En septembre 1939, la déclaration de
guerre n'est accueillie dans l'enthousiasme ni à Paris, ni à
Berlin. En France, comme en Allemagne, le souvenir du sang versé
vingt ans plus tôt est encore présent dans tous les esprits.
La guerre de 1914-1918 devait être la dernière, la der
des der, et voilà que tout recommence! Des deux côtés
du Rhin, la majeure partie de la population redoute les conséquences
du nouveau conflit. Les jeunes mobilisés de Saint-Sandoux rejoignent
leur lieu d'incorporation en espérant que, comme l'année
précédente, les choses finiront par s'arranger*. Certains,
mon père fut de ceux-là, ne dépassent pas Clermont-Ferrand,
où ils sont incorporés dans le 92ème régiment
d'infanterie de ligne qui y tient garnison.
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* En 1938, la paix avait été
sauvée de justesse à Munich, par l'abandon de la Tchécoslovaquie.
Ce n'était que partie remise, Hitler étant insatiable.
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Calot, bandes molletières et souliers à clous... Au 92 à la veille de la guerre - A gauche un troupier de Saint-Sandoux: mon père |
Le coup de tonnerre de mai 1940 enlève les dernières illusion à ceux qui en avaient encore. On suit les événements dans une presse au contenu censuré, sauf peut-être, et encore je n'en suis pas certain, la bande dessinée du professeur Nimbus, que je regrette aujourd'hui de ne pas avoir conservée. Les nouvelles qui nous parviennent, pour sujettes à caution qu'elles soient, ne peuvent pas dissimuler totalement la gravité de la situation. L'inquiétude grandit, même si l'on espère toujours un redressement, comme en quatorze. Le changement du haut commandement, avec l'arrivée de Weygand à la tête de l'armée, semble présager un retournement de situation. J'entends encore mon père affirmer: "Celui-ci gagnera ou il se fera sauter le caisson (brûler la cervelle)!" Rien de cela ne se produit. L'atmosphère est si troublée que certaines personnes se livrent à des aberrations qui aujourd'hui paraissent à peine croyables. Un ancien militaire qui habite sur les Forts, et dispose d'une paire de jumelles, scrute le ciel au dessus des bois du château; il croit y voir tomber quelque chose de blanc; ce ne peut être que la toile d'un parachute; le village alerté entre en ébullition; les chasseurs sortent leurs fusils et organisent une battue; "à la moindre feuille qui tremble, je tire"; bien sûr, on ne mettra pas la main sur l'espion nazi parachuté: il n'a jamais existé que dans l'imagination d'un brave homme alarmé par les malheurs de son pays. Une autre fois, un ancien combattant de la guerre de 1914-1918, l'autre guerre, comme on commence à dire, est chargé de monter de nuit la garde, armé d'un fusil de chasse, au carrefour de La Boule. On ne passe passe pas: il arrête la voiture du commandant de gendarmerie de Saint-Amant!
Bientôt arrivent les réfugiés. Les premiers viennent de Belgique. Il y en a qui logent à proximité de la maison de ma famille. Leur voiture porte la trace des balles: ils ont été mitraillés par l'aviation ennemie. Ils ne resteront que quelques jours au village et reprendront la route pour fuir plus loin. Ils sont suivis par des Français. Une famille parisienne occupe la maison que nous possédons au milieu du bourg. Cette famille compte cinq personnes: la grand-mère, la mère et trois enfants: deux filles et un garçon; la grand-mère est modiste; elle possède un phonographe qu'elle nous laissera; je découvre émerveillé cet appareil que l'on fait chanter en remontant un ressort au moyen d'une manivelle; je n'ai jamais rien vu d'aussi ingénieux. Ils ont aussi amené leurs masques à gaz et nous font essayer ces disgracieuses protections qui furent heureusement inutiles.
Les enfants sont un peu plus âgés
que mon frère et moi. Le garçon nous fait jouer à
l'avion et à la brouette, sur le gazon, devant notre maison, entre
les piquets d'écartage du linge; pour ce qui est de l'avion, il
nous saisit par un bras et une jambe et nous fait virevolter autour de
lui qui tourne sur place, comme une toupie, jusqu'à l'étourdissement;
quant à la brouette, elle consiste à nous faire courir sur
les mains en nous tenant par les pieds, les
jambes simulant les brancards et nos mains la roue. Sa mémoire est
riche d'un impressionnant répertoire de chansons et d'histoires,
plus ou moins empruntées aux nombreux films qu'il a vus dans la
capitale; pour des petits paysans comme nous, qui n'ont jamais quitté
leur village que pour se rendre à Clermont, voir leur grand-mère
opérée de l'appendicite, ces échos de Paris tiennent
du merveilleux; nous écoutons en ouvrant tout grand nos oreilles.
Il nous apprend l'interminable chanson du père vétérinaire,
plus facile à retenir que les récitations scolaires:
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Pour écouter "It's
a long way to Tiperrary", cliquez
ici et pour en lire le texte, cliquez
ici
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Saint-Sandoux en 1940-1941
- Au premier plan, des pignons.
Vous pouvez comparer cette photo à une autre prise, à peu près au même endroit, au printemps 2000, en cliquant ici |
Une longue file de véhicules et de canons s'étend du bas de la Côte des Chartres jusqu'au milieu de la place. Il y a même des morceaux d'avion, dans un camion. Une unité de l'armée française en retraite passe par Saint-Sandoux. C'est un événement incroyable qui attire, bien sûr, un grand concours de peuple. L'un des officiers s'enquiert d'un endroit où écouter la radio. On lui indique l'une des rares maisons à en posséder, chez la Marie Bellon. Il s'y rend et en ressort peu après, passablement découragé: "les Allemands viennent d'entrer à Vichy". Après délibération, la troupe organise la défense. Des fossés sont creusés à la sortie du bourg, sur la route de Plauzat, dans un endroit qui domine la route nationale de Clermont à Issoire. Une batterie d'artillerie y est installée. Nous voici de plein pied dans l'Histoire. Heureusement, pour Saint-Sandoux et ses habitants, la batterie n'aura pas l'occasion de jouer. Le lendemain, peut être sur un ordre venu d'ailleurs, les soldats attelleront les canons, monteront dans les camions et repartiront on ne sait où.
Bientôt, l'envahisseur pénètre
jusqu'à Clermont-Ferrand. Il y fait prisonnier les éléments
du 92ème régiment d'infanterie qui y étaient casernés.
Parmi eux, un enfant de Saint-Sandoux; la veille, il était encore
en permission au village; il a rejoint pour ne pas être porté
déserteur; mal lui en a pris; le voici dans les griffes allemandes
pour cinq longues années. Il n'est pas le seul Sandolien prisonnier.
Certains tenteront de s'évader. Quelques-uns réussiront,
d'autres seront repris. La plupart resteront en Allemagne jusqu'à
la fin de la guerre. Parmi eux, figurent deux de mes oncles. Ces prisonniers,
plus nombreux que ceux de l'autre guerre, ne sont pas oubliés. Leurs
familles leur envoient des colis; le patronage organise des séances
théâtrales pour leur venir en aide. Les chansons "Je
suis seule ce soir..." et "J'attendrai le jour et la nuit..." obtiennent
un gros succès; les familles qui déplorent l'absence de l'un
des leurs y trouvent un écho à leurs préoccupations.
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On peut écouter la seconde, interprétée
par Rina Ketty, en cliquant
ici et en lire les paroles en
cliquant
ici
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La suite est connue: le président du
Conseil, Paul Reynaud, démissionne; le maréchal Pétain
lui succède; il obtient les pleins pouvoir d'une assemblée
réduite, par les proscriptions de certains de ses membres (les communistes)
et le départ d'autres à l'armée, dans un climat de
rumeurs alarmistes (une révolution aurait éclaté à
Paris), et sous la pression des militaires. Sortie peu glorieuse de la
République, troisième du nom, et entrée en scène
de l'État français: quelques personnes s'apitoient sur la
triste mine du président Lebrun, dont les fonctions cessent ipso
facto. On entre dans l'ère de la Révolution nationale, marquée
par une tentative de retour à l'Ancien Régime et le reniement
des valeurs républicaines. Un armistice est signé. Ce n'est
pas la joie et le feu allumé sur le Puy,
par quelques exaltés, pour fêter le solstice d'été,
rencontre peu d'échos dans le village. Tout de même, l'armée
allemande va refluer de Clermont-Ferrand jusqu'à la Loire, qui matérialisera
la ligne de démarcation entre la zone occupée et l'autre,
celle du maréchal. L'appel du 18 juin n'a été entendu
par personne à Saint-Sandoux*. Certains affirmeront plus tard le
contraire, mais ils se trompent. Il n'a pas été entendu tout
simplement parce qu'il ne pouvait pas l'être: la T.S.F. (télégraphie
sans fil), on appelait ainsi la radio, était à peu près
inconnue, le général de Gaulle l'était tout à
fait et, personne ne comprenant l'anglais, on n'écoutait évidemment
pas encore radio Londres!
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* Singuliers hasards de l'histoire:
l'appel du 18 juin eut lieu le jour anniversaire de la défaite de
Waterloo et l'armée d'armistice a été ramenée
au sud de la Loire, comme le furent les débris de la dernière
armée de Napoléon.
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Le rapide effondrement de la France a frappé
tout le monde de stupeur. On est abasourdi. Après la victoire de
1918, on attendait mieux de l'armée française! Celle-ci défaite,
on imagine mal comment les Anglais pourraient résister. Je me vois
encore, pendant l'été 1940, revenir d'une avoine à
Issart, avec mon grand-père, en compagnie d'autres personnes, dont
je ne me souviens plus le nom, et entendre prédire un rapide effondrement
des Britanniques, la signature de la paix et le retour des prisonniers.
Certaines gens voient dans la défaite une espèce de fatalité
ou d'alternance: les Allemands ont gagné la guerre de 1870, nous
avons vaincu en 1918, ils triomphent aujourd'hui, c'est dans la nature
des choses, la prochaine sera pour nous. En attendant, il faut continuer
à vivre.
L'entrée en vigueur des nouvelles institutions
se traduit par des changements hautement symboliques. L'effigie du maréchal
remplace Marianne sur les timbres postaux. L'ancienne arme des Francs,
une hache à double tranchant, la francisque, fait son apparition
sur les pièces de monnaie, en aluminium afin d'économiser
le cuivre, utilisé pour la fabrication des munitions. La devise
de l'État français: Travail, Famille, Patrie
succède à celle de la République: Liberté,
Égalité, Fraternité. Par précaution,
et peut-être aussi à la demande des Allemands, les chasseurs
sont désarmés; ils doivent remettre leurs fusils à
la mairie; lièvres et lapins vont pouvoir pulluler en toute tranquillité;
guerre aux hommes, paix aux bêtes! Certains livrent un vieux fusil
et gardent le neuf. Tout cela s'accompagne d'un nationalisme cocardier
renforcé par la présence d'une armée d'armistice qui
parade ostensiblement sur un territoire exigu, amputé des provinces
du nord de la Loire et de la façade ouest de notre pays. Les troupes
casernées à Issoire manoeuvrent à Saint-Sandoux; leur
fanfare défile à travers le village, pour la plus grande
joie des badauds; une roulante s'installe sur la route de Veyre, à
hauteur des Forts, où s'élève la maisonnette du poids
de ville; des baraquements en bois sont édifiés à
Pissarat, en bordure de la route, un peu plus bas que Polagnat; ils resteront
quelques temps en place, même après le départ des troupes.
A cette époque, les bâtiments de Polagnat se subdivisent en
deux domaines: celui du bas ou des Robert et celui du haut ou de la Suzette.
La cour du second est ombragée d'arbres touffus; une lourde porte
de fer en interdit l'accès; depuis plusieurs années, il est
vide; c'est un endroit idéal, à l'écart mais pas trop
de la route nationale, pour soustraire du matériel à la curiosité
intéressée de l'administration allemande; des véhicules
de l'armée française y sont camouflés; ils en disparaîtront
un jour pour une destination inconnue.
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Pour écouter "Maréchal, nous voilà", cliquez ici et pour en lire le texte, cliquez ici
Pour lire le texte complet de "La
Marseillaise", cliquez
ici
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L'école
laïque au début de la guerre - Instituteur Mr Laplace - (source:
Aimé Comte)
Pour agrandir l'image, cliquez ici . Une autre photo des élèves à cette époque est ici |
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Une conduite intérieure équipée d'un gazogène - Source: Internet |
* Les tickets d'alimentation avaient
déjà fait leur apparition pendant l'autre guerre,
celle de 14-18. Une page sur les cartes d'alimentation
est ici.
**Le recours aux ersatz n'était pas une nouveauté.
Sous le Premier Empire, à l'époque du Blocus continental,
la culture du lin avait été encouragée pour remplacer
un coton devenu rare; on avait envisagé d'utiliser la fibre de genêt
pour la confection de tissus; l'oeillette avait été promue
et le sucre de raisin avait fait son apparition avant d'être durablement
supplanté par le sucre de betterave.
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Les enfants
de l'école laïque en 1943 - Institutrice: Mlle Gaudy
- (source: Aimé Comte)
Pour agrandir l'image, cliquez ici |
L'école
libre en 1941 (source: Gisèle Martin-Guillaume)
Pour agrandir l'image, cliquez ici |
Une batterie de cages à lapins a été
installée sous le préau de l'école publique. Elle
y restera longtemps, même après la fin de son utilisation,
comme un témoignage de cette période difficile. Pour le moment,
elle ne dérange pas les écoliers. Ils ont déménagé
dans l'ancienne école des filles. Avec l'arrivée à
l'âge scolaire des classes creuses, et malgré la présence
de quelques réfugiés, les enfants ne sont plus assez nombreux
et se trouvaient un peu perdus dans la vaste salle de l'école des
garçons. Bientôt, le maître d'école est remplacé
par une maîtresse: mademoiselle Gaudy. L'école a cessé
d'être politiquement neutre. On distribue aux écoliers la
photo du maréchal. Une organisation caritative, le Secours National,
a été créée pour venir en aide aux réfugiés
et aux prisonniers. Des collectes sont effectuées en son nom. les
enfants de l'école publique sont invités à donner
livres et jouets pour le Noël des enfants des régions occupées.
Je me souviens y avoir participé en apportant un petit ouvrage où
il était question d'un vieil homme qui faisait fleurir des buissons
dénudés par l'hiver en semant dessus les étoiles du
bâton qu'il avait en main. L'allusion politique était évidente!
Les livres pour enfants, eux aussi, s'étaient mis au goût
du jour. Quelques temps plus tard, ils se reconvertiront à nouveau,
comme on le verra ci-après. On apprend à réciter
un poème dont l'arrière plan idéologique est évident:
"Gardez bien vos champs, petits paysans". Le régime de Vichy
prône le retour à la terre; ce n'est pas une nouveauté,
on en a déjà parlé en 1914-1918; mais, dans contexte
de l'occupation, cette expression prend un signification quelque peu différente:
dans la nouvelle Europe, sous domination germanique, le rôle dévolu
à la France est surtout alimentaire.
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Une carte du Secours National |
Pour le moment, on n'a pas encore vu d'Allemands à Saint-Sandoux. Ils n'ont fait qu'une brève incursion à Clermont, avant de refluer jusqu'à la ligne de démarcation. En revanche, les champs de pommes de terre sont infestés de doryphores; on les fait ramasser aux enfants de l'école dans de vieilles boîtes de conserves. Cette invasion d'insectes vaut à l'occupant un nouveau sobriquet. Jusqu'à présent il était qualifié de fritz, frisou, fridolin et surtout boche. Le voici maintenant devenu en plus, on l'a déjà dit, doryphore à croix gammée*! Si aucun soldat germanique n'est encore apparu dans la commune, on a tout de même appris que des prélèvements de minéraux y ont été effectués à l'instigation des autorités d'occupation. L'existence d'une ancienne mine de cuivre n'est probablement pas étrangère à cet intérêt du IIIème Reich pour notre petite commune auvergnate. L'industrie de guerre allemande manque des métaux qui entrent dans la composition des munitions dont on fait une si ample consommation. Cette pénurie de métaux non ferreux se répercute dans nos campagnes. Il est devenu difficile pour les agriculteurs de se procurer le sulfate de cuivre employé pour le traitement des vignes. Faute d'avoir la ressource de s'en procurer en Angleterre, comme en 1914-1918, son obtention est subordonnée à la remise, en échange, de cuivre de récupération. Alors, c'est la chasse à tout ce qui en contient: récipients usagés, chutes de fils électriques... Quant à l'analyse des échantillons de roches prélevés à Saint-Sandoux, elle restera sans résultat; on n'en entendra plus parler.
* Après la guerre, dans une bande dessinée
qui rencontrera un grand succès, "Les Trois Mousquetaires du
Maquis" de Marijac, la mitraillette Sten, l'arme du maquis, sera qualifiée
de sulfateuse à doryphores. Pour les habitants d'un village isolé,
rarement en contact avec des étrangers, les envahisseurs étaient
à peine moins exotiques que ne le seraient des Martiens. Les jeunes
Européens d'aujourd'hui auront sans doute du mal à imaginer
l'hostilité que l'on ressentait à l'égard des Allemands.
Cette hostilité, mélangée de crainte, résultait
en grande partie de la réputation de croque-mitaines qui leur était
faite dans les récits de la grande guerre, celle de 14-18. Il y
avait aussi l'écho des atrocités commises contre les résistants.
Enfin, un peuple soumis éprouve rarement, pour celui qui l'occupe,
un autre sentiment que la haine.
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J'ai parlé de l'exceptionnelle rigueur des hivers de la guerre. Cela ne dérangeait pas beaucoup les vieilles gens. En tout cas, leur curiosité était parfois plus forte que leur frilosité. Une jeune femme, qui venait voir sa grand mère, s'étonna de ce qu'elle laissait grande ouverte sa porte, alors que le vent poussait la neige jusqu'à l'intérieur de la maison. "Eh! lui répondit l'aïeule, si je fermais la porte comment saurais-je qui vient chez mes voisins!" |
Il existait sous la croix, au flanc de la Côte du Telly, un énorme rocher branlant, en équilibre sur d'autres pierres. Par un bel après-midi, alors que nous sommes à Valaison, ce rocher dévale la pente avec fracas, dans un nuage de poussière et de petits cailloux projetés en l'air. Il tombe dans le Creux de Loulle, rebondit, traverse le chemin et vient s'arrêter au milieu du bois qui s'élève de l'autre côté, après y avoir tracé une large coulée d'arbres brisés. Ce n'est pas la première fois qu'un tel événement se produit puisque on peut voir un autre rocher, un peu plus bas, sur le bord du chemin. Il n'est pas douteux qu'il provient lui aussi du Puy. La veille de jeunes imprudents jouaient encore à la balançoire sur l'énorme pierre qui vient de rouler. Ce sont peut-être eux qui ont fini de la déstabiliser. En tous cas, si elle était partie sous leurs pieds, ils ne seraient sans doute plus aujourd'hui de ce monde. Quelle belle peur rétrospective!
Visite au village d'un soldat noir. C'est probablement
la première fois qu'un homme de couleur fait son apparition à
Saint-Sandoux. Avec son uniforme bleu et sa chéchia rouge, il ressemble
tout à fait à l'image qui ornait les boîtes de banania.
C'est un Malgache. Il vient d'Opme où Delattre de Tassigny a installé
une école de cadres pour former les officiers de l'armée
d'armistice. On aperçoit les bâtiments blancs de l'école
du haut du Puy. Mes grands parents invitent cet homme venu de si loin à
la maison. Je le revois au bout de la table, nos yeux fixés sur
lui comme au spectacle. Il s'y régale d'une cuisse de poulet. Il
la tient avec sa fourchette, levée au niveau de sa bouche, et la
grignote en tournant autour. Quelle étrange manière de manger
un pilon pour des gens qui, comme nous, le prennent avec les doigts.
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Publicité d'avant-guerre pour le banania |
Mis à part ces divertissements épisodiques, les enfants continuent à s'amuser comme avant guerre, les filles à la marelle, le carrémaré, ou en sautant à la corde. Les garçons font le tour de France, c'est-à-dire celui du village, en poussant devant eux, avec un bâton, un cerceau fait d'une vieille roue de bicyclette. Mais ce sont surtout les billes, les gobilles, qui ont leur préférence; il y en a de toutes les couleurs et de plusieurs matières: terre, verre, fer; les plus prisées sont les agates, billes de verre dans lesquelles courent des veines de couleurs, et les taquants, billes de fer deux ou trois fois plus grosses que les billes ordinaires; on joue dans les rues et sur la place. Ce ne sont pas les automobiles qui dérangent: elles sont presque inexistantes; à cette époque, lorsqu'un enfant, parti courir les rues, ne rentre pas à l'heure, ses parents ne pensent pas qu'il a pu être renversé par une voiture; ils redoutent plutôt qu'il ne soit tombé dans l'un de ces profonds puits, creusés au milieu des jardins, pour arroser fleurs et légumes de son eau noire, puisée avec un seau suspendu à une chaîne ou à une corde, enroulées sur un cabestan. Il arrive que les billes, entraînées par leur poids, roulent sur la pente pour aller finir dans une bouche d'égoût; on peut alors leur dire adieu: les bras des enfants sont trop courts pour atteindre le fond du gouffre dans lequel leur richesse s'est engloutie.
On construit des fermes, avec deux ou trois briques couvertes d'une tuile, que l'on peuple d'animaux de plomb ou de bois; on leur rend visite deux fois par jour, au même rythme que les adultes que l'on imite, pour le pansage. On achète des surprises aux Économats du Centre ou au Casino; ce sont des cornets de papier coloré dans lesquels on découvre des objets inattendus, d'où leur nom: petits sifflets, bonbons, chinchin-gomme (chewing-gum) qui deviendra à la mode à la Libération. A défaut de véritable chewing-gum, à l'époque des moissons, on mâche des grains de blé et la pâte obtenue gonfle et claque presque aussi bien. Voici quelques autres distractions traditionnelles qui, pour autant que je m'en souvienne, nous aidaient à passer agréablement le temps: cache-cache, objet dissimulé (chaud, brûlant, froid pour guider celui qui cherche), chat perché, colin-maillard... A la veillée: on s'efforce de reproduire des animaux ou des être humains, comme au cinéma, en projetant sur le mur l'ombre de ses mains.
A la belle saison, les enfants de l'école vont se promener au Puy, comme autrefois, et dans les bois derrière le château. Un sentier court en haut de la falaise le long des fausses ruines (guérite, théâtre de verdure avec ses gradins de pierres sèches...) jusqu'au-dessus des orgues. En face du mur qui clos la demeure seigneuriale, de l'autre côté du chemin qui y mène, un plan d'eau maçonné s'étale, à l'ombre des arbres; on prétend qu'une personne s'y noya, il y a longtemps, mais je ne l'affirmerais pas. Les enfants cherchent au sommet de Pierres Noires, le siège de Saint Sandoux et le trou de rocher dans lequel il mettait son tabac: deux ou trois cailloux assemblés par la nature, dont la forme évoque un fauteuil. L'hiver, on glisse sur des sabots plats ou des luges de fortune, dans les prés pentus et même dans les rues, au grand dam des vieilles gens qui ne peuvent plus tenir debout, sur un sol trop lisse. Deux douves de barriques en guise de patins, trois planches pour le siège et quelques clous pour que ces différents éléments tiennent ensemble, et voilà une luge que l'on a eu le plaisir de fabriquer soi-même!
Un jeu moins innocent est inspiré des événements: la petite guerre; on se confectionne des fusils et des mitraillettes en bois, en s'inspirant de ceux que l'on voit dans les mains des soldats. Il y a aussi les lance-pierres pour tuer les moineaux et casser les tasses (consoles) de porcelaine des poteaux électriques. Il est aussi des jeux plus cruels; la pêche aux poules, par exemple; on noue solidement un fil assez fort au bout d'une gaule, destinée à tenir le rôle de canne; on attache un grain de blé au bout du fil; du haut d'une éminence, comme une fenêtre ou un balcon, on jette une poignée de grains dans la basse-cour; on laisse traîner le grain attaché au fil parmi ceux qui sont répandus; les volailles se précipitent pour picorer; dès que le grain est avalé, on lève la gaule et la poule au bout du fil; il faut voir le malheureux volatil, soulevé du sol sans rien comprendre, battre des ailes, désemparé, jusqu'à ce que, le grain dégurgité, il retombe lourdement sur le sol!
Certes, l'époque est alors rude, mais, en compensation, la nature nous prodigue sans compter des joies simples dont nous n'avons pas vraiment conscience. Nous vivons au milieu de plantes et d'animaux, domestiques ou sauvages, dont la compagnie est un enchantement. Les rues du village ne sont jamais vides; il y a le murmure des fontaines, les abois des chiens qui se chamaillent, le bruit d'averse du pas des troupeaux. Les hirondelles nichent sous les hangars, les rapaces nocturnes fréquentent les greniers, le rouge-queue et le rouge-gorge disputent les trous des murs au moineau; le bouvreuil, les mésanges, le pinson, le pic-vert et le geai déploient dans l'azur l'arc-en-ciel de leur plumage; la pie et le corbeau complètent le tableau; les oiseaux de la Moute occupent les bas-fonds; les cailles et les perdrix, rouges ou grises, courent par les éteules. Les chauves-souris tournoient à la poursuite des insectes, dans la tiédeur des soirs d'été. Les branches des arbres tendent des passerelles aux écureuils; les hérissons courent le soir dans les ruelles; les lièvres et les lapins se débarbouillent dans la rosée; les renards viennent en hiver jusqu'aux abords du village, attirés par les poulaillers. Au printemps, les jardins embaument, les vergers fleuris bourdonnent autant que des ruches; en été, l'odeur des foins est une promesse de vacances... Bref, tout cela vaut bien le bonheur frelaté des écrans, petits et grands, qui nous sera plus tard dispensé.
Les distractions des adultes sont devenues rares. Vichy a formellement défendu la célébration des fêtes autres que religieuses. Alors, on organise des bals clandestins; on danse dans les granges, au son de l'accordéon. Gare si les autorités viennent à l'apprendre! Cet innocent divertissement est considéré comme une insulte à nos prisonniers; il paraît que la Milice a renvoyé chez eux tout nus des danseurs clandestins qu'elle avait surpris. Mais on n'empêche pas la jeunesse de s'amuser, surtout lorsque le divertissement à la saveur du fruit défendu et qu'il prend, à la faveur des circonstances, des allures de résistance.
Des travaux de réfection de la maison familiale sont entrepris. Il sont réalisés par un maçon d'origine italienne installé depuis peu dans le village: Caminada. Les matériaux n'ont pas la qualité de ceux d'avant-guerre: on fait avec ce que l'on a. Nous allons chercher le sable au lac d'Espirat, de l'autre côté de Saint-Saturnin, dans un tombereau tiré par les vaches. La façade est crépie: on ne verra plus les pierres. L'escalier d'arkose qui montait au grenier est remplacé, presque à l'identique, par une construction de ciment armé. A la place des trois ou quatre marches de pierres noires du rez-de-chaussée s'élève désormais un balcon. Il donne accès au vestibule, un petit couloir d'accueil, où nous accrochons nos manteaux à des patères. Des années après, je me demanderai quelle apparence avait l'entrée de la maison avant ces réfections. Je me souviens grossièrement de l'ensemble, mais j'ai oublié les détails. Heureusement, une photo, qui me vient de nos amis réfugiés, me les remettra en mémoire.
Le jeudi 9 avril 1942, le Journal de Monaco, Bulletin officiel de la Principauté, publie un article concernant Monsieur Élie Orif, d'origine auvergnate. Élie André Orif est né le 1er février 1894 à Saint-Sandoux. Il a étudié au collège Amédée Gasquet de Clermont-Ferrand. Mécanicien chef sur locomotive, il a fabriqué, depuis 1933, une locomotive réduite au 10ème, qui a été présentée au maréchal Pétain, lequel a décidé qu'elle devait être montrée comme un chef-d'oeuvre de l'artisanat français en métropole et dans l'empire. Cet article relate la présentation de ce chef-d'oeuvre à Monaco. On peut le lire ici. Résistant, Élie Orif sera fusillé à Oullins (Rhône) par la Gestapo, le 19 août 1944, à la veille de la Libération. Je me souviens encore de ma famille déplorant avec des voisins ce triste événement lorsqu'ils l'apprirent; cela m'a marqué car, ne connaissant pas cet homme, je comprenais qu'il s'agissait de quelqu'un d'important, une sorte d'inventeur, ce qui donnait à mon esprit une occasion de vagabonder dans l'imaginaire.
Les journaux, contrôlés par le pouvoir, sont de moins en moins crédibles. On éprouve le besoin d'autres sources d'information. Pendant l'été 1942, mes grands-parents font l'acquisition de la T.S.F. Le poste est installé dans la cuisine-salle à manger, sur une étagère. Il dispose d'une prise de terre et d'une longue antenne qui monte dans les chambres, traverse la cour et se termine dans le champ, en haut d'un prunier. La technologie de l'époque impose dit-on cette installation rudimentaire. Désormais, nous allons pouvoir écouter radio Londres, nous familiariser avec les premières notes d'une symphonie de Beethoven et avec les messages personnels sibyllins que seuls les initiés savent décrypter*. En octobre, l'Afrique du Nord française est libérée pour les uns, envahie pour les autres. Ce jour là, mon grand-père ne va pas aux champs. Il écoute la radio sans désemparer. Demain, pense-t-il tout haut, les alliés seront à Marseille. Nous les attendrons pendant deux ans!
*Le poste de radio nous permet également d'écouter d'autres émissions et notamment celles de radio Andorre; cet émetteur, qui n'est pas tombé sous la coupe des Allemands, diffuse des chansons interprétées par Rina Ketty. On peut entendre un de ces airs en cliquant ici et lire les paroles correspondantes en cliquant ici.
En riposte à la libération de l'Afrique du Nord, les Allemands envahissent la zone libre. On ne tarde pas à en voir à Saint-Sandoux. Leur première incursion a lieu en fin d'après-midi. Le camion s'arrête devant l'école, à côté du baromètre* qui orne encore la façade de la maison qui lui fait face, sur la place, celle des soeurs Courtial. L'institutrice les voit descendre de leur véhicule, du haut de l'estrade sur laquelle elle est juchée. Malgré l'heure tardive, elle ne nous permet pas de quitter la salle de classe avant leur départ. Vaguement inquiets, nous saurons donc qu'ils sont là, mais nous ne les verrons pas. Ils sont allés droit à la maison d'un de mes oncles, qui venait de tuer un veau, et lui ont raflé la viande. Sans doute a-t-il été dénoncé par quelque voisin jaloux. L'affaire n'aura pas de suite plus grave. Le bruit du moteur qui s'éloigne met fin à notre attente.
* Il y a eu jusqu'à six
baromètres répartis en différents endroits du village
pour aider les paysans à prévoir le temps à
une époque sans moyen de diffusion rapide des informations.
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Le
baromètre sur la place en 2008
Il apparaît sur des photos de l'école laïque (1928 & 1943) |
La résistance, d'abord timide, s'est peu à peu organisée. L'entrée en vigueur du S.T.O. (Service du Travail Obligatoire) a subitement gonflé ses rangs. Le S.T.O. avait été précédé par la relève: on incitait les jeunes gens à partir en Allemagne pour remplacer les prisonniers. Quelques-uns de ceux-ci revinrent effectivement. J'en ai vu un de passage à la maison pour nous donner des nouvelles d'un de mes oncles qu'il avait connu en Autriche. Mais on s'aperçoit vite que cet échange n'est qu'un leurre et que les Allemands renvoient seulement ceux qui sont malades. Aussi le rendement du volontariat est-il médiocre. Alors le gouvernement rend le départ pour l'Allemagne obligatoire. La plupart des jeunes refusent d'obtempérer. Ils prennent le maquis en se cachant dans des fermes isolées et au fond des bois. Les Chantiers de Jeunesse sont dissous. La Milice fait la chasse aux réfractaires. Ces derniers, enrôlés dans les groupements de résistance, maigrement armés par les parachutages alliés, se livrent à des actes de sabotage et de harcèlement de l'armée allemande. La propagande officielle traite de terroristes ceux qui refusent la collaboration. Un climat de guerre civile s'empare de la France.
La nuit, parfois, de sourds ronflements se font entendre dans le ciel. Des aéroplanes passent au dessus du village. Un moment après, des détonations retentissent en direction de Clermont-Ferrand. Les alliés bombardent les usines ou le camp d'aviation d'Aulnat. On se lève pour voir le ciel rougeoyer derrière Pierres Noires. On imagine là-bas des incendies apocalyptiques. Un peu plus tard, les avions repassent en direction de l'Angleterre. Le lendemain, on ramasse sur le territoire des boules de lamelles argentées lancées par les forteresses volantes pour leurrer la D.C.A., et aussi des tracts, soigneusement tenus cachés, car la possession de ces brefs bulletins d'information, jetés du ciel par les alliés, est sévèrement punie. Les enfants sont prévenus: ne jamais toucher aux objets trouvés sur le sol; un inoffensif stylo peut vous éclater au visage ou vous arracher une main! Le bruit n'a-t-il pas couru que les avions, qui survolent parfois le territoire de la commune, sèment des bonbons empoisonnés? Ces mises en garde ne sont évidemment suivies d'aucun effet. Un matin, après avoir été réveillé la nuit par les oiseaux de fer, l'air vibre à nouveau par dessus les toits d'un bourdonnement caractéristique. Je suis dans la rue et lève le nez. On peut compter facilement les escadrilles qui traversent lentement un ciel sans nuages. Il y en a bien une vingtaine comprenant chacune plus d'une dizaine d'aéronefs. Le résultat du bombardements de la nuit n'ayant pas été probant, les alliés reviennent achever le travail pendant le jour. J'apprendrai plus tard que la cible était le camp d'aviation d'Aulnat. Les forteresses volantes l'atteindront alors que les Allemands s'efforçaient de réparer les dégâts causés la veille. Les pertes de l'occupant seront lourdes.
Un matin de printemps, alors que nous semons les pommes de terre dans le champ devant la maison, des détonations déchirent l'air. Des soldats allemands poussant un canon montent par le chemin de Banlo. Ils vont le mettre en batterie dans les prés qui s'étendent à hauteur de l'endroit où sera construit plus tard le château d'eau. Leur pièce d'artillerie en place, ils échangent des coups avec une autre batterie installée sur le coteau en dessous de Pierres Noires. De temps à autre, on voit des estafettes à cheval traverser la prairie au-dessus de chez Sidoine, la dernière maison du quartier de la Cheire, qui est encore habitée mais disparaîtra avant la fin du siècle. Ce tintamarre dure toute la journée. La veille, un avion à croix noir avait rasé les toits du village. Sans doute préparait-il les manoeuvres du lendemain. La trace du passage des soldats restera visible dans l'herbe des prés jusqu'à la fenaison.
Voici, raconté par un visiteur de cette page, Jacques Chaput, une anecdote se rapportant à cette incursion de l'armée allemande à Saint-Sandoux. "Il faisait beau, les soldats avaient bivouaqué dans la cour de la maison (je revois encore la mitrailleuse). Un grand gaillard qui parlait un peu français a dit à ma mère qu'il avait un fils de mon âge, ma mère lui répondit que son mari était prisonnier à "Nordozaine" (Nordhausen). Moi pas comprendre, a-t-il rétorqué. Il nous a donné un drôle de pain cubique et noir que, le lendemain, les poules ont adoré. Quand mon grand-père Gauthier est rentré des champs, avec sa berte, en jurant contre les envahisseurs ... en patois (ancien combattant de 14 mais pas fou!) nous avons déjeuné. Pendant ce temps les Allemands ont levé le camp. Je suis sorti le premier et, contre le mur, j'ai vu un fusil (et pas un fusil de chasse!). J'ai appelé mon grand-père qui a dit "ça va attirer des ennuis à tout le quartier". Il a pris le fusil et l'a apporté à la mairie. Il n'était pas encore revenu qu'une moto est arrivée avec deux Allemands en armes. La discussion fut difficile! Finalement l'un des deux a compris qu'il fallait aller à la mairie. Ma mère l'a accompagné. Le temps passait, le second soldat commençait à s'énerver (j'ai compris, depuis, qu'il avait de quoi s'inquiéter: perte d'un fusil, un copain qui le laisse seul...). Il nous a ordonné de nous aligner devant la porte, ma grand-mère, mon frère (4 ans) et moi (7 ans) en nous montrant son fusil chaque fois que nous bougions. Ma mère est revenue avec le premier soldat qui avait retrouvé son arme. Ils ont sauté sur leur moto et sont repartis. Ma mère et ma grand-mère se sont embrassées en pleurant. Je ne ne comprenais pas encore pourquoi!"
Les enfants les plus hardis ont profité
du passage des troupes d'occupation pour chiper quelques balles à
blanc que l'on fera exploser en tapant dessus. Il m'échoira, je
ne me souviens plus comment, une fusée éclairante. La douille
vidée de ses pastilles de phosphore, je percute l'amorce avec un
clou et un marteau: bruit et flamme, c'est beau! A plusieurs enfants, nous
faisons le cercle autour des pastilles de phosphore dans le Grand-Pré.
Pas moyen de les enflammer. L'un d'entre nous a l'idée de les gratter.
On approche l'allumette craquée de la matière pulvérulente
et une haute flamme s'élève d'un seul coup. Cheveux et sourcils
roussis. J'y gagne, au milieu du front, une brûlure large comme une
pièce de cent sous qui me fera souffrir plusieurs jours durant.
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Une remarque s'impose ici: on parle encore de sous pour désigner la monnaie, en souvenir du vieux sol d'antan dont nous trouverons un exemplaire, frappé à l'effigie de Louis XIV, dans notre grenier, entre deux lames de parquet. Un franc, c'est vingt sous et une pièce de cinq francs, cent sous. Certains sous de nickel sont percés en leur milieu. L'emploi de termes désuets ne se limite pas à la désignation de la monnaie. On en fait également usage dans d'autres domaines. C'est ainsi que l'on mesure la superficie des propriétés en oeuvres ou en cartonnées dont la dimension, environ 500 m2, est à géométrie variable. L'oeuvre, qui s'applique à la vigne, est un espace supposé cultivable en un jour. La cartonnée, qui se rapporte aux champs, est un terrain qui s'ensemence avec un carton de grains; le carton est un récipient de bois cylindrique cerclé de fer dont je ne me souviens plus la contenance. Mais je me rappelle celle du pot de vin: quinze litres. Quant au muid, autre unité de mesure de volume, je pense n'avoir jamais su à quoi il correspondait, mais je me rappelle avoir entendu parler de demi-muid. |
Le Allemands effectueront à Saint-Sandoux d'autres incursions. Elles seront toujours brèves. Un groupement cycliste arrivera un matin par la Côte des Chartres et repartira par Plauzat. Il empruntera une ou deux bicyclette à des gens du village. Je ne sais pas si elles leur seront restituées. L'officier qui commande s'enquiert auprès du maire de la présence de terroristes. Naturellement, le maire dément toute présence de maquisards dans nos murs. L'un d'entre eux déambule pourtant sur la place, revolver en poche, au milieu des soldats vert-de-gris, au nez et à la barbe de la sentinelle apostée le dos au mur, en face de l'école, à un endroit d'où elle peut surveiller le débouché des routes de Saint-Saturnin et de Veyre. Vers la fin de l'occupation, deux soldats allemands se promèneront dans les rues du village à la recherche de nourriture. La présence de ces militaires isolés, dans une période d'aussi grande insécurité pour eux, est un mystère. Cherchaient-ils à déserter? Les Allemands que nous verrons après seront tous des prisonniers.
Des résistants viennent assez régulièrement, d'abord clandestinement, chez les Battut, les boulangers du haut, dans la rue du Commerce. J'y ai rencontré les gendarmes de Saint-Amant qui avaient pris le maquis à Randol. Ce petit village, en surplomb de la vallée de la Monne, est alors isolé. Aucune route asphaltée n'y conduit. Quelques familles y vivent de l'élevage. Il n'y a pas encore d'abbaye. En cas d'alerte, il est facile de s'enfuir, par les ravins escarpés qui jouxtent les dernières maisons. Leur accès est pratiquement impossible à des troupes organisées.
En décembre 1943, un attentat détruit
des installations du chemin de fer aux Martres-de-Veyre. L'un des auteurs
de l'attentat est tué d'une balle dans la tête. Le second
réussit à s'enfuir. Les autorités publient une photo
du mort. Ils s'efforcent de découvrir son identité. Les boulangers
sont inquiets. Ils savent que l'un des résistants qu'ils logent
parfois, Dumas alias Gential, faisait partie du commando. Est-ce
lui qui figure sur la photo? Impossible de s'en assurer, tant le visage
est défiguré. On apprendra plus tard que ce n'est pas lui,
mais un aviateur canadien qui, abattu, avait réussi à rejoindre
la maquis. Gential réapparaîtra bientôt. Malgré
ses blessures, il a réussi à gagner Saint-Amant, où
un docteur lui a prodigué ses soins. Il se cache en attendant que,
complètement rétabli, il puisse reprendre la lutte.
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Pierre le Canadien tel qu'on le vit sur les journaux de l'époque* |
La voiture des maquisards (épreuve sur cahier d'écolier) |
Ma grand-mère, alors qu'elle épointait (écimait) une vigne, est mordue par une vipère, dont elle tranche la tête d'un coup de cisaille. Elle regagne en hâte Saint-Sandoux, par la route de Plauzat, lorsque passe opportunément une voiture de la résistance; elle lui fait signe de s'arrêter; malgré les risques, les jeunes gens l'emmènent à Saint-Amant, où un pharmacien lui administre une piqûre antivenimeuse. Elle sera sérieusement malade mais guérira. Sans l'aide des résistants, ses chances de survie eussent été réduites; il n'y avait rien sur place, à Saint-Sandoux, et les secours ne pouvaient pas être atteints rapidement.
Le débarquement en Normandie est une
bonne nouvelle accueillie sans débordement. Pendant longtemps, on
n'en sait à vrai dire pas grand chose. La radio de Londres est brouillée
par les Allemands et la presse est à leurs ordres. On espère,
en commentant avec prudence les événements locaux (arrestations,
bombardement de Saint-Floret...). L'ennemi devient nerveux. Pendant l'été
1944, il commence à refluer vers le nord, harcelé par les
F.F.I. C'est à ce moment que se situe l'épisode du combat
de Plauzat-La Sauvetat. Il a été décrit par un écolier
de mon âge dans le journal de l'école. Je reprends son texte
in-extenso.
La bataille de la Sauvetat
Un jour de l'été 1944, nous gardions les vaches dans le pré dit la Prade. Nous entendions des tirs de mitrailleuses. Puis un camarade vit de la fumée et au tournant de la route une auto de F.F.I. criblée de balles avec le drapeau tricolore et le drapeau blanc. Nous entendions les mortiers, les mitraillettes, les mitrailleuses. Tout d'un coup, nous vîmes monter une fusée blanche dans le ciel. J'ai su plus tard que c'étaient les F.F.I. qui demandaient du secours. Sur la route nationale qui va à Veyre, les autos, les ambulances, les vélos, les troupes allemandes à pied se succédaient. Pendant ce temps les F.F.I. revenaient de Plauzat en laissant derrière eux des morts et des blessés. André
Besson 12 ans
Le lendemain, à Saint-Sandoux, devant
la croix, trois aviateurs le mousqueton au bras, la musette de balles en
bandoulière, montaient la garde. Au moindre ronflement, ils épaulaient.
Tout à coup je fus entouré de F.F.I. qui me dirent:
Le camion des blessés arriva. Ils en
sortirent un équipement plein de sang. Mr Courteceyre demanda:
Le soir une camionnette est allée chercher les morts. Vers quatre heures, elle est revenue avec les trois cercueils recouverts d'un drap blanc qui disparaissait sous les gerbes de fleurs nouées d'un ruban tricolore. André
Besson 12 ans
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Voici maintenant la version officielle, ou
presque, des mêmes faits:
Plauzat-Chidrac,
24 août.
Une colonne ennemie, forte de quatre-vingt-cinq
camions et d'artillerie tractée, qui se rend le 24 août au
secours de la garnison de Saint-Flour, est attaquée par des unités
de la zone 1 (Raph) notamment:
Henry Ingrand
- Libération de l'Auvergne - Libération de la France collection
dirigée par Henri Michel - Hachette - 1974
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A titre d'exemple, voici ce qui est arrivé dans une petite ville voisine de Vichy dont je tairai le nom. Un milicien fut arrêté par la population. On le tabassa, puis on le traîna par terre dans les rues. Ensuite, il fut pendu par les pieds. Puis on l'acheva en coupant la corde et en le faisant tomber sur la tête. Peut-être avait-il mérité une punition. N'empêche! Je pense, qu'avant de jeter la pierre aux autres, lorsque des événements de même nature se produisent à travers le monde, nous ferions bien de méditer sur notre propre histoire. Sommes-nous assez naïfs pour croire que ceux qui se livrent ailleurs à des actes que nous jugeons barbares ont moins de reproches à adresser à leurs adversaires que nos pères en avaient à l'encontre des leurs? |
L'école
libre vers la fin de la guerre (source R. Jallat)
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Enfin sonne l'heure de la paix. Je dis sonne
et c'est au sens propre qu'il faut entendre ce mot. A l'annonce de la fin
des hostilités, les cloches sont secouées sans discontinuer
par les bras vigoureux de la jeunesse du village. Les enfants gravissent
les marches du clocher et vont découvrir le moutonnement blanc du
toit multi-voûté de la nef. Pour quelques jours, tout est
permis ou presque. Pendant l'occupation, les hommes du village s'étaient
jurés d'arroser copieusement ce moment; l'engagement est tenu, et
même les enfants ne sont pas en reste, moi compris, je ne m'en souvenais
pas mais une lectrice me l'a rappelé! Le journal de l'école
me vient une fois de plus en aide pour reconstituer l'atmosphère
de l'époque.
L'Armistice
C'est le 8 mai 1945. Les cloches sonnent à toute volée. On pavoise. Le garde hisse le drapeau français à l'école et 3 drapeaux alliés à l'école des filles. Nous faisons les courses des sonneurs. Toute la nuit les cloches sonnent. André
Dif - 10 ans 1/2
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9 mai 1945. Depuis hier, le grand Reich a capitulé. A Saint-Sandoux, on est très gai. L'après-midi, il y a défilé. Tout le monde est rassemblé vers la boucherie de M. Cely. Gilberte, toute en blanc avec une gerbe tricolore, Colette Cely en rouge, Odette Bousset en bleu et moi en bleu, blanc, rouge, nous ouvrons la marche. Ensuite, Mlle Arsac et les élèves de l'école libre, notre maîtresse avec ceux de l'école laïque. Robert Besson et Jean Dif portent chacun une gerbe avec un ruban tricolore. Derrière viennent les conseillers puis les musiciens avec leurs clairons qui brillent de loin. Au cimetière, après l'appel aux morts, M. Roussel demande 2 minutes de recueillement pour les morts des deux guerres. Nous redescendons. Élise
Bonville et André Besson
Le Soir
"Ding, dong, ding". Les cloches sonnent à
toute volée. Est-ce une fête? Est-ce un mort? Non, c'est l'armistice.
Que vois-je? Un grand attroupement sur la place. Tout à coup: plan,
ran, tan, plan. Le tambour roule le rappel et fait résonner les
échos de tous les côtés à la fois. "Taratata,
tata" sonne le clairon. M. Bureau ouvre la marche, portant une croix de
Lorraine illuminée. Puis les clairons, les tambours et, sur plusieurs
rangs, les habitants, bras dessus, bras dessous. Aux accents de Paris-Belfort
les gens sautent, un incident se produit. La musique cesse. Des cris éclatent:
Le tambour bat à nouveau, les clairons sonnent et les gens repartent de plus belle pour un tour de ville. Mais nous voici de retour à la place: les feux de bengale lancent leurs gerbes lumineuses vers le ciel, les musiques jouent la Marseillaise, le garde fait le salut militaire. Nous crions pleins d'enthousiasme Vive la France! Quelle joie! le grand Hitler, l'Aigle, l'Allemagne nazie sont vaincus! Jean Dif
- 12 ans
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Voici une autre anecdote relative à
la fin de la seconde guerre mondiale rapportée par Jacques Chaput.
"Il faisait beau. Mon père venait d'être rapatrié
fin avril. Il m'expliqua que la guerre était finie. Sur la place
du Théron, des jeunes, c'est-à-dire des personnes qui avaient
10-12 ans de plus que moi, s'étaient rassemblés. Ils ont
demandé à ma grand-mère si elle avait un drapeau.
Elle a répondu: "non, mais allez voir la Sylvanière, je crois
qu'elle en a un". Ils ont couru chez la Sylvanière, les gamins (Michel
Robert et moi) derrière. Une fois revenus, ils ont escaladé
la croix et y ont fixé le drapeau . Il a passé là
tout l'été. Les coups de vent de l'automne ont emporté
le tissu mais la hampe est restée en place plusieurs années."
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Les enfants
du catéchisme vers la fin de la guerre
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