les moissons. En bas le blé est coupé à la faucille
et à la faux, les gerbes sont liées à la main. En
haut, le travail s'effectue mécaniquement au moyen d'une moissonneu-
se-lieuse. A Saint-Sandoux, la plupart du temps, la moissonneuse n'était
pas lieuse et les gerbes continuaient d'être liées à
la main. A la place des chevaux, on attelait parfois deux vaches pour la
tracter. |
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L'été est par excellence l'époque
des moissons. Les champs
de céréales les plus petits sont encore coupés à
la faucille. Les autres tombent sous les lames des faucheuses, adaptées
en javeleuses. Quelques exploitations
disposent d'une moissonneuse-lieuse qui confectionne les gerbes et les
lie au moyen d'une ficelle; les autres attachent les gerbes à la
main. Dans tous les cas, il faut au préalable ouvrir, à la
faucille ou à la faux, un passage pour la machine autour du champ.
Les tiges sont abattues en allant de la périphérie vers le
centre. Si la coupe est effectuée au moyen d'une javeleuse, un nombre
suffisant de personnes est réparti autour du champ pour lier les
gerbes. Une seule exploitation ne dispose généralement pas
du personnel suffisant, malgré l'embauche des enfants dès
qu'ils sont en âge de tenir leur place dans le cercle. On se réunit
donc à plusieurs familles; on appelle cela combiner. Pour
attacher les gerbes, on prélève une poignée
de paille qui fournira le lien. Le travail n'est pas difficile mais il
est fatigant sous un soleil de plomb. Il faut suivre le rythme de la javeleuse
pour ne pas la retarder. Et il n'est pas très agréable de
serrer contre soi une brassée de paille infestée de chauchides
(chardons)! On s'arrête seulement, de temps en temps, pour se
désaltérer d'une tassée de vin frais, gardé
dans le bousset, ce tonnelet
de bois muni d'une anse de fil de fer, placé soigneusement à
l'ombre d'un noyer. Les gerbes sont ensuite dressées debout, à
trois ou quatre, en demoiselles pyramidales. Elles sèchent
ainsi quelques jours puis on les réunit en petites meules que l'on
appelle des pignons, peut-être parce que leur forme évoque
vaguement une pomme de pin. La moisson achevée, les pignons
sont défaits et on transporte les gerbes vers un lieu préparé
à l'avance, généralement à la sortie du village,
dans le Grand Pré, vers le cimetière ou ailleurs, dans un
endroit où la batteuse pourra se rendre et s'installer sans difficulté.
On élève alors à cet endroit, rang par rang, la meule
ronde et pansue, imposante comme une tour au toit pointu. Lorsque la récolte
d'une exploitation est insuffisante pour justifier une journée de
battage, on combine, et la meule est formée de la réunion
des moissons de plusieurs foyers.
.
Ces deux tableaux, qui se trouvent sur
une de mes
pages consacrées à la peinture,
montrent ce qu'étaient les pignons
(tableau 1) et les demoiselles (tableau 2)
.
Le jour de la batteuse
est un jour de fête. Elle réunit une partie importante des
hommes du village qui passent d'une exploitation à l'autre pour
s'entraider. La journée, entrecoupée de pauses-repas, est
longue et bien employée. La matin, à la pointe de l'aube:
une daube; vers dix heures: la soupe; à midi: un gigot, des pommes
de terre cuites au four, dans une terrine que l'on nomme cassette,
une pompe (tarte) aux pommes; le soir: soupe et cochonnailles, copieusement
arrosées, pour clore dignement les festivités. Sur le lieu
du battage, les hommes s'affairent dans le bruit et la poussière.
Sur la meule, plusieurs se passent les gerbes, rang à rang. Le dernier
les jette sur le tablier de la machine. Là, on tranche le lien,
on écarte les pailles de la gerbe, on engouffre le tout sous les
dents de la machine qui vrombit, dans un tourbillon de poulies et de courroies,
mue par sa locomobile à pétrole Bolinder, qui donnera son
sobriquet à son conducteur. De l'autre côté sortent
la paille, la balle et le grain. La paille est liée en lourdes bottes.
On édifie avec elles une nouvelle maille (meule), rectangulaire
cette fois-ci, avec un toit à deux pentes qui la fait ressembler
à une maison. La balle est chargée dans des tombereaux pour
être évacuée. Des nuées de moineaux, attirés
par les grains qui y sont restés, accompagnent ces déchets
que l'on peut utiliser comme aliment pour le bétail. Le grain emplit
des bauges (sacs) de 100 kilos qui, transportées jusqu'aux
maisons en tombereaux ou en barrots (chars), sont montées,
sur les épaules des hommes, par des échelles, dans les greniers.
Il faut être costaud pour exécuter une tâche aussi rude
et les calories ingurgitées au cours des repas n'ont pas grande
chance de se transformer en graisse.
.
|
|
Une meule comme on en faisait autrefois à
Saint-Sandoux. Je suis allé la chercher au Tibet |
La batteuse aux Pédats pendant les
années quarante (source: J. T.) |
.
Si le froment est battu comme décrit
brièvement ci-dessus, il n'en va pas de même pour les autres
céréales: avoine, orge et seigle. Celles-ci, cultivées
en moins grande quantité, sont souvent frappées dans la grange,
au fléau, comme autrefois. Le grain est séparé de
la balle au moyen d'un van, grande corbeille de paille ou d'osier pour
vanner le grain, lorsqu'on ne dispose pas d'un tarare.
J'aurai l'occasion de retrouver plus tard, à X'ian,
en Chine, un tarare identique à celui qui sommeille dans un ancien
fenil de la maison où je suis né, appareil dont j'ai actionné
la manivelle pendant ma jeunesse; les voyages à travers l'espace
ont cette vertu de nous projeter parfois aussi dans le passé!
Vient ensuite la récolte des pommes
de terre, emmagasinées dans la cave ou le cuvage; celle des betteraves,
ensilées dans une fosse creusée dans le sol, tapissée
de paille et recouverte de terre, pour les protéger du gel. On y
piochera l'hiver pour améliorer l'ordinaire des ruminants. Puis
arrive l'époque de la cueillette des pommes et des poires. Comme
les arbres sont tous des "plein vent", il faut grimper sur des échelles
ou utiliser un badayo (cueille-fruits), pour atteindre la plupart
des fruits, je l'ai déjà dit.
Mais le temps fort de l'automne, ce sont les
vendanges. Elles se déroulent tard dans une région où
le raisin, suivant les années, mûrit plus ou moins bien. Les
premières gelées sont parfois déjà là.
Mais elles n'enlèvent rien à l'ardeur et à la joie
des vendangeurs, hommes, femmes et enfants, qui s'abattent sur les vignobles
comme des volées d'étourneaux. Les raisins sont coupés
au couteau ou à la serpette et ramassés dans des paniers
d'osier achetés aux vanniers qui campent en bas de la Côte
des Chartres. Les paniers pleins sont vidés dans une berte
(hotte), de vannerie ou de tôle, qu'un homme porte sur son dos jusqu'aux
bacholles (comportes),
alignées sur le chemin au bord de la vigne. Dès qu'elles
sont en nombre suffisants, les bacholles sont chargées sur
le barrot (char), pour être conduites jusqu'à la cuve,
dans laquelle elles seront déversées. Le cépage le
plus répandu est le gamay noir à jus blanc; on trouve aussi
quelques pieds de fréaut, dont le jus est aussi rouge que le sang,
pour donner de la couleur au vin, et d'autres variétés, comme
le muscat, pour la table. Les grappes de gamay en cuve, on tire une certaine
quantité de jus destinée à la fabrication du vin blanc,
qui sera plus ou moins rosé, avant que la peau des grains ne lui
donne sa couleur rouge définitive. Le moût en ébullition
est foulé aux pieds, matin et soir, par un homme plus qu'à
demi nu; il s'agit d'enfoncer le moût dans le jus car il a tendance
à surnager; il remontera lentement à travers le liquide après
l'opération; c'est une tâche non sans danger, en raison du
gaz carbonique dégagé par la fermentation; on se débarrasse
de celui-ci en agitant vivement un torchon dans la cuve; le gaz déborde
et, comme il est plus lourd que l'air, il descend jusqu'au sol du cuvage.
Avant d'entrer dans la cuve, on y présente la flamme d'une bougie
pour vérifier que l'air y est respirable; en dépit de ces
précautions, des accidents surviennent quelquefois. Si l'arrière
saison est ensoleillée, le vin sera bon, mais la fermentation peut
s'avérer trop rapide ou, au contraire, trop lente à démarrer;
dans le premier cas, on la ralentit en arrosant d'eau froide l'extérieur
des douves de la cuve; dans le second, on attiédit un peu de jus
pour l'accélérer. La fermentation achevée, le vin
rouge est tiré et mis en foudre.
On extrait ensuite au pressoir
ce qui reste de liquide dans le moût. Bien des vignerons garnissent
deux ou trois cuves. Plusieurs selles sont alors nécessaires.
Le vin qui en sort, qualifié de vin de pressoir, n'est pas d'aussi
bonne qualité que celui qui a été tiré de la
cuve. Du pressoir, il coule dans une bacholle (comporte), d'où
on l'envoie dans les tonneaux au moyen d'une pompe à crapaudine,
dont le levier s'actionne à bras. La journée du pressoir,
comme celle de la batteuse, est une fête accompagnée d'un
bon repas. Le village possède deux pressoirs, qui vont de maison
en maison, celui du charron, Prugne, et celui du syndicat agricole. Il
y a aussi un pressoir fixe chez les sabotiers, les Dif; ce pressoir sert
à comprimer les pommes tombées pour en faire du cidre. Avec
la batteuse, dont j'ai déjà parlé, le pressoir fournit
l'occasion de réjouissances et d'agapes dans lesquelles je vois
comme un souvenir des fêtes païennes, dédiées
autrefois aux divinités agricoles.
|
Le pressoir du syndicat
(ou son semblable?). En bas, à gauche, on aperçoit une berte
de tôle retournée. |
.
L'année durant, le vigneron devra encore
prendre soin de sa récolte. Le vin est vivant. On pourrait même
le croire doté de mémoire. Aux périodes cruciales
de la vigne, floraison, maturité..., il travaille (fermente)
et peut, si l'on n'y prend garde, se transformer en vinaigre. Il faut alors
le soutirer, le transvaser de son baril à un autre, préalablement
nettoyé et assaini, en y faisant brûler une mèche de
soufre. On lave les barriques en y brinquebalant des chaînes, pour
détacher le tartre, la gravelle, de leurs parois. Pour nettoyer
les pièces (foudres), un homme s'introduit à l'intérieur
par une petite porte et racle les douves, en s'éclairant d'une bougie.
Un alambic itinérant s'installe sur
la place du village. Le résidu des selles, le marc,
y est bouilli pour en obtenir, par évaporation, l'eau de vie, la
gnole, qui agrémentera le café des amateurs de goutte.
On appelle canard une rasade de ce liquide brûlant. On en
verse une goutte ou deux sur un sucre pour ragaillardir ceux qui connaissent
un moment de faiblesse. La première gnole peut atteindre
90°: on la garde pour désinfecter les plaies ou fabriquer les
apéritifs et digestifs à base d'extraits Noirot. La gnole
est conservée dans des tonnelets ou dans des bonbonnes
entourées d'osier tressé. Les enfants adorent venir assister
à l'opération presque magique de l'obtention du puissant
cordial. L'alambic, avec ses récipients cylindriques de cuivre brillant,
environnés d'odeurs enivrantes, exerce sur eux un attrait compréhensible.
Et puis, il y a la joie incomparable de se jeter, du haut de la plate-forme
de la machine, dans le tas de moût tiède qui s'élève
à ses côtés; les vêtements vont en souffrir,
mais qu'importe! Les gourmets profitent de la présence de l'alambic
pour faire cuire du cervelas dans le marc de raisin en ébullition,
ce qui lui confère, prétend-t-on, une saveur inimitable.
.
|
Un
alambic qui rappelle celui qui venait autrefois à Saint-Sandoux |
.
Les récoltes achevées vient
le temps des labours. La terre
est retournée au brabant
(charrue) tiré par des boeufs, des vaches ou un cheval; il comporte
deux socs, pareils à des ailes d'acier, l'un en haut l'autre en
bas, pour pouvoir charouler (labourer) dans les deux sens.
Au bout de la raie, on tourne l'instrument et cette opération nécessite
des bras robustes. De longs sillons rectilignes sont tracés au travers
du champ pour le régal des mésanges qui viennent s'y nourrir
des vers déterrés. C'est ensuite le temps des semailles.
On a mis de côté une partie de la récolte précédente
pour servir de semence. Ainsi, on n'a pas besoin de s'interroger sur sa
provenance ou sa qualité. Le plus souvent, l'enfouissement des graines
est effectué au moyen du semoir du syndicat. Quelquefois, cependant,
on les répand encore à la main, comme sur les tableaux de
Millet; le semeur tire d'une poche qu'il porte sur le ventre une poignée
de grains qu'il jette devant lui d'un geste large en demi cercle; le terrain
est ensuite hersé pour les enterrer. Ces grains sommeilleront l'hiver
sous la neige pour écrire, au retour du printemps sur la glèbe,
les lignes vertes du renouveau. On butte enfin les vignes, en rejetant
la terre du milieu des raies autour du pied des ceps, entourés ainsi
d'un petit monticule protecteur. Et les propriétés sont prêtes
pour affronter l'hiver.
Comme on le voit, le travail de la terre ne
laisse pas beaucoup de loisir. A un tel rythme, les paysans vieillissent
vite, surtout les femmes dont le labeur est le plus lourd, car elles doivent
non seulement accompagner leur homme aux champs mais également s'occuper
des tâches ménagères. A la quarantaine, elles sont
déjà bien ridées et les vêtements sombres dont
elles s'habillent ne sont pas faits pour les rajeunir; elles ont toutes
l'air de veuves; d'ailleurs, beaucoup le sont; la guerre est passée
par là et l'espérance de vie des hommes est plus courte que
la leur. Très jeunes les enfants sont emmenés aux champs
avec leurs parents, qui les installent à l'ombre d'un arbre, pour
se livrer à leur travail. A l'âge de trois ans, ils vont à
l'école. Vers six ou sept ans, ils commencent à rendre quelques
services. On leur confie notamment, pendant les vacances, la garde des
animaux: vaches et brebis, quand ces dernières ne vont pas avec
le berger.
.
|
Un cheira,
symbole de la présence des pierres sur le territoire de la commune |
.
Tant d'assiduité et d'énergie
dépensées, sur une terre ingrate où l'on rencontre
plus facilement des cailloux que des pommes de terre, n'enrichissent pourtant
pas l'agriculteur, dont la vie ressemble beaucoup, progrès technique
mis à part, à ce qu'elle était au siècle précédent.
Trop souvent les intempéries réduisent à néant
le labeur de l'année; pour éloigner les orages, dont la grêle
est redoutée, on sonne les cloches, dont le timbre et supposé
disperser les nuées; on tire aussi des fusées.
L'examen des délibérations du Conseil
Général nous apprend, qu'en 1924, par exemple, Saint-Sandoux,
comme beaucoup d'autres communes du Puy-de-Dôme, formule une demande
de dégrèvement fiscal et de secours pour les agriculteurs
victimes de gros orages.
Au sortir de la première guerre mondiale,
les enfants se réjouissent à Noël de découvrir
une orange, fruit rare, dans les sabots qu'ils ont placés, avant
d'aller dormir, devant une cheminée où l'on n'allume plus
guère de feu. Ceux de ma génération sont un peu mieux
lotis: un ours de tissu bourré de crins, un attelage de bois, une
voiture de fer munie d'un moteur à ressort, que l'on remonte avec
une clé... Bien sûr, pas d'objet en matière plastique:
celle-ci n'existe pas encore! Mais les enfants de la campagne ont sous
la main de quoi se fabriquer eux-mêmes beaucoup de jouets et
les plus beaux cadeaux ne vaudront jamais le moindre sifflet
fabriqué par soi-même; il existe des jeux simples, des jeux
sans âge, hors du temps, gratuits; il suffit d'un verre d'eau savonneuse
et d'une paille pour souffler, comme un verrier, des bulles où l'arc-en-ciel
s'emprisonne; il suffit d'un éclat
de miroir, pour jouer à la paume avec le soleil, et faire danser
les paupières des visiteurs!
.
|
Le geste de ce semeur médiéval
s'est perpétué jusqu'au 20ème siècle au détail
près: la poche de grains sur le ventre, tenue d'une main, et l'autre
main répandant la semence. |
.
Les occasions de distraction des adultes ne
sont pas légion. Il y a, pour les hommes, la tournée des
caves. Quelques-uns des plus âgés jouent à la manille,
autour d'un verre, parfois une bière, à l'Hôtel
des Voyageurs, chez Martin, ou à l'Hôtel du Commerce,
chez Morel, tous deux situés sur la place. Les plus jeunes se livrent
la nuit au déménagement des véhicules et instruments
aratoires laissés dehors; véhicules et instruments se retrouvent
accrochés dans les branches d'un arbre ou cachés sous la
paille d'une meule, défaite et reconstruite autour de l'objet à
dissimuler, afin que le propriétaire éprouve les plus grandes
difficultés à les retrouver; autrement tant d'effort n'en
vaudrait pas la peine! On tire la pierre, en attachant un caillou
avec une cordelette à la poignée d'une porte, et en lui faisant
cogner le bois en l'agitant de loin au moyen d'une ficelle, jusqu'à
ce que l'un des habitants de la maison se lève, pour venir entrebâiller
l'huis. On interchange les pots de fleurs de voisines fâchées
à mort, pour les forcer, le lendemain, à se réconcilier
un moment afin de récupérer leur bien. On traîne l'écouba
(écouvillon) du boulanger par les rues, dans le ruisseau; on appelle
une victime en se plaçant sous sa fenêtre; on prétexte
un besoin urgent d'aide, une vache, par exemple, qui est en train de vêler
(mettre bas); quand la victime met le nez à la fenêtre,
on lui fait embrasser la serpillière maculée de boue; il
arrive que cette plaisanterie tourne mal; la victime ferme la fenêtre
précipitamment et la gaule frappe une vitre qui est brisée,
ou bien le tissu s'enroule autour du cou de la victime et celle-ci, à
moitié étouffée, s'accroche comme elle peut au rebord
de la fenêtre, pour ne pas être entraînée dans
la rue par les garnements qui s'efforcent, en tirant dessus, de récupérer
l'écouba. Certains souffre-douleur ne prennent pas ces amusements
à la rigolade; ils arrosent copieusement, quand ils le peuvent,
les mauvais plaisants qui les ont tirés de leur sommeil, en leur
vidant leur pot de chambre sur la tête; les plus vindicatifs font
monter les gendarmes de Saint-Amant; et ce sont évidemment eux qui
sont le plus fréquemment tourmentés.
.
La manille
est un jeu d'origine espagnole qui se répandit
dans le midi et le centre de la France à la fin du 19ème
siècle; ses cartes maîtresses sont le dix (5 points) et l'as
(4 points), puis le roi (3 points), la dame (2 points) et le valet (1 point).
Ce jeu fut progressivement supplanté, après la guerre de
14-18, par la belote, venue des États-Unis, via la Hollande, par
l'intermédiaire de diamantaires qui l'introduisirent d'abord à
Paris, dans les cafés du Carrefour de Chateaudun, à partir
de 1924. Mais la manille n'en continua pas moins à être jouée
par les anciens en Auvergne jusqu'à la seconde guerre mondiale. |
.
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L'orphéon
de Saint-Sandoux entre les deux guerres (source:
R. Jallat)
Pour agrandir l'image, cliquez
ici |
.
De temps à autre, des films muets à
épisodes: les deux orphelines, la porteuse de pain... ou les aventures
de Charlot sont projetés dans la salle des fêtes, sous le
préau de l'école publique, au moyen d'un appareil rudimentaire,
qu'un colporteur d'un nouveau genre trimballe de village en village. D'autres
fois, l'école, les pompiers, le patronage... organisent une représentation
théâtrale. Certes, il ne s'agit pas de jouer Molière,
Racine ou Shakespeare, mais seulement d'interpréter quelques saynètes
populaires. Les comédiens improvisés font de leur mieux pour
tenir leur rôle. En cas de trou de mémoire, un souffleur,
dissimulé sur le devant de la scène, dans une fosse, les
tire d'affaires. Et il y a aussi la société de musique, laquelle
régale de sa fanfare les villageois, pour la fête nationale.
J'ai sous les yeux le programme d'une séance récréative
organisée les 6 et 7 juillet 1937 par les Alouettes de Saint-Sandoux;
le programme se divise en deux parties. La première partie est religieuse
et sent le patronage; elle comporte un chant, la lecture d'un poème
et l'interprétation d'une pièce évangélique
: Nazareth. Un entracte-buffet sépare les deux parties. La
seconde partie est profane. Elle comporte deux courtes pièces :
Express Mariage et Comme elles ont du coeur. Trois chansons
s'intercalent entre les deux pièces. Les noms des interprètes,
tous décédés, n'est certainement plus connu de grand
monde aujourd'hui : Labourier, Gendre, Aubignat, Roche, Riboulaire, Labasse,
Monestier...
La religion est en recul. Les premiers obsèques
civils ont lieu. Mon arrière-grand père, libre-penseur, a
montré l'exemple. Pourtant, la grand messe est célébrée
régulièrement dans l'église paroissiale et elle attire
une grande affluence. La famille des châtelains y assiste au banc
d'honneur qui lui est réservé. Un chantre, accompagné
à l'harmonium, l'agrémente de sa voix forte et bien timbrée.
Un prêtre demeure dans le village, l'abbé Ossedat, dont il
a déjà été question au sujet de la grande guerre;
ce sera le dernier; les curés viendront ensuite de Saint-Saturnin
puis de Plauzat; mais cela n'empêchera ni la célébration
de l'office tous les dimanches, ni les processions dans les rues du village,
lors de la Fête Dieu ou à l'occasion du transport de Notre-Dame
des Prés, le jour de la fête patronale, processions qui
sont comme un raccourci des longs pèlerinages d'antan. On met encore
à cuire les oeufs durs avec des pelures d'oignons, pour teinter
les coquilles, lorsque l'anniversaire de la résurrection du Christ
ramène les cloches de Rome. Bien sûr, on se marie religieusement,
l'épousée en blanc, même quand Pâques a eu lieu
avant les Rameaux et que le ventre commence à s'arrondir; les enfants
guettent à la porte la fin de la cérémonie, pour attraper
au vol les dragées qu'on leur jette, selon l'usage. L'église,
avec ses vitraux colorés, les tableaux de son chemin de croix, ses
statues de bois doré ou polychrome... est non seulement un lieu
de culte mais également l'un des rares endroits où les villageois
peuvent admirer des oeuvres d'art, une manière de musée;
pour les personnes pieuses, elle est, en quelque sorte, le reflet sur terre
des beautés du paradis. Dans nombre de maisons du village, on trouve
encore un crucifix, accroché au mur, et une statue de la vierge
en plâtre posée sur la table de nuit. A Noël, les enfants
confectionnent des crèches imitant celle de l'église. Après
les Rameaux, un morceau de buis bénis, supposé protéger
les lieux, est accroché derrière la pendule pansue, au lourd
balancier de cuivre, qui rythme la vie des habitants, en sonnant deux fois
les heures et les demies.
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La Libre Pensée
Fondée en 1848, la Libre Pensée
est un mouvement politico-philosophique. Ses quatre principes fondamentaux
sont: l'anticléricalisme,
car le Libre Pensée récuse toute ingérence des religions
dans la société civile et les institutions républicaines;
l'antireligion,
car la Libre Pensée considère les religions comme les principales
sources d'oppression et d'obscurantisme; l'antimilitarisme,
car la Libre Pensée n'admet pas que les peuples se massacrent les
uns les autres pour des causes qui ne sont pas les leurs; l'anticapitalisme,
car la Libre Pensée refuse toute exploitation économique.
Le Libre Pensée fut le moteur de la laïcité et de la
loi de séparation de l'Église et de l'État. |
.
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Des
briques provenant de la tuilerie de Saint-Sandoux |
.
A la veille de la seconde guerre mondiale,
il y a encore dans le village de nombreux commerçants et artisans.
Certains ont déjà été cités: les sabotiers,
le forgeron, les deux cafés... On trouve aussi deux boulangers:
un sur la place, celui du bas (le père Bonhomme) et l'autre dans
la Rue du Commerce, celui du haut (Michaud Favier). Quatre épiciers:
Les Économats du Centre
(Brissolette), sur la place; le Casino (Roche), en haut de la Grand-Rue,
rebaptisée depuis rue du docteur Darteyre; Chez l'Arsène,
sur la route de Saint-Saturnin; Coceda (chez Six-Sous), aux Pedats, à
la sortie du bourg, sur la route de Plauzat. On rencontre encore un cordonnier
(il est amputé des deux jambes, ce qui ne l'empêche pas de
bêcher son jardin! Une leçon à méditer), un
maçon, deux bouchers, deux couturières, un charron qui n'exerce
peut-être plus son métier mais en porte le nom... D'autres
commerçants, charcutiers et bouchers, viennent de Plauzat et Saint-Amant.
J'arrête là cette énumération fastidieuse dont
je sais ne pas pouvoir garantir l'exhaustivité. Je me suis laissé
dire qu'il y avait encore deux forgerons, l'un sur la place, vers la fontaine,
à l'angle de la rue des Pédats, l'autre dans le bas du village,
et qu'une sorte de musée des outils a été conservé
chez le second; que le forgeron de la place aurait également été
boulanger et que sa femme vendait son pain en faisant le tour du village
avec une petite charrette; qu'il y avait eu aussi une autre épicerie,
en face de l'atelier du forgeron situé vers Notre-Dame du Bon Secours;
mais personnellement je ne me souviens ni de ces deux forgerons, ni de
ce boulanger, ni de cette épicerie. J'allais oublier la tuilerie
qui s'élevait, au-delà du carrefour de la Boule, en montant
vers Chaynat. Pendant qu'elle était
en activité, elle fournissait briques et tuiles; sa fermeture obligea
les Sandoliens à se procurer ces articles à Ludesse;
pendant plusieurs années, les carrières
de glaise qu'elle exploitait vers Combejuilhe resteront béantes,
montrant leurs belles terres colorées: rouges, vertes ou blanches,
aux promeneurs et aux vachers; des colonies de grenouilles squattaient
leurs fossés où s'accumulait l'eau de pluie.
.
|
La
plaque de l'ancien magasin Coceda, aux Pedats (source: Jouvet-Viallette) |
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Des romanichels installent périodiquement
leurs roulottes tirées par des chevaux en bas de la Côte des
Chartres. Ils proposent des pacotilles et de la vannerie, notamment des
paniers d'osier utilisés
pour vendanger, on l'a déjà dit; les femmes disent la bonne
aventure; certains rempaillent les chaises ou réparent les chaudrons
usagés; ils remplacent même les fonds des faitouts, qu'ils
soient ou non émaillés, comme c'est souvent le cas à
l'époque, en enroulant la tôle du récipent à
réparer dans un ourlet de celle du nouveau fond afin d'assurer une
étanchéité irréprochable; en souvenir des étamages
d'antan, on appelle ces rénovateurs de chaudrons des rétameurs.
Ces activités artisanales disparaîtront dans la seconde moitié
du siècle.
.
|
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Un
rempailleur de chaise - Source: calendrier postal (2017) |
Un vieux faitout émaillé
dont on a changé le fond |
.
Les déplacements s'effectuent encore
largement à pieds, par les traverses, les coursières,
ou en carriole par la route. Pourtant, la lecture des délibération
du Conseil Général nous apprend, qu'en 1924, une ligne d'autobus
relie Saint-Sandoux aux Martres-de-Veyre où l'on peut prendre le
train. Les automobiles sont rares. Celles du village se comptent sur les
doigts d'une seule main. L'un des bouchers, le père Lafarge, livre
encore sa viande en voiture à cheval. Le châtelain, M. des
Forest, au visage orné d'une belle barbe blanche, se promène
en calèche. Voici comment s'effectuent, et selon quels tarifs, les
obsèques en 1923 et dans les années suivantes: par corbillard
à bras, gratuitement, la famille fournissant les quatre porteurs
suivant l'usage local; par corbillard tiré par un cheval, pour 30
francs en première classe et pour 20 francs en autres classes, la
commune fournissant le cheval et son conducteur; la classe et le corbillard
sont choisis lors de la déclaration du décès à
la mairie; bien sûr, les morts sont veillés dans leur maison
où la levée du corps a lieu; on ne connaît pas les
salons funéraires. Les gendarmes de Saint-Amant sont eux aussi à
cheval, mais plus pour longtemps. Il y a quelques motos et quelques vélos,
mais tous les jeunes n'en ont pas, loin de là. Les tracteurs sont
des curiosités. Seuls en possèdent les domaines les plus
importants qui exploitent les champs aux abords de la Limagne. A Saint-Sandoux,
un agriculteur ingénieux et habile, qui est déjà le
fabricant d'un planeur, a cependant converti une vieille automobile en
tracteur et une moto, impropre à la circulation, en mitrailleuse
pour les vignes, en remplaçant la roue arrière par des socs.
Enfin, grâce au Syndicat agricole, dont le local est situé
rue du Bon Secours, les cultivateurs adhérents disposent d'instruments
collectifs trop coûteux pour être acquis individuellement:
trieuse, concasseur, batteuse, semoir, pressoir... On y a déjà
fait allusion.
Les informations sur les événements
qui se déroulent dans le monde parviennent au village presque exclusivement
par la voie de la presse: le Moniteur* (avec les aventures du professeur
Nimbus, totalement chauve à l'exception d'un cheveu en forme de
point d'interrogation), l'Avenir, La Montagne... Il n'y a pas plus de deux
ou trois maisons équipées d'un poste de radio; même
chose pour le téléphone. Les nouvelles sont transmises souvent
oralement, plus ou moins déformées. Aussi les rumeurs vont
bon train et alimentent les inquiétudes. Et c'est ainsi que l'on
s'achemine vers un nouveau conflit devenu inévitable.
* Ce journal, de tendance d'abord
radicale, avait été racheté au milieu des années
1920 par Pierre Laval, ce qui lui valut l'interdiction de paraître
en 1944.
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