La guerre est finie, du moins en Europe car elle se poursuit en Extrême-Orient, pendant encore quelques mois, jusqu'au moment où le Japon, par deux fois soumis à un bombardement atomique, sera contraint de céder à son tour. La paix est-elle enfin revenue? Pas tout à fait, les conflits de la décolonisation (Indochine et Algérie) prendront bientôt le relais de ceux de nos pères et de nos grands-pères!
Le premier 14 juillet d'après-guerre est l'occasion de grandes réjouissances. A midi, deux enfants de l'école laïque, un garçon et une fille, se rendent au banquet républicain organisé à l'Hôtel des Voyageurs; lui est déguisé en sans-culotte, coiffé d'un bonnet phrygien et armé d'une hampe de drapeau en guise de pique; peut-être est-ce moi, je ne l'affirmerai pas; elle est également vêtue selon l'idée que l'on se fait de la mode à l'époque révolutionnaire; ils quêtent pour je ne sais plus qu'elle oeuvre. Le soir, la société de musique reprend du service pour le défilé; les musiciens ont quelque peu vieilli, mais ils ont toujours fière allure; la clique des clairons est conduite par un ancien de la conquête du Tonkin, je l'ai déjà dit ailleurs. Avec eux défilent des clarinettes, des cuivres, des tambours, une grosse caisse...; le joueur de grosse caisse n'a certes plus la force de la porter sur le ventre en tapant dessus, qu'à cela ne tienne, un plus jeune la prend sur son dos et marche devant lui. La population, assez leste pour les suivre, leur emboîte le pas pour accomplir, bras dessus, bras dessous, au pas cadencé, un grand tour du village. Les enfants portent au bout d'un bâton des lampions de papier multicolore, dans l'accordéon desquels brûle une bougie. Sur la place, un feu d'artifice est tiré et des feux de bengale sont allumés. Je n'ai jamais rien vu d'aussi beau. Pendant toute la durée de la guerre, la fête nationale a été interdite par le gouvernement de Vichy. Sa reprise marque le retour aux institutions d'avant guerre; elle efface en quelque sorte la débâcle.
Chacun s'efforce, depuis la Libération,
de retrouver une vie normale. Les restrictions s'estompent mais n'auront
cependant pas totalement disparu avant plusieurs années. Les cicatrices
de la guerre seront encore plus longues à s'effacer. On continue
à utiliser des produits de remplacement; on fabrique des macaronis
d'occasion à la maison; on carde encore la laine des brebis et on
la file à la main, avec une quenouille et un fuseau, on la tricote
pour confectionner de chaudes chaussettes, très appréciées
dans les sabots en hiver. En 1946, lors de ma première communion,
il est encore presque impossible de se procurer du tissu de qualité;
mon costume est coupé dans une toile grossière en fibres
d'orties. Le pain blanc, cependant, est réapparu assez rapidement;
sous l'occupation, il n'y avait guère que des tourtes et des couronnes...
et encore de contenu douteux; on voit revenir les miches, les baguettes
et même des longuets; grignoter une baguette ou un longuet est un
régal! Les bananes et les oranges sont de retour. Je découvre
les secondes. Peut-être en ai-je déjà vues avant guerre,
mais je ne m'en souviens plus. Ces petits soleils descendus sous forme
de fruits sur notre table me ravissent.
Mon frère et moi en communiants devant la croix sur la place. On remarquera l'état des rues |
Un autobus départemental arrêté devant l'ancienne école qui sera plus tard la mairie. On remarquera à l'arrière l'échelle qui permettait de monter les bagages sur l'impériale |
La guerre a contribué à garnir
le village de nouveaux immigrants: réfugiés fuyant l'occupant,
personnes à la recherche d'un air sain ou tout simplement d'une
meilleure alimentation. Certains n'auront fait que passer. Plusieurs s'établiront
et d'autres reviendront. Avec le retour à la normale, cependant,
l'hémorragie démographique reprend. Malgré la pénurie
alimentaire, qui sévit encore en ville, nombre de jeunes abandonnent
la terre pour l'usine. A Saint-Sandoux, comme ailleurs, après la
fin des hostilités, l'exode rural recommence. Peu à peu,
le nombre des commerçants s'amenuise. En plus des deux cafés
et des deux boulangers, il ne restera bientôt plus qu'une épicerie,
le Casino, et un boucher dans la Grand-Rue, Peyraud.
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Évolution démographique:
La population du village se stabilise pendant la guerre et l'immédiate
après-guerre. Le nombre d'habitants passe de 424 en 1936, à
452 en 1954 (28 personnes de plus en 16 ans soit un gain d'une à
deux personnes par an). Des mouvements de population ainsi que le début
du baby-boom, qui suit le retour des prisonniers, expliquent ce solde légèrement
positif, par rapport aux années creuses de l'immédiate avant-guerre,
bien que l'exode rural ait repris après la fin des hostilités.
La guerre entraîne une chute de l'espérance de vie moyenne
de la population française qui revient brièvement à
cinquante ans pour remonter rapidement au niveau d'avant-guerre puis reprendre
la progression rapide amorcée au 19ème siècle.
Après la fin de la seconde guerre mondiale, le maire de Saint-Sandoux s'appelle Antoine Mallet. |
Jusqu'au milieu du 20ème siècle,
presque tous les gens de Saint-Sandoux étaient dotés d'un
sobriquet, en plus de leur nom de famille. Il y avait les Fontes (mes grands-parents),
Bamboula, Bezou, Bolinder, Bougnot, Branlatête, Brésil, Carpillou,
Chéri, Davaray, Franceba, Fouque, Gadan, Grabier, La Barnade, La
Caresse, La Colique, La Douceur, La Gouègue, La Grenadière,
La Joconde, La Michon, La Muette, Lazor, Le Bébé, Le Boiteux,
Le Bouriscou, Le Calot, Le Chantre, Le Charron, Le Chou, Le Comment (ou
le Nian), Le Dieu-de-Marde, Le Grand, Le Loup, Le Menteur, Le Négus,
Le Pacha, Le Pelat, Le Prince, Le Têto, Les Chilles, Martinot, Mes
Aïeux, Mic, Moineau, Mon Cher, Panlou, Papaloup, Patia, Pouétio,
Ramade, Sartat, Six-Sous, Tantillon et j'en passe... En remontant dans
le temps, grâce à la lecture des papiers de famille, on trouve
aussi L'Eveillé, Jaquely, Le Grand, La Grâce, Mansard, Quelin...
L'emploi de ces surnoms était tellement entré dans les moeurs
qu'on les retrouve souvent sur les actes notariés. Lorsqu'il s'agira
de baptiser les rues du village, le sobriquet de mes aïeux donnera
son nom à l'impasse qui aboutit à la maison familiale. L'origine
de certains sobriquets était très lointaine, d'autres rappelaient
une occupation ou un incident plus ou moins récent (Branlatête
ne se déplaçait qu'en balançant fortement la tête
d'avant en arrière, comme les pigeons, Bolinder conduisait la batteuse
animée par un moteur Bolinder, Le Boiteux traînait la
jambe, Le Chantre chantait à l'église, Panlou s'était
démanché l'épaule, Mon Cher était jugé
orgueilleux... par les autres; en outre, certains sobriquets pourraient
n'être que d'anciens patronymes du village disparus faute de descendance
mâle généreusement attribué par habitude aux
enfants des filles de la famille).
Jusqu'à la génération de mes grands-parents, pour nommer quelqu'un, les gens du village n'utilisaient que le sobriquet. Et ils ne s'exprimaient entre eux qu'en patois. Le français n'était pratiquement utilisé dans les conversations qu'avec les gens extérieurs au village qui n'auraient pas complètement compris ce langage étroitement vernaculaire. Cet idiome rustique, dérivé de l'occitan, n'était en effet pas rigoureusement le même d'une bourgade à l'autre. A partir de la génération de mes parents, le patois ne fut plus employé que rarement, mais on savait encore le parler. Quant aux personnes de ma génération, elles comprennent le patois mais ne le parlent plus. Après, je pense qu'il sera totalement oublié. En revanche, l'usage des surnoms ne s'est pas perdu et les jeunes continuaient encore à s'en donner à la fin du vingtième siècle. |
La date d'achèvement du château d'eau |
La plaque commémorative de l'installation du réseau d'eau |
Les jeux des enfants continuent à s'inspirer de l'actualité. Leurs héros sont évidemment des rebelles, des résistants; c'est ainsi que se forge le système de valeurs de bien des jeunes de l'époque: dans la contestation de l'ordre établi. Sous le préau de l'école, les élèves construisent des fortins avec les bûches de la barge de bois. Deux camps se disputent l'espace: les F.F.I. et les Allemands. Les plus petits, donc les plus faibles, sont évidemment enrôlés de force dans le camp des vaincus, c'est-à-dire celui des Allemands. Cela n'est pas toujours de leur goût. Un de mes cousins, plus jeune que moi, fond un jour en larmes dans un coin du préau. L'institutrice s'enquiert de la cause de son chagrin. "Les grands veulent toujours être les fifis (F.F.I.). Ils nous forcent à être les boches et nous sommes toujours battus!" Lorsque l'école part en promenade, les écoliers marchent spontanément au pas et prennent plaisir à faire résonner bien fort leurs sabots sur le chemin.
L'enseignement de la nouvelle institutrice
est inspiré de la méthode Freinet. Cette méthode privilégie
l'éveil et préconise une large participation des enfants.
Une des conséquences va être l'acquisition d'une petite presse
à bras et l'édition d'un journal de classe, dans lequel seront
publiées les meilleures rédactions. Ce journal sera largement
diffusé dans le village. Les vignerons de Saint-Sandoux sont encore
nombreux. Les bonnes années, le vin titre plus de 11 degrés;
les mauvaises, il atteint à peine 9 degrés! Les étrangers
au village le trouvent quelque peu acide. Mais les vignerons locaux s'enorgueillissent
de cette acidité qu'ils nomment le fruit du vin. Cette particularité
gastronomique donne son nom au journal de classe: "Au pays du vin fruité".
Je crois me souvenir avoir dessiné et gravé le lino de la
couverture; mais je n'en mettrais pas ma main au feu. Je pense que nous
échangions nos publications avec celles d'autres écoles car
je me rappelle avoir lu le récit d'anecdotes de la guerre d'Espagne
racontées par de petits réfugiés ibériques
sur des cahiers similaires à ceux que nous imprimions.
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L'école laïque en 1948 - Source: Ginette Dif - Pour agrandir l'image, cliquez ici |
Les bandes dessinées et les projections fixes du patronage où se dispense l'éducation religieuse font le lien entre les livres et le cinéma. L'enseignement qui s'en dégage est très différent de celui qui prévaudra quelques années plus tard lorsque les surhommes américains se seront emparés du genre. Plutôt que le triomphe individuel et la violence, l'accent, au sortir de la guerre, dans la bande dessinée française, exalte la vaillance et la loyauté. Les souvenirs du dernier conflit y sont omniprésents.
En 1947, pour la première fois, un manège
de chevaux de bois s'installe sur les Forts. Ce fait notable est relaté
dans le journal de classe. Jusqu'alors, le bal mis à part, il n'y
avait guère, comme stand, qu'une baraque en bois où l'on
démolissait une pyramide de boîtes de conserves cabossées,
en lançant dessus des balles de chiffons. A part ces nouveautés,
les amusements des enfants, comme ceux des adultes, n'ont guère
varié par rapport à l'avant-guerre. On continue à
déménager les objets qui traînent sur le pas des portes
ou sous les hangars ouverts à tous vents, pour les accumuler sur
la place; on appelle cela faire l'encan. Ce jeu se perpétuera jusque
vers la fin du siècle et peut-être même au-delà.
Et chaque année, pour la fête du village, une procession ramène
Notre Dame des Prés de sa chapelle à l'église, où
elle séjournera au milieu du village pendant quelques semaines.
Un grand concours de peuple suit la procession; les enfants portent au
bout d'un bâton des lanternes de papier coloré éclairées
de l'intérieur par un bougie, c'est du plus joli effet; les musiciens
qui animeront le bal sont là pour jouer des airs pas toujours très
religieux. La chapelle appartient encore à la famille Brionnet qui
en assure l'entretien; son ancienne porte en bois ouvragé, qui est
vermoulue, doit être remplacée par une porte moderne plus
solide au dépens de l'authenticité; un rosier ombrage et
décore le bâtiment, mais des travaux plus importants vont
devoir être effectués pour le sauver de la ruine; aussi sera-t-il
bientôt cédé à la commune. La fête du
village est organisée par les conscrits. Le vin de la buvette, dont
la vente permettra de financer en partie les festivités (musiciens,
location du parquet pour le bal...) est généreusement fourni
par les vignerons. Les conscrits passent chez eux quelques jours avant
la fête et entreposent le vin dans une cave, mise à leur disposition
et située sur les Forts, dont l'ouverture est percée au bas
des murailles de l'ancien château, à proximité de l'une
des tours d'enceinte. Le vin qui ne sera pas vendu servira pendant l'année
à arroser les rencontres amicales des conscrits. Pour compléter
les ressources financières nécessaires à la couverture
des dépenses de la fête, le matin de celle-ci, après
la messe, les conscrits, accompagnés des musiciens, donnent l'aubade
à l'ensemble du village. Ils passent de maison en maison, jouent
l'air qui leur est demandé, et repartent lestés d'une somme
plus ou moins importante selon les moyens et la générosité
des personnes visitées.
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La procession de Notre Dame des Prés - D'autres images sont ici |
Les textes du journal de classe restituent
avec une émouvante simplicité la vie d'alors à Saint-Sandoux
telle que les enfants la percevait. Pour ne pas surcharger à l'excès
cette présentation, de larges extraits de ce périodique sont
donnés à part. On peut y accéder en cliquant
ici.
Projet de programme pour une représentation théâtrale de l'école (Knock de Jules Romains) | Les
voitures du cirque-cinéma ambulant
(Illustration du journal de classe) |
Un rassemblement devant l'Hôtel des Voyageurs au début des années 50, probablement pour célébrer un événement relatif aux travaux d'adduction d'eau - Source: Jacques Chaput - Pour agrandir l'image, cliquez ici |