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7 ème
jour (1er mars): Xiahe - (Les
photos sont ici
)
La matinée est consacrée à la visite de Tsö Gandèn Chökhor à Gencho Dzong; ce complexe monastique est dédié à l'école kagyupa et plus spécifiquement à Milarepa. Nous partons de bon matin. A la sortie de la ville, un petit âne cherche sa pitance au milieu d'un tas d'immondices où abondent les sacs en plastique; il paraît que cet animal est capable de manger ces derniers et de les digérer, ce qui reste à vérifier. Quoi qu'il en soit, le spectacle d'animaux apparemment en liberté, ânes et chèvres, errant sur des tas d'ordures, n'est pas rare; pour ce qui est des cochons noirs, ils déambulent dans les rues ou se vautrent dans le lit des rivières à demi asséchées. De part et d'autre de la route, des petits tas d'on ne sait quoi, bien alignés, boursouflent les champs encore nus; renseignement pris, il s'agit de l'engrais qui sera ultérieurement répandu, comme autrefois le fumier dans nos région; ces petits tas sont formés d'un composte obtenu en recueillant tout ce qui peut se transformer en terreau: excréments d'hommes ou d'animaux, feuilles mortes, paille, débris divers... Les Tibétains pratiquent aussi la rotation des cultures pour régénérer le terrain; c'est ainsi que la moutarde et les pois mêlés, destinés à apporter de l'azote au sol, alternent avec l'orge. Nous voici sur le site que nous allons visiter. Devant nous se dresse l'imposante tour de Milarepa: Do Sékhar Guthog; elle serait la réplique de la maison que Marpa le traducteur, son maître, lui demanda de construire. La tour initiale fut édifiée en 1777, sous l'empereur mandchou Qianlong; elle comportait alors quatorze étages. Rasée pendant la révolution culturelle, elle fut reconstruite depuis. Les neuf étages du nouvel édifice couvrent une superficie de 4028 mètres carrés et ils s'élèvent à 40 mètres dans le ciel. Avec ses murs rouges, sa forme trapézoïdale, son toit en terrasse surmonté d'un chapeau chinois, la tour combine les techniques de construction des forteresses tibétaines avec celles des temples monastiques. Les moines y rendent hommage aux fondateurs des principales écoles du bouddhisme tibétain, afin de garder présent à l'esprit que l'enseignement s'adresse à différents publics et qu'il doit être adapté à tous. Notre accompagnateur nous rappelle que la révolution culturelle n'a pas été spécifiquement dirigée contre le Tibet; celui-ci en souffrit, mais aucune région de Chine ne fut épargnée; ce mouvement, initié du sommet de l'État, pour lutter contre "les quatre vieilleries", n'était d'ailleurs en fait qu'un prétexte pour éliminer l'opposition à Mao Tsé Toung au sein du Parti communiste. Les attaques contre les monastères commencèrent en Amdo au milieu des années cinquante, longtemps avant de gagner le Tibet central; ce dernier fut d'abord ménagé, en raison de sa spécificité, alors que l'Amdo, réputé terre chinoise, depuis son annexion au 18ème siècle, subit d'emblée le sort des autres régions de la République populaire. A certaines époques, les moineaux eux-mêmes furent qualifiés d'ennemis du peuple; c'est vrai, mais notre cicérone oublie de préciser qu'il s'agissait alors de protéger les récoltes céréalières, en frappant sur des casseroles pour chasser les volatiles prédateurs; cette mesure s'avéra néanmoins contre productive dans la mesure où, si la gent ailée prélève sa dîme sur le travail des hommes, elle en protège aussi les fruits, en se nourrissant des insectes, chenilles et autres larves qui les menacent. A la suite de la rébellion armée qui entraîna le départ en Inde du Dalaï lama, en 1959, le Tibet central connut à son tour les réformes d'inspiration communiste. Il faut toutefois noter que, même pendant la révolution culturelle, les destructions furent sélectives et que le Potala, par exemple, fut sauvé de la fureur iconoclaste des gardes rouges, comme le Temple des Lamas de Pékin, sur l'intervention du gouvernement central, lequel fit rapatrier sans ménagement vers la Chine des jeunes révolutionnaires devenus trop entreprenants. La guérilla tibétaine contre les troupes chinoises cessa par suite du rapprochement entre les États-Unis et la Chine; le gouvernement américain abandonna les rebelles et les livra aux Chinois (c'est le terme, trop fort à mon avis, employé par notre accompagnateur), comportement classique des grandes puissances envers ceux qui sont assez crédules pour leur faire confiance. Bien des trésors furent détruits au Tibet, lors de la révolution culturelle. Cependant, il ne faut pas exagérer leur ancienneté. Au cours des siècles, les invasions, les luttes intestines, les querelles entre écoles religieuses, les rébellions contre le pouvoir central, causèrent de nombreuses destructions; l'évolution des goûts et des dogmes religieux, les influences étrangères, conduisirent également à des remaniements importants des édifices préservés de la destruction; c'est ainsi que le Jokhang, l'un des plus anciens temples du Tibet, fut profondément restauré, au 17ème siècle, par le 5ème Dalaï lama. La civilisation tibétaine n'est certainement pas restée aussi figée qu'on l'imagine souvent. Les vestiges les plus anciens laissent supposer des influences népalaises, iraniennes, gréco-bouddhiques, scythes et peut-être tokhariennes (Indo-Européens d'Asie centrale), rarement apparentes dans les monuments que l'on peut aujourd'hui visiter. .
Nous nous approchons de la tour au pied de laquelle se presse la foule des pèlerins. Il est interdit de photographier à l'intérieur. Nous allons faire l'ascension des neuf étages en remplissant nos yeux et notre mémoire de tout ce qu'il nous sera donné d'admirer. Le bâtiment contient de nombreux objets précieux (tankas, statues) et les murs sont peints à fresques. On compte plus de 1270 statues de diverses tailles; Milarepa y est représenté à l'infini sous forme de petites statues logées dans des niches; on le reconnaît à sa main portée au niveau de l'oreille, symbole de l'enseignement oral de l'école kagyupa. L'ensemble est arrangé de manière à donner au visiteur une vision aussi complète que possible du bouddhisme tibétain et de l'histoire religieuse du pays, le tout de façon pédagogique. On accède aux étages supérieurs au moyen d'échelles de meunier rudimentaires pourvues de rampes, en bois ou en métal, comme dans toutes les constructions monastiques tibétaines. Au premier étage, on découvre la statue de Maitreya (Qamba), Bouddha du futur, au centre de deux compagnons: à gauche Manjusri, bodhissattva de la sagesse; à droite Vajrapani, puissant bodhissattva capable d'éloigner toutes les forces négatives. Au même étage se dressent les statues dorées de personnages importants de l'histoire religieuse du Tibet: Thangtong Gyalpo, moine kagyupa, architecte et fondateur de l'opéra tibétain, ainsi que les rois vertueux du pays: Songtsen Gampo et ses deux épouses, l'une chinoise (Wencheng) et l'autre népalaise (Chizun), qui introduisirent le bouddhisme au Tibet, Trisong Detsen qui propagea cette nouvelle religion, au détriment du Bön, monarque sous le règne duquel débuta réellement la vie monastique, Ralpachan qui fit traduire, avec le plus grand soin, de nombreux textes sacrés. Au second étage, la statue de Tsongkapa, à l'origine de l'école gelugpa, est entourée de celles des Dalaï lamas et Panchen lamas. On y trouve aussi les représentations des cinq premiers hiérarques de l'école sakyapa ainsi que celle du fondateur du monastère de Labrang. Plus de 500 sûtras du Tanjur et du Kanjur, ouvrages canoniques tibétains, y sont également stockés. Au troisième étage, les principales statues sont celles de Padmasambhava, à l'origine de l'école nyingmapa, Shântarakshita, fondateur du monastère de Samye, et Trisong Detsen qui appela ces deux maîtres hindous pour répandre le bouddhisme sur les hauts plateaux. Je pense que c'est à cet étage que se trouve une représentation de Yeshe Tsogyal, concubine de Trisong Detsen, puis épouse de Padmasambhava, une novice particulièrement douée, qui devint une des rares ermites féminines, mais je n'en suis plus très sûr. Le quatrième étage est consacré aux 21 taras et aux arhats, les unes et les autres peints sur les murs; les deux principales taras, la blanche et la verte, sont supposées être les deux épouses de Songtsen Gampo; ces représentations féminines du bodhissattva de la compassion peuvent être rapprochées de la Kwan-Yin chinoise; quant aux arhats, ce sont des êtres presque parvenus à la perfection. La statue principale de cet étage est celle du maître de la tendance ésotérique; le bouddhisme tibétain se divise en deux tendances: la voie moyenne ou exotérique, diffusant publiquement la doctrine religieuse, et la voie ésotérique, liée à des pratiques plus ou moins magiques, qui se transmettent oralement, de maître à élève. Au milieu du cinquième étage, se tient Marpa le traducteur, un des prédécesseurs de l'école kagyupa. Il traduisit de nombreux textes sacrés apportés de l'Inde. Il est accompagné de son disciple Milarepa; des épisodes de la vie tumultueuse de ce dernier sont peints à fresque sur un mur. Né dans une famille aisée, Milarepa fut spolié par son oncle à la mort de son père; il se vengea en détruisant la famille de son persécuteur au moyen de ses pouvoirs surnaturels; saisi de remords, il devint ensuite le disciple de Marpa qui ne le ménagea pas; Marpa l'engagea notamment à construire une maison, dont la tour visitée est supposée être une réplique, se montrant insatisfait et la faisant démolir à plusieurs reprises alors, qu'elle était presque achevée; Milarepa devint ensuite ermite, se nourrissant, pendant de nombreuses années, presque exclusivement d'orties, afin d'atteindre le nirvâna en une seule vie; il enseigna le bouddhisme à ses disciples au moyen de poèmes et de chansons. Comme il portait une robe blanche, l'école kagyupa est parfois appelée la secte blanche. Au sixième étage, se trouve la
statue de Mahakala (Tantra-Yana Vajra), qui crée, défait
et contrôle le monde, considéré comme un des avatars
de Shiva, protecteur des Dalaï lamas et des monastères. Le
culte rendu à cette divinité augmente la puissance et la
chance de succès de ceux qui le pratiquent. Phagpa, un Sakyapa,
envoya à Koubilaï khan une statue de cette divinité,
qui entra ainsi dans le panthéon de la dynastie mongole.
Au septième étage se dresse la statue de Dorje-Chang qui porte habituellement dans une main le sceptre, symbole de la foudre, et dans l'autre la clochette, symbole de l'illumination, montrant par là qu'il possède la force et la sagesse nécessaires pour détruire les puissances diaboliques; le sceptre et la clochette sont aussi parfois considérés comme les symboles du sexe masculin et du sexe féminin, dont l'union accroît la puissance, selon les Nyingmapas. Dorje-Chang est considéré comme une image de Sakyamuni enseignant les pratiques ésotériques tantriques. Si ma mémoire ne me trahit pas, des statues très évocatrices, de divinités s'accouplant, ornent aussi cet étage; les Européens sont tentés d'y voir des images érotiques; en fait, elles symboliseraient l'unité retrouvée par le dépassement de la dualité entre principe masculin et principe féminin. Au huitième étage sont les statues des cinq Tathagatas ou dyanis-bouddhas; ces bouddhas de méditation ou de sagesse, sont un groupe de divinités qui, dans le bouddhisme tibétain, représentent les cinq aspects du Bouddha primordial et les cinq sagesses permettant de transformer les cinq émotions négatives en énergie positive. A leurs côtés se dressent les statues de Sakyamuni et de plusieurs autres bouddhas. Le neuvième étage est à peu près vide; on n'y monte d'ailleurs pas. Son plafond est décoré d'un mandala qui représente la place où Sakyamuni s'assied lorsqu'il enseigne la doctrine bouddhique. Les statues du troisième au huitième étage sont sculptées dans du bois de santal ou de cyprès. De nombreuses autres statues et objets précieux figurent dans les autres bâtiments de ce vaste ensemble monastique. De retour à l'air libre, je prends quelques photos de Tibétains qui se laissent aimablement tirer le portrait en souriant. Parmi la foule, j'ai choisi une femme et son enfant ainsi qu'un jeune homme; tous sont très chaudement vêtus; la femme exhibe un énorme collier ainsi qu'une large ceinture, ornée de médaillons d'argent, dont l'extrémité se termine en forme de kartika (ou grigug: couperet magique); par dessus un habit de laine blanche, le jeune homme porte un manteau qui paraît trop grand pour lui (mais c'est la mode du pays), lequel boudine sur ses épaules; un foulard rouge est noué autour de son cou, d'où pend un long collier aux grains fins; peut-être s'agit-il d'un mala, ce chapelet de 108 grains, un des accessoires essentiels du pèlerin, qui sert à dire les prières, mais aussi à compter le nombre de répétitions des formules ou mantras récitées à l'intention d'une divinité; le mala peut être en bois, en verre, en pierres demi précieuses, en os découpé dans des calottes crâniennes; j'imagine que, sous son vaste manteau, ce fringant jeune homme a, passé dans sa ceinture, le poignard qui ne quitte jamais tout Tibétain digne de ce nom. Nous nous promenons d'un bâtiment à l'autre, à travers un terrain qui évoque un chantier de construction; des tas de pierres, de terre et de poutres, jonchent le sol, de part et d'autre du chemin; la rénovation de l'ensemble monastique est en cours; les édifices, dont plusieurs paraissent neufs, sont assez éloignés les uns des autres; des poteaux électriques se dressent entre eux, ça et là, sur la pente de la colline en surplomb de la ville voisine; celle-ci étale dans la vallée l'ensemble peu séduisant de ses immeubles modernes, de ses usines et de leurs cheminées. Devant un temple, richement pavoisé de tentures oranges ornées de dessins, défile un cortège de moines, bonnets jaunes en tête, portant bannières, tambours et parasols; ils bénéficieront aujourd'hui du menu de fête: une soupe aux nouilles! Par delà les toits en terrasses d'un groupe de maisons, sur un promontoire, un chorten blanc se découpe sur les pentes grises de l'arrière-plan. Sur la porte à double battant d'un temple, un personnage est représenté la tête en bas, bras et jambes écartés, le corps fendu par l'ouverture de la porte, une moitié sur chacun des battants; le mur d'enceinte révèle ses secrets de fabrication, adobe, poutre et fagots de branches sèches serrées, ces éléments étant peints en blanc, noir et rouge. Nous entrons dans un édifice; des peintures s'offrent à notre regard, couple de lions des neiges, squelette endimanché, agitant je ne sais quels objets rituels et gambadant en une sorte de danse macabre quelque peu diabolique; des statues voilées les accompagnent: attention de ne pas chercher à les voir, ceux qui s'y risquent sont immédiatement punis par les dieux qui les paralysent. Dans la cour, de la farine d'orge achève de se consumer sur un brûleur d'offrandes; un arbre sacré, qui devrait être un santal mais ne l'est pas, est entouré de tissus et de drapeaux de prières aux couleurs de l'arc-en-ciel. Au milieu des années cinquante, en Amdo, on l'a dit, commença la persécution des religieux; des lamas furent emprisonnés, des monastères endommagés. Les survivants reprirent leur enseignement dès qu'ils furent relâchés, d'abord discrètement, ensuite ouvertement; peu d'entre eux grossirent les rangs de l'émigration, dont ils ne reçoivent que de chiches subsides; la plupart des ressources qui servent à reconstruire et entretenir les monastères proviennent de Chine. Les lamas ont été intégrés à l'administration chinoise et sont rétribués par elle; beaucoup d'entre eux exercent de hautes fonctions; ceci n'est d'ailleurs pas nouveau, si l'on se réfère au témoignage du supérieur de Kumbum réfugié aux États-Unis. Un vautour plane dans le ciel bleu au-dessus d'une colline ocre, au sommet de laquelle se dressent des perches ornées de drapeaux de prières. Nous déjeunons dans la
ville voisine qui doit être Hezuo. Cette ville est un chantier
de construction où les immeubles neufs jouxtent les démolitions,
impression que laisse souvent la visite des villes chinoises. Au moment
de la quitter, nous croisons un cortège de musulmans chinois, les
Hui, reconnaissables à leur toque blanche, qui accompagnent la bière
d'un de leur concitoyen décédé; je n'y vois aucune
femme et il me semble que seuls des hommes assistent à ces funérailles.
Plus tard, à Xiahe, je croiserai à nouveau un enterrement
musulman et je noterai encore l'absence des femmes.
Nous reprenons la route pour rentrer à Xiahe. Nous traversons des villages typiques, où l'on aperçoit parfois de petits chevaux mongols attachés devant les portes des maisons. Une première halte nous permet d'admirer un monastère, au pied d'une montagne, de l'autre côté d'une rivière à moitié encombrée par des bancs de glace. Nous profitons d'une seconde halte dans une bourgade pour photographier une caravane motorisée de saltimbanques itinérants, aux costumes multicolores, qui gagnent leur pitance en se produisant de village en village. Champs labourés avec leurs monticules d'engrais naturel, curieuses serres constituées d'une toile de plastique tendue sur des parois d'adobe arrondies en demi cercle... et nous revoici à l'hôtel. Pour terminer l'après-midi, nous remontons
à pied la rue centrale, de l'hôtel jusqu'au monastère
de Labrang. Je note la présence sur le trottoir d'étals que
je n'ai pas remarqués l'an
passé: jeu de massacre où les dirigeants des puissances
de l'Axe de la seconde guerre mondiale (Hitler, Mussolini, Hiro Hito...)
tiennent le vedette, marchands de chaînes de fer et de feux d'artifice;
la période des fêtes explique leur présence. Une ruelle
perpendiculaire, bordée de maisons de bois, dégradée
par l'hiver, est transformée en une sorte de ruisseau caillouteux,
asséché pour le moment. Nous nous rendons dans un lieu où
se trouve un bureau de change, l'hôtel Overseas qui possède
aussi un centre Internet; le dollar a encore baissé par rapport
à l'euro; la personne a qui j'ai prêté 300 yuans m'a
rendu 30 dollars; elle se trouve me devoir encore 6 euros qu'elle me rembourse;
je les glisse dans une de mes poches où je ne les retrouverai plus;
perdus ou volés? J'achète un paquet de billets de banque
factices dont on dit qu'il sont utilisés comme offrandes.
Au fur et à mesure que nous nous rapprochons du monastère, je reconnais les lieux visités l'an passé. Le champ naguère verdoyant et fleuri de jaune, à proximité de la longue batterie de moulins à prière, est maintenant un terrain labouré terne et gris. Devant lui, en bordure de la rue, les gens viennent toujours déposer leurs ordures et, à l'endroit où urinaient l'an dernier des hommes, se trouvent une femme et un enfant; elle, accroupie, s'adonne à on ne sait quelle tâche intime, lui, les fesses à l'air, défèque tranquillement en public: la nature à l'état pur préparant la fertilisation des moissons futures! Au Tibet, il n'est pas nécessaire de se cacher pour faire ses besoins et, dans les monastères, les toilettes sont souvent collectives; mais il est interdit d'uriner dans les rivières ou d'y jeter du sang. De l'autre côté de la rue principale,
parmi la pacotille pour touristes, des étalages offrent aux nombreux
chalands plusieurs sortes de fruits; comme j'en suis sevré, car
on n'en sert jamais au repas, j'achète quelques oranges; j'en mange
une et vais jeter les épluchures sur le tas d'ordures. Dans la perspective
d'une rue qui gravit la pente de la colline, se dresse le chorten blanc
qui marque la porte est du monastère. Je cherche en vain le magasin
où j'ai acheté l'an passé un DVD sur Labrang; apparemment
il est fermé ou il a disparu.
Le soir, après le dîner, notre accompagnateur répond aux questions que nous lui posons au cours d'une nouvelle conférence; voici ce que j'ai retenu des discussions qu'elle a suscitées. Pourquoi l'hypothèse de la réincarnation est-elle rejetée par les religions occidentales? En fait, les gnostiques et les cathares y crurent, mais il furent condamnés par l'Église comme hérétiques; la réincarnation est par ailleurs admise par plusieurs autres religions à travers le monde; il est clair que la damnation éternelle est incompatible avec la réincarnation qui offre la possibilité de se racheter dans une autre vie; enfin, pour les bouddhistes, l'âme n'existe pas; ce n'est pas elle qui se réincarne. Comment interpréter l'exil du Karmapa? Le 17ème Karmapa, qui a quitté le Tibet en l'an 2000, pour se rendre en Inde, a officiellement effectué ce déplacement pour rejoindre ses maîtres et recevoir leur enseignement; toujours officiellement, il est supposé revenir au Tibet le moment venu. Le Panchen lama reconnu par le Dalaï lama a été récusé par les autorités chinoises qui lui en ont substitué un autre; quelle formation reçoit cet enfant, isolé des fidèles et de ses maîtres; comment comblera-t-il ses lacunes au cas où il reprendrait ses fonctions? On peut penser qu'une réincarnation apprend plus rapidement qu'une personne ordinaire ce qu'elle a déjà su dans une vie antérieure. Le Dalaï lama en exil semble avoir mis en place des institutions démocratiques inspirées de l'Occident, qu'en est-il? La réalité du pouvoir est toujours détenue par les grandes familles; d'ailleurs, l'organisation d'élections parmi la diaspora n'est pas un exercice facile. On dit que le christianisme et le bouddhisme sont les seules religions universelles, qu'en penser? Le bouddhisme est universel par essence; les hommes n'ont pas à se convertir pour devenir bouddhistes puisque, à la faveur d'une réincarnation, ils peuvent naître dans une famille bouddhiste; le christianisme est certes universel, puisqu'il est ouvert à tous les hommes, mais cette universalité est potentielle; elle suppose la conversion; après sa mort, un homme non converti est damné pour l'éternité; d'autre part, le bouddhisme concerne tous les êtres vivants; ils ont tous vocation à atteindre le nirvâna, même si le chemin est plus long pour les animaux qui, étant obligé de tuer pour survivre, n'ont pas beaucoup d'occasion d'acquérir des mérites pour améliorer leur karma; le christianisme ne concerne que les hommes; le bouddhisme est donc plus universel que le christianisme. .
8 ème jour (2 mars): Xiahe (suite) - (Les photos sont ici ) Au petit déjeuner, je soulève
la question des rois vertueux (Songtsen
Gampo, Trisong
Detsen); j'ai lu quelque part que la menace mongole est à l'origine
de ce concept fédérateur des Tibétains; notre accompagnateur
m'apporte à ce sujet des précisions: le concept de rois vertueux
serait originaire d'un royaume à cheval sur le Qinghai, le Gansu
et le Sichuan, le Mi-nyag, et il n'aurait rien à voir avec la menace
mongole. L'histoire
mouvementée du bouddhisme tibétain montre que les différentes
écoles, aujourd'hui réconciliées, se sont souvent
combattues, prenant partie pour tel ou tel prince qui les protégeait;
la question se pose donc de savoir si la religion a réellement joué
un rôle pacificateur sur les hauts plateaux ou si, au contraire,
elle n'a pas attisé les querelles; le rôle pacificateur du
bouddhisme est cependant indéniable; les lamas sont souvent intervenus
pour mettre fin à des conflits; la médiation armée
des Karmapas parvint à rétablir la paix civile à plusieurs
reprises dans la zone sous leur influence (sud-est du Tibet). Un membre
de notre groupe observe que les revendications tibétaines, sur des
régions ayant fait partie de leur pays, du 7ème au 9ème
siècle, sont à peu près aussi raisonnables que si
nous réclamions la reconstitution de l'empire de Charlemagne!
La matinée va être consacrée à la cérémonie d'exposition du grand tanka (thangka) qui se déroule pendant les fêtes du Monlam, célébrées lors du nouvel an tibétain (losar), lequel coïncide avec le nouvel an chinois. Nous nous rendons de bonne heure, chaudement vêtus, auprès du mur sur lequel il sera déployé, afin de repérer un endroit d'où nous pourrons profiter au mieux du spectacle, avant que la foule des pèlerins n'ait envahi les meilleurs places. La prairie verdoyante, où paissaient des dzos* et peut-être aussi des yaks, l'an dernier, est maintenant devenue une sorte de désert stérile, gris et sec; un tapis et une table, avec un objet dessus, sont déjà installés devant le mur. En compagnie d'une jeune femme de notre groupe, je choisis mon poste d'observation, sur la droite, ni trop près, ni trop loin du mur; de là, il me semble que j'aurai tout le loisir de voir et de photographier sans être bousculé par la multitude. Le temps est un peu brumeux; de l'autre côté de la rivière, le grand chorten doré de Labrang (Gongtang) est noyé dans une lumière bleutée. Peu à peu, les fidèles commencent à arriver; ils viennent par groupes, souvent en famille, vêtus de leurs plus beaux atours; les enfants tiennent à la mains des ballons roses ou jaunes; nous avons tout le loisir d'observer les autochtones et de repérer les types les plus significatifs; je tire le portrait d'un jeune homme botté de noir; il est emmitouflé dans une épaisse et vaste houppelande fourrée qui lui monte par dessus les oreilles et ne laisse dégagés que les yeux et le front; une large écharpe rouge enserre sa taille; le voilà bien équipé contre les morsures du froid! Le Gannan ne compterait pas moins de 86 sortes de costumes qui s'adaptent aux conditions climatiques et comportent une version pour chaque saison: ceux d'hiver sont en cuir, ceux d'été en coton ou en soie, ceux de demie saison en lainages fins; généralement, les habits masculins sont plutôt amples, avec de longues manches, et ne descendent pas au-dessous du genou, alors que les vêtements féminins s'ajustent au corps et descendent jusqu'aux chevilles. * Hybrides de yak et de vache. La foule devient plus dense; un demi cercle se forme en bas du mur d'exposition du tanka; quelques personnes grimpent sur les pentes alentour. Un groupe de moines, certains munis de parasols, gravit la côte à gauche du mur et vient se positionner autour de ce dernier. Puis le cortège portant le tanka apparaît; c'est une longue théorie de moines, l'épaule chargée du précieux tissu roulé; le long rouleau orange ondule en montant, comme un grand myriapode aux pattes couleur lie-de-vin; d'après la documentation en ma possession, ce gigantesque patchwork mesurerait 54 mètres de long sur 24 mètres de large, mais une autre documentation ramenée un an plus tôt la donne pour beaucoup plus grande. Dans le demi-cercle, un nouveau personnage vient d'apparaître, c'est un tigre de carton qui gambade et bouscule le premier rang pour l'obliger à tenir ses distances. Le tanka enroulé est amené parallèlement
au bord supérieur du mur. Des moines s'alignent sur les deux côtés
pentus; d'autres moines prennent place en dessous du rebord supérieur
et commencent à dérouler lentement le tissu en reculant sur
la déclivité du mur. Trois bandes de couleur s'étirent
progressivement: une orange plus large au milieu, deux rouges plus étroites
de chaque côtés. Les moines s'affairent, afin que le déploiement
s'effectue correctement, sans faire de plis. Parvenu au rebord inférieur
du mur, les moines, qui viennent de dérouler le tanka, se retirent;
la bande jaune du milieu se fend par le bas, comme un rideau s'ouvre, pour
découvrir petit à petit, en la laissant deviner, l'image
d'Amitabha, bodhissattva de la
lumière infinie, dont le Panchen lama est la réincarnation.
Des pèlerins se prosternent sur le sol face à l'image; d'autres
jettent dans le cercle, par dessus les têtes, des khatas, avec
un caillou enroulé dans le tissu, afin d'augmenter la portée
de ces offrandes catapultées; le tigre de carton veille au bon ordre;
la fête bat son plein.
Des gardes à cheval, au chapeau surmonté d'une sorte de plumet écarlate, traversent l'affluence des gens qui papotent. Ils descendent de monture sur la droite, en dehors de la cohue. Je me promène ça et là, à travers la foule bigarrée, à la recherche du pittoresque: une figure, une attitude ou un costume. Nombre de personnes ont la bouche et le nez masqués, afin de protéger leurs voies respiratoires des impuretés de l'air; beaucoup sont habillés de costumes traditionnels assez rustiques, mais les ceintures ornées de médaillons d'argent ne sont pas rares; une jeune élégante, en chemisier brodé blanc et robe bleue (de brocard?), une écharpe écarlate ajoutée à sa large ceinture ornée d'argent, un collier d'énormes grains couleur corail au cou, des boucles assorties à la couleur de sa robe aux oreilles, la tête surmontée d'une manière de grosse chapka blanche à poil frisé, ses longues nattes pendant dans son dos, attire tous les suffrages; il m'est bien difficile de la photographier, tant est grande l'affluence autour d'elle. J'apprendrai, en lisant ma documentation, que les fêtes du nouvel an offrent l'occasion de montrer que les jeunes filles ont atteint l'âge adulte (17 ans) en les parant de leurs plus beaux atours. On rencontre aussi quelques moines nyingmapas; on les reconnaît à l'épaisse écharpe blanche qui leur barre le torse en diagonale, ainsi qu'à leurs cheveux arrangés en chignon sur le sommet de leur tête. L'exposition du tanka ne dure pas longtemps;
avant la fin de la matinée, il sera replié et réintégré
au monastère. Je fais le tour de l'assistance afin de le voir de
face, puis de me positionner sur le chemin que suivront les moines
pour le ramener. Une agitation poussiéreuse s'empare de la foule
à proximité du cercle; les moines reprennent place, comme
au moment de l'ouverture; le rideau se ferme et l'image disparaît
peu à peu; l'ensemble est enroulé du haut vers le bas tandis
que les cavaliers du service d'ordre prennent leur place sur la gauche
et que le tigre de carton continue
de faire des siennes. Le long serpent orange prend le chemin du retour,
sur les épaules de ses porteurs, précédé par
un porteur de parasol; tout le monde se précipite sur son chemin;
les cavaliers sont devant, lui ouvrant la voie en frappant les personnes
trop curieuses à coups de chaînes sur la tête; puis
vient le tigre et enfin les moines-porteurs, pressés par la foule,
qu'ils écartent à coups de bonnets jaunes. Je prends quelques
dernières photos, au moment où le cortège franchit
la rivière sur son pont de bois.
A midi nous déjeunons dans un salon de l'hôtel car la salle de restaurant est réservée pour un mariage; nous aurons le plaisir de rencontrer les deux nouveaux époux, mais je ne pourrai les photographier qu'à la sauvette; on profite des fêtes du nouvel an pour célébrer des mariages, comme je l'apprendrai en consultant ma documentation. Je profite d'un peu de temps libre pour me rendre dans une librairie voisine acheter un dictionnaire anglo-chinois illustré, à l'usage des enfants, qu'une personne de notre groupe a découvert; le couple de libraires prend son repas sur place, assis de part et d'autre d'un poêle qui lui sert à la fois de table et de calorifère; la librairie est bien achalandée en livres chinois, tibétains et anglais; je trouve mon bonheur sans difficulté, pour un prix dérisoire. L'après-midi est
consacrée à la visite du monastère gelugpa de Labrang
(Labulengsi). Ce monastère couvre une superficie de 816000 mètres
carrés dont 400000 sont construits. Il abrite environ 2000 moines
(d'autres disent 3000), 6 collèges, 48 temples, plus de 500 dortoirs
et sa bibliothèque renferme quelques 60000 volumes; centre religieux
et d'enseignement, il joue également le rôle d'un musée,
c'est pourquoi on l'appelle parfois le Vatican ou le Louvre de
l'Orient; on y enseigne non seulement la religion, mais aussi l'histoire,
la médecine, l'acoustique, l'architecture, l'astronomie, l'astrologie,
la rhétorique, le langage, la grammaire... en s'appuyant sur les
classiques de la littérature bouddhique exotérique et ésotérique.
Une imprimerie traditionnelle continue d'y reproduire des textes selon
les procédés xylographiques (gravure sur bois). 108 monastères
de l'Amdo, de Mongolie, du Sinkiang, du Xikang (Kham) et du nord-est de
la Chine, tant gelugpas que d'autres écoles, d'hommes ou de femmes,
sont placés sous la juridiction de Labrang; le nombre de religieux
sous sa dépendance avoisine les 30000. De nombreux personnages célèbres
sont issus de cette université si renommée que ses geshés
(savants diplômés) ne sont pas tenus de se rendre à
Lhassa (Drepung) pour y terminer leurs études; quelques-uns s'y
rendent toutefois pour accroître leur notoriété; parmi
les célébrités, citons les premier et second Jamyang
(bouddhas vivants, supérieurs de Labrang), le troisième Gungtangcang
(bouddha vivant), Amangbandazhi Gongqujiancan, chercheur bouddhiste et
historien, le troisième Zhigongbacang Gongqudanbaraojie, historien
auteur d'une histoire de l'Amdo réputée, Tubdain QoigyiNyima,
littérateur féru de tibétain et de chinois et enfin,
Gedun Chompel déjà cité.
Labrang fut fondé en 1709 par Jamyang-zhaypa, qui avait étudié
à Drepung; le Tibet connaissait alors une période troublée,
suite à la déposition du 6ème
Dalaï lama; Jamyang-zhaypa profita d'une requête, que lui
avait adressée le roi mongol du Kokonor, pour quitter le Tibet central
et se rendre en Amdo, afin d'échapper aux conséquences des
intrigues politiques auxquelles il avait été mêlé;
il construisit Labrang qui prospéra rapidement; depuis, le monastère
est dirigé par les réincarnations successives de son fondateur
(d'autres informations peuvent être
lues ici
et surtout ici).
Dans la vaste place située devant le collège Meyjung Thösamling, lequel précède la grande salle de réunion et de prière des moines, il y a davantage de monde que lors de ma première visite, l'an dernier; il est vrai qu'elle était alors presque vide. Notre première visite est pour l'ancien collège de médecine tibétaine où je photographie deux lokapalas: celui de l'est, avec sa guitare, et celui de l'ouest, avec son serpent, ainsi qu'une roue de l'existence et une représentation du cosmos; ces fresques sont en assez mauvais état, mais elle ont au moins le mérite de l'ancienneté. La façade du bâtiment est recouverte de tentures noires bordées de blanc, frappées de la roue du dharma entre ses deux gazelles; une draperie plus étroite et plus colorée court en-dessous du toit. La médecine tibétaine diffère de la médecine chinoise; elle repose sur la doctrine des trois mécanismes: lon, qibo et paigen; la maladie naît de l'action de trois toxines psychiques qui sont la haine, l'ignorance et l'avidité; ces toxines ont un lien direct avec les trois énergies somatiques centrales: la bile, le mucus et le vent; la bile se manifeste sous forme de chaleur dans l'organisme, le mucus sous forme de liquide et le vent sous forme de mouvement; les trois principes somatiques sont formés des cinq éléments: terre, eau, feu, air et espace; ces cinq éléments sont responsables de la vitalité du psychisme et de l'organisme; dans un organisme en bonne santé, les trois principes somatiques sont en équilibre; une rupture de l'harmonie existant au plan psychique a pour conséquence un déséquilibre énergétique et se manifeste en fin de compte sous forme de maladie au plan somatique; l'énergie du vent augmente dans l'organisme lorsqu'on se trouve dans un endroit sec et venteux; l'énergie de la bile se concentre dans les endroits secs et chauds; dans les régions et les saisons humides, suffocantes de chaleur ou froides, c'est l'énergie du mucus qui s'accroît. La médecine tibétaine repose sur une conception holistique*, avec pour but l'équilibre interne des forces agissant dans l'organisme; l'être humain est considéré comme partie intégrante de la nature; la santé somatique et la santé psychique ont la même importance; les médicaments se caractérisent par la multiplicité de leurs composants, mélanges de nombreuses substances naturelles; le goût joue un rôle primordial et il est responsable d'une partie de l'effet thérapeutique; on distingue six propriétés gustatives: le sucré, l'acide, le salé, l'amer, l'épicé, l'âpre; les médicaments et les mélanges de plantes à infuser ont la plupart du temps un goût très prononcé. De plus, selon la théorie médicale tibétaine, le corps est constitué de sept éléments de base: la nourriture, le sang, la chair, la graisse, l'os, la moelle et le fluide régénérateur (le sperme), chaque élément étant le distillat d'un autre, ou plutôt son essence; en barattant le sang par l'acte sexuel, on obtient ainsi le fluide régénérateur, comme on extrait le beurre de la crème. La formation d'un médecin tibétain exige une quinzaine d'années d'études qui comportent des aspects techniques et des aspects spirituels; ces années d'études se subdivisent en quatre phases: la première porte sur le diagnostic, la sélection des plantes médicinales et la manière de les cueillir; les trois autres phases qualifiées d'élémentaire, de moyenne et de supérieure portent sur l'enseignements des principes généraux et l'étude des sûtras de la médecine les plus complexes. * De holisme: théorie épistémologique selon laquelle on doit toujours considérer un énoncé à caractère scientifique relativement à l'environnement dans lequel il se manifeste. .
La médecine tibétaine n'est plus enseignée dans le collège que nous venons de visiter; elle l'est désormais à l'hôpital de médecine tibétaine de Xiahe construit en 1978 (voir détails ici). Cette médecine est toujours en usage; peu coûteuse, elle est bien adaptée aux soins d'une population à faibles moyens financiers; dans les dispensaires des villages, les médecins tibétains exercent un apostolat davantage qu'un métier lucratif; en plus de la médecine tibétaine traditionnelle, leur formation comporte également des notions de médecine chinoise et de médecine occidentale; pour ce qui concerne, la médecine occidentale, leur formation est à peu près du niveau de celle d'un infirmier; il s'agit pour eux de savoir vacciner et faire des piqûres. Autrefois, la médecine tibétaine procédait également à des interventions chirurgicales, comme les opérations de la cataracte et des traumatisme crâniens; ces interventions sont désormais interdites à cause des accidents survenus. La Chine s'est gardée de réprimer la médecine tibétaine en raison de l'important rôle sociale qu'elle remplissait auprès de la population (voir aussi Tucci). Les montagnes tibétaines constituent un phénoménale herbier; Les plantes médicinales sauvages y sont au nombre d'un millier, dont quatre cents d'usage courant. Parmi les plus célèbres, citons: le cordyceps sinensis, la fritillaire, la gentiane, la rhubarbe, la gastrodia elata, le pseudo-ginseng, la racine de codonopsitis, la gentiane à feuilles larges, la racine de salvia, l'amadouvier, la millettia reticulata... Le cordyceps sinensis est la combinaison unique d'une chenille jaune et d'un champignon; son nom tibétain signifie "herbe d'été, insecte d'hiver"; juste avant la saison des pluies, les spores du champignon tombent sur la tête des chenilles; le champignon pénètre ensuite le corps de la chenille puis sort par la tête du malheureux animal; le parasite utilise l'énergie de son hôte jusqu'à ce qu'il en meure. On trouve le cordiceps sinensis à la fonte des neiges entre 3.000 et 4.000 mètres d'altitude au Tibet, en Inde, au Bouthan et au Népal. Sa cueillette est très lucrative. Les plantes médicinales des montagnes tibétaines sont recherchées par les étrangers; mais ces derniers ne savent généralement pas les identifier avec précision et les cueillent rarement au moment propice; la venue de ces marchands d'illusion, à la recherche de remèdes miracles et de nouveaux profits, risque de causer des effets dommageables à l'écologie régionale en effectuant des prélèvements déraisonnables. Avant de quitter la cour de l'ancien collège de la médecine, je photographie un groupe de Tibétaines qui s'y prêtent avec le sourire. Nous continuons notre visite par la partie la plus ancienne du monastère. Dans les cours et les rues, comme au long de l'enceinte du monastère, de profonds caniveaux donnent à penser que les précipitations sont peut-être rares mais qu'elles doivent être puissantes. La façade du prochain édifice est de couleur jaune au lieu d'être rouge; ces deux couleurs sont indifféremment utilisées pour les bâtiments religieux, avec une prédominance du rouge; c'est affaire de disponibilité de la couleur; le blanc est réservé aux bâtiments administratifs. Nous revenons sur la place principale, puis nous grimpons la colline, le long du collège du Kalachakra, en direction des deux temples aux toits d'or, le Grand à droite (voir détails ici) et le Petit à gauche (voir détails ici). Devant ces édifices, la foule est sensiblement plus dense. L'aire libre qui s'ouvre devant le plus petit des temples est occupée par une nombreuse assistance; celle-ci fait face à deux lamas assis, comme sur une estrade, sur l'une des marches du socle en escalier qui sert de piédestal au temple; les deux lamas vont se livrer à un enseignement en plein air. En contrebas, le toit en pagode doré d'un bâtiment du complexe du Grand Pavillon des Sûtras dépasse le haut d'un mur peint en rouge (voir détails ici). Nous redescendons vers la grande salle de prières appartenant au complexe du Grand Pavillon des Sutras; nous la traversons, dans la pénombre qui y règne, en évitant, comme nous le pouvons, de nous entraver dans les files de coussins ou d'écraser les pieds des moines qui y méditent; les photos sont évidemment interdites à l'intérieur. Nous débouchons sur une autre place où s'élève un chorten; une halte s'impose pour regrouper notre monde qui s'est égaillé. C'est alors que survient la jeune mariée entrevue à l'hôtel; les plus physionomistes la reconnaissent; on essaie de la photographier; effarouchée et non consentante, elle fuit cette manière de viol photographique en courant; l'incident défait à nouveau le groupe; quelques-uns prenent la belle en chasse; le désir de mémoriser l'événement sur un cliché est plus fort que la proverbiale galanterie française; le souvenir a beau être poète, on cède facilement au désir d'en faire un historien! Nous passons ensuite devant l'endroit consacré
aux protecteurs du monastère; leurs bannières s'élèvent
dans le ciel entre les volutes de fumée des offrandes qui brûlent
dans la cour, derrière le mur blanchi à la chaux. En arrière-plan
s'élève une montagne en forme d'éléphant. Notre
dernière visite sera pour l'un des collèges tantriques, celui
de niveau inférieur (voir détails
ici), où je
prends une dernière photo du lokapala de l'est, ainsi que le panorama
du monastère vu du perron du collège. J'ai vu le collège
tantrique de niveau supérieur, l'an dernier, ainsi que la salle
d'exposition des statues
de beurre (voir détails
ici); cette seconde
visite complète heureusement la première.
A la sortie de l'ensemble monastique, je relève la présence, sur une pancarte, d'un texte en chinois et en anglais, dont voici la traduction approximative: "Le temple de Manjusri, construit en 1814 par le 6ème Dewatshang (Bouddha vivant), fut complètement détruit au moment de la révolution culturelle. Il fut rebâti et rouvert en l'an 2000; le nouvel édifice, avec ses doubles murs et ses quatre niveaux, constitue une réplique fidèle du temple primitif. Il contient une statue de Manjusri de 12 m de haut, ainsi qu'une autre de Sakyamuni, sur la droite de la première, et une de Maitreya, à sa gauche; ces deux statues mesurent 3 m de haut. Un millier de bouddhas, effigies de Sakyamuni, en cuivre doré, ornent les côtés du temple. Ce dernier renferme de nombreux objets rituels. Cet ouvrage été réalisé par la vertu de notre peuple et pour son bonheur." Le temple de Manjusri se trouve à 150 m de la pancarte sur la droite (voir détails ici). En longeant le mur du monastère, j'essaie en vain d'apercevoir le collège de philosophie derrière son bosquet. Une nouvelle conférence complète nos connaissances sur le bouddhisme; je vais résumer ci-après ce que j'en ai retenu, assaisonné de mes recherches et réminiscences personnelles. Siddhatta Gotama, du clan Sakya, appelé Sakyamuni (le sage des Sakya), est un personnage historique; il vécut environ 80 ans et enseigna pendant une cinquantaine d'années, laissant l'équivalent d'environ 5000 pages; il serait décédé entre -400 et -380, mais ces dates sont controversées; les Tibétains pensent que son existence est beaucoup plus ancienne (-961 à -881). D'origine népalaise, il naquit prince, dans une famille de guerriers-aristocrates. Son enfance se déroula à l'intérieur d'un palais et, à l'âge de 16 ans, il fut marié et eut un fils. Élevé en soldat et dans le respect de la religion hindouiste, il mena une jeunesse protégée; on le tint soigneusement à l'écart d'un monde extérieur très dur, régi par le système des castes; son père, le roi, avait été averti qu'il deviendrait un sage et il envisageait évidemment une autre destinée pour son héritier. Vers l'âge de 29 ans, alors qu'il se promenait aux abords du palais, Sakyamuni découvrit la misère du monde entourant l'îlot de luxe dans lequel il avait été jusqu'alors enfermé; la vue d'un vieillard, d'un malade et d'un mort que l'on emmenait au bûcher, lui firent prendre conscience de la décrépitude, de la souffrance, de la précarité de l'existence et du caractère sordide de la mort; un ermite lui montra le chemin de la sagesse. Le jeune homme renonça alors à la vie qu'il avait menée jusqu'alors. Il commença une existence d'ascèse et suivit l'enseignement d'ermites et de sadhu (un sadhu est un saint homme hindou libéré de l'illusion), tout en se livrant à la méditation. Auprès de maîtres brahmanes (prêtres hindous), il apprit la maîtrise du 7ème dhyana, la sphère du néant, puis celle du 8ème dhyana, celle de ni perception, ni non perception. Ensuite, pendant six ans, il se livra à la méditation et à l'abstinence, presque jusqu'à en mourir. C'est alors qu'il trouva la voie moyenne, celle qui récuse les excès; son changement de comportement fut considéré comme une trahison par ses disciples; ils l'abandonnèrent. Il s'assit sous un ficus et fit le voeu d'y rester tant qu'il n'aurait pas trouvé la Vérité; il échappa aux séductions des démons et atteignit enfin l'Éveil; un naga l'engagea à faire profiter l'humanité de sa connaissance; par son premier sermon, devant deux gazelles, il mit en mouvement la roue de la loi (dharma); l'illumination (bodhi) lui permit d'appréhender les causes de la souffrance humaine et les moyens de l'éradiquer; tous les êtres peuvent aussi accéder à cette connaissance. Pendant le reste de sa vie, il voyagea dans la vallée du Gange, poursuivant sa méditation et répandant son enseignement auprès de toutes les classes de la société. Ses disciples lui donnèrent le nom d'Éveillé, c'est-à-dire Bouddha. Il prétendait tenir sa sagesse d'un bouddha du futur et annonçait la venue d'un bouddha de l'avenir. Il convient d'insister sur le fait que Bouddha est un homme, un sage, et qu'il n'a jamais cherché à se donner une origine divine. Le bouddhisme naît dans un contexte particulier, celui de l'hindouisme, dont il reste imprégné, avec les concepts de réincarnation, de karma (somme de ce qu'un individu a fait, est en train de faire ou fera), de dhyana (état de concentration exceptionnel) et des divinités hindouistes: Brahma (le créateur), Vishnou (le protecteur) et Shiva (le destructeur, mais aussi le régénérateur). Au même moment, d'autres religions, elles aussi issues de l'hindouisme, comme le jaïnisme, basée sur le respect du vivant, virent le jour; le bouddhisme est donc loin d'être un phénomène isolé. Ultérieurement, l'hindouisme se réorganisa, en réaction au bouddhisme, et ce dernier fut éliminé de l'Inde, mais Bouddha fut incorporé au brahmanisme, qui en fit un des avatars de Vishnou (le 9ème); il influença l'islam, notamment par le soufisme; par ailleurs, la vie d'un saint, Josaphat, très populaire au Moyen Âge, ne serait qu'une version christianisée de celle de Gotama. L'enseignement du dharma apprend à connaître
la nature des choses et à sortir du cycle de l'existence (samsara).
Pour améliorer son karma,
il faut gagner des mérites, symbolisés par les treize anneaux
des stupas (chorten);
en particulier, on ne doit ni tuer, ni voler, ni mentir; tous les êtres
ne sont pas dans la même situation vis-à-vis de ces
exigences; il est difficile, pour un animal obligé de tuer pour
se nourrir, de gagner des mérites; c'est beaucoup plus facile pour
les hommes, et encore plus pour les dieux; chaque être passe par
l'ensemble des mondes, jusqu'à celui des dieux, avant d'atteindre
le nirvâna; y parvenir en une seule vie est presque impossible. La
discipline monastique apprend à être attentif, aux paroles
comme aux gestes, pour profiter au mieux de l'enseignement des maîtres;
elle apprend aussi à réfléchir et à méditer;
ces points sont fondamentaux; la présence est la base d'un enseignement
qui s'effectue par l'intermédiaire de l'esprit, de la parole et
du corps; voilà pour la théorie, en pratique l'enseignement
dispensé dans les monastères, qui consiste à mémoriser
des formules que beaucoup ne comprennent pas, est loin d'être idéal,
même dans les meilleures institutions; à Drepung, près
de Lhassa, d'après notre accompagnateur, nombre de moines savent
à peine signer leur nom! Les monastères répandent
leurs bienfaits sur le monde; aider les moines, réciter des prières
(mantra),
permet de gagner des mérites, mouvoir un moulin à prière
aussi. L'état de bouddha, le nirvâna, n'est nullement assimilable
au néant, c'est une sorte de compassion infinie.
Deux conceptions du bouddhisme apparurent par la suite: celle du petit véhicule (hinayana, theravada) et celle du grand véhicule (mahayana). Le petit véhicule met l'accent sur le salut individuel, il intériorise le bouddhisme, sans toutefois négliger l'altruisme; il s'agit d'atteindre la qualité d'arhat, un être presque parfait. Le grand véhicule privilégie le salut collectif grâce à l'aide apportée à la multitude par ceux qui sont déjà parvenus au salut, les bodhisattvas; ces derniers s'engagent à renoncer au nirvâna, et à se réincarner, tant que tous les êtres ne seront pas sauvés. La vie monastique est à la base des deux conceptions; Bouddha aurait lui-même fait bâtir le premier monastère; le problème du financement de la construction de ces lieux de retraite se posa très tôt; il fut résolu par la mendicité. Le bouddhisme mahayana apparut vers le début de l'ère chrétienne, dans l'empire kouchan et dans le nord de l'Inde, d'où il se répandit rapidement au Tarim et en Chine, via la Route de la Soie, avant de se diffuser dans le reste de l'Extrême-Orient. Le bouddhisme hinayana s'implanta principalement au sud (au Cambodge, par exemple, mais pas au Vietnam); le bouddhisme theravada remplaça le grand véhicule à Ceylan au 13ème siècle. L'introduction du tantrisme dans le grand véhicule donna naissance au vajrayana (véhicule de diamant), avant le 4ème siècle en Inde; le vajrayana pénètra au Tibet entre le 6ème et le 8ème siècle, puis en Mongolie, et, via la Chine où il fut rejeté pour des raisons sociales, en Corée et au Japon à partir du 8ème siècle. Le tantrisme débouche sur la pratique du yoga; les voeux tantriques sont ceux du niveau le plus élevé, ceux qui engagent le plus. Le bouddhisme commença à s'implanter
au Tibet sous Songsten
Gampo, fondateur de l'empire, mais sans vie monastique propre au pays.
Le monachisme tibétain apparut sous Trisong
Detsen, avec la construction de Samye; ce monarque favorisa l'influence
du bouddhisme hindou au détriment du bouddhisme chinois; vers 790,
une traduction exhaustive des textes bouddhistes eut lieu. Un pieux monarque,
Ralpachan,
fit entreprendre, entre 950 et 975, la traduction nouvelle des textes sacrés,
les versions antérieures comportant des erreurs d'interprétation;
après l'assassinat de Ralpachan (vers 840), le bouddhisme fut persécuté,
les monastères furent détruits; le même phénomène
se produisit en Chine, à peu près à la même
époque, à la fin des Tang.
L'empire tibétain se désagrégea après le meurtre
de Langdarma,
successeur de Ralpachan; le
bouddhisme réapparut en Amdo, grâce à trois moines,
et à l'ouest du Tibet (Guge), avec l'arrivée d'Atisha, un
siècle plus tard.
9 ème jour (3 mars): Xiahe (suite) - (Les photos sont ici ) Ce matin, après le petit déjeuner,
une surprise nous attend: il a neigé pendant la nuit. Dehors, tout
est blanc; devant la porte de l'hôtel, des employés s'affairent
pour déblayer un passage. Je m'aventure, en m'efforçant d'éviter
la chute, sur le sol glissant du trottoir, pour mémoriser l'événement
sur la plaque sensible de mon appareil numérique. Nous devions monter
sur la colline contre laquelle s'adosse le mur d'exposition du grand tanka,
pour jouir de la vue sur la ville et le monastère; il faudra y renoncer;
risqué en été, l'exercice serait plus que périlleux
sur un sol couvert de neige! Cette excursion sera remplacé par la
visite du grand chorten doré, le Gongtang, d'où l'on embrassera
toute l'étendue du monastère, à défaut de l'ensemble
de la ville; ayant gravi la colline voici
un an, je ne me sens pas trop frustré. Nous nous rendrons en
bus jusqu'à proximité du monastère. Hélas,
une surprise arrive rarement seule; une fois à l'intérieur
du véhicule, celui-ci refuse de démarrer; nous allons devoir
remonter la grand-rue à pied, en marchant avec précaution
pour éviter la glissade.
Tout se passe bien et nous parvenons sans encombre au carrefour d'où part l'interminable enfilade des moulins à prière. Une pause nous permet d'attendre les retardataires et de reconstituer le groupe. A cet endroit habituellement grouillant, ce matin, la foule et plutôt clairsemée; nous assistons néanmoins au passage de quelques personnages empanachés de rouge, peut-être des membres du service d'ordre. Nous partons ensuite le long des moulins à prière, en direction du chorten. Des pèlerins accomplissent leurs dévotions, en se couchant de tout leur long, à plat ventre dans une neige dont la froideur ne les rebute pas. La perspective est splendide. Nous passons devant des portails de bois sculpté particulièrement fouillés et devant des portes joliment décorées; les pèlerins se font de plus en plus nombreux, sous la galerie des moulins à prière; les bâtiments où logent les lamas, de facture tibétaine, montrent leur sommet, derrière de hauts murs peints en rouge; et nous arrivons devant la porte du chorten, gardée par deux gros lions des neiges. Face à la porte, des pèlerins se prosternent, sur un carré de ciment dégagé; ils ont placé des tapis sur le sol pour se protéger. Les deux lions sont un mélange des traditions tibétaines et chinoises; par leur couleur blanche et leur crinière verte, ils sont tibétains; par leur attitude, ils sont chinois: une de leur patte repose qui sur un globe et qui sur un lionceau; les remarques de Gedun Chompel touchant le lion des neiges me reviennent à l'esprit; de toute manière lion chinois ou lion des neiges, il est probable que les deux sont d'origine persane. L'édification du Gongtang fut entreprise en 1805, par le 3ème Gongtangcang, un célèbre élève du monastère, sous le règne de l'empereur mandchou Jiaquing; cet empereur fit cadeau d'une tablette écrite, symbolisant la lumière du Bouddha, à l'édifice. Le 5ème Gongtangcang dépensa beaucoup d'argent pour embellir le monument. Celui-ci fut détruit par les gardes rouges, pendant la révolution culturelle. Sa reconstruction commença en 1991, avec des fonds gouvernementaux, l'aide de la diaspora et les offrandes des pèlerins; elle fut achevée en 1993. Le monument actuel s'élève à l'endroit où était l'ancien et il en est la réplique exacte. L'extérieur culmine à 31 m et comporte cinq étages regroupés en trois niveaux; le niveau supérieur est orné de sculptures dorées représentant le soleil, la lune et les étoiles; au niveau moyen se trouvent des bas-reliefs en cuivre doré représentant les huit grands bodhissattvas; le niveau inférieur comprend trois étages décorés de tuiles colorées et de roues du dharma. L'intérieur se subdivise en quatre espaces communiquant les uns avec les autres; dans le premier s'élève le cénotaphe du 3ème Gongtangcang et les statues en or des 1er, 2ème, 4ème et 5ème Gongtangcang; à droite et à gauche se trouvent les espaces réservés aux taras et le fond contient une collection de plus de 2000 volumes de sûtras; le haut de ces quatre espaces est orné de 300 bouddhas de cuivre; le troisième étage renferme 1032 statues de bouddhas et, au quatrième étage, se dresse une statue d'Amithaba, de près de 2 mètres de haut, dont le socle est recouvert de fresques. A travers les salles du rez-de-chaussée,
nous gagnons l'échelle de meunier qui donne accès aux étages;
nous gravissons ceux-ci en tournant dans le sens des aiguilles d'une montre.
Du haut de la dernière plate-forme, on bénéficie d'un
fort beau panorama sur l'ensemble du monastère dont les ors et les
murs colorés ressortent sur la neige, en une symphonie de teintes
tendres. Quelle chance de jouir de ce spectacle en hiver, après
l'avoir vu au printemps! J'essaie d'identifier les lieux que je connais;
à gauche, de l'autre côté du chorten blanc de l'ouest,
se trouvent le monastère
nyingmapa (voir détails
ici) et le couvent
de moniales (voir détails
ici); au milieu, les
temples visités la veille sont si serrés les uns contre les
autres qu'ils n'est pas facile de les repérer avec certitude; à
droite, je cherche en vain le collège de philosophie, au milieu
de ses arbres, mais je reconnais, sans erreur possible, la résidence
des lamas; nous sommes au niveau des bas-reliefs et nous pouvons à
loisir en admirer les détails: bodhissattvas
plus grands que nature, ornés de colliers rendus réalistes
par la coloration des pierres, feuillages émaillés de vert
et fleurs vernissées de rose, aux nervures rouges.
La visite terminée, nous nous rendons sur la place du monastère assister aux danses rituelles qui s'y déroulent. Notre accompagnateur nous fournit quelques explications historiques complémentaires; pendant les années 20 du siècle dernier, un violent conflit opposa bouddhistes et musulmans dans la région qui, rappelons-le, était alors sous la coupe de la famille musulmane des Ma; les bouddhistes eurent le dessous et les vainqueurs firent obstacle à l'exercice du culte des vaincus; cependant, après quelques temps, les monastères purent reprendre leur activité à condition de se montrer discrets. Il existe aujourd'hui des gens qui pensent que musulmans et bouddhistes pourraient se liguer un jour contre les Chinois; je doute que cette alliance puisse naître et durer; en premier lieu, les musulmans de Chine sont loin de représenter un ensemble homogène; ils sont en grande majorité sunnites, il est vrai, mais des différences ethniques les séparent; en second lieu, des rivalités ancestrales opposent bouddhistes et musulmans; une muraille aujourd'hui en ruine, dont on peut encore voir les débris à la frontière de l'ancien Tibet, sur la route de Xiahe à Lanzhou, séparait naguère ces deux populations antagonistes. Entre trois joueurs, plusieurs alliances sont possibles: les plus faibles peuvent s'allier contre le plus fort, en surmontant leurs divergences, mais le plus fort peut également dresser les deux plus faibles l'un contre l'autre, en exploitant leurs désaccords; j'espère que le Toit du monde, qui en a déjà tant vu, restera à l'abri de telles éventualités! D'après notre accompagnateur, les troupes communistes, pendant la Longue marche, passèrent à proximité de Labrang; les Tibétains ne lui opposèrent pas d'obstacles; ils ne furent pas payés de retour, quelques décennies plus tard! Je ne sais pas ce qu'il en fut de la position de Labrang à cette époque, mais l'histoire officielle nous apprend qu'une bataille eut lieu, dans le comté de Diebu, au Gannan, pour le contrôle de la passe de Lazikou, qui se trouve sur le chemin du Sichuan au Gansu, entre les troupes du seigneur de la guerre Lu Dachang, qui tenait le pont, et celles de Mao Tsé Toung; l'ordre d'attaque fut donné par Mao en personne, le 14 septembre 1935; le 15, un premier assaut, mal coordonné échoua; la situation devenait d'autant plus critique que les communistes voyaient leur flanc menacé; le 16, des commandos suicides s'emparèrent des fortifications de la première ligne et les détruisirent; le 17, une attaque général enfonça la seconde ligne qui battit en retraite; le passage était ouvert. Un monument perpétue le souvenir de ce fait d'armes. Le festival du Monlam comprend de nombreuses
festivités; il se déroule sur plusieurs jours calés
sur le premier mois lunaire; le 8ème jour, a lieu la libération
des animaux consacrés au Bouddha; le 13ème jour, le grand
tanka de cérémonie est déployé, c'était
hier; le 14ème jour, les danses "cham" sont exécutées,
c'est aujourd'hui; le 15ème jour, les statues de beurre sont exposées,
ce sera demain et nous ne serons plus là, contrairement à
ce qui est prévu dans notre programme, nous ne les verrons pas,
cela me chagrine assez peu car j'ai eu l'occasion de visiter l'an dernier
un pavillon contenant plusieurs de ces oeuvres d'art singulières;
le 16ème jour, la statue de Maitreya est promenée autour
du monastère, ce qui clôt la période de fêtes,
nous n'y assisterons pas non plus, en dépit de ce qu'annonce notre
programme décalé de deux jours. Ce festival, institué
par Tsongkapa, a été interdit plusieurs fois dans l'histoire,
une première fois en 1498, lorsque les Ripoung, alliés des
Karmapas, s'emparèrent de Lhassa; en 1921, cette fête offrit
l'occasion aux moines de Sera de manifester leur hostilité à
l'Angleterre, qui tentait de prendre pied au Pays des Neiges, elle se transforma
en manifestation politique; la célébration du Monlam fut
interdite pendant une vingtaine d'années par le pouvoir communiste,
pendant la période de guérilla, et ne fut autorisée
à nouveau qu'à partir de 1987; en 1989, suite à des
manifestations à Lhassa, le Monlam ne put pas se tenir; sa célébration
est certainement l'indice d'une situation plus paisible dans le pays (voir
la chronologie
de l'histoire du Tibet).
Sur la grand-place, où a été tracée l'aire de danse, et dans les rues alentour, la foule est immense et pressée; il est impossible d'approcher d'assez près pour voir les danseurs convenablement; on ne peut que les entrevoir entre les têtes. Un lama, entouré de personnages importants, préside la cérémonie, du haut d'une galerie qui court à l'étage du bâtiment fermant le cercle de danse, lui servant, en quelque sorte de coulisses. Il n'y a pas grand-chose de nouveau à dire des danses, sinon que les costumes ne sont pas rigoureusement identiques à ceux qui ont été vus ailleurs. La foule se bouscule parfois sous la poussée du tigre de carton lequel continue de distribuer des coups de tête; ces horions inoffensifs déclenchent la bonne humeur des pèlerins. L'affluence est très bigarrée; les étrangers sont rares; les Tibétaines et les Tibétains endimanchés sont largement majoritaires; on aperçoit d'élégantes jeunes femmes très bien vêtues; certaines portent un masque devant la bouche et le nez; il y a aussi des moines nyingmapas; quelques marchands de douceurs ont réussi à se faufiler le long des murs, avec leur charrette à bras convertie en étal; des personnes plus courageuses gravissent les montagnes pour dominer la fête. L'heure du déjeuner approchant, je regagne le parking où notre bus doit nous attendre; les groupes se défont; des personnages masqués conversent avec des pèlerins; les cavaliers du service d'ordre viennent attacher leurs petits chevaux mongols à l'endroit prévu à cet effet; les gens fortunés repartent en voiture; deux jeunes moinillons, qui jouent avec des pistolets à amorce, me prennent pour cible; dans ce pays réputé non violent, le goût pour les armes est aussi répandu qu'ailleurs chez les enfants; mais entre les mains de futurs religieux, voilà qui interpelle! Il est vrai qu'ils sont nyingmapas. Sur le chemin de l'hôtel, à la sortie du monastère, une immense rame de papier, qui mesure une dizaine de mètres au moins, est apposée sur un mur, recouverte de signatures; renseignement pris, il s'agit d'une pétition en faveur de la protection de l'environnement; l'écologie n'est pas absente des préoccupations des Tibétains; j'espère que cela réjouira Nicolas Hulot, s'il me lit! Après le déjeuner, retour aux
danses! La foule est toujours aussi
dense; on voit autant de têtes noires que de danseurs chamarrés.
A l'ouest, cependant, le cordon de spectateurs semble moins épais;
c'est une aubaine puisque le soleil s'y trouvera opportunément dans
mon dos; je vais m'y placer, sans me douter de ce qui m'attend. Le cordon
est moins épais, certes, mais c'est qu'un autre
cercle s'est formé, à côté de celui où
virevoltent les danseurs. Les cavaliers du service d'ordre y figurent,
poussant la foule du poitrail ou de l'arrière train de leurs montures,
pour la maintenir éloigné du centre, où un feu achève
de se consumer. Je gagne le nord de ce second cercle, près de l'endroit
où se dressent les bannières des protecteurs du monastère.
Une haie d'honneur y est déjà
en place; les jeunes gens qui la composent sont revêtus de beaux
habits décorés de fleurs, de dragons et de mille autres impressions
plus ou moins tarabiscotées; les premiers ont en tête un large
chapeau d'où pendent sur leurs épaules, comme d'un abat-jour,
de longs fils écarlates, serrés dru les uns contre les autres;
le chapeau blanc des seconds est surmonté d'un plumet rouge qui
retombe. Parmi eux je remarque d'archaïques guerriers
armés d'un fusil moderne prolongé par une fourche en guise
de baïonnette; les deux longues lames de la fourche ressemblent aux
cornes d'une gazelle tibétaine; j'apprendrai plus tard, sur la foi
d'une photo, que rabaissée, cette fourche sert de support pour le
canon du tireur couché ou accroupi.
Au pied des bannières les offrandes, ou tormas, qui seront brûlées plus tard, reposent sur une sorte de brancard de bois peint de couleur orange; pour autant que je puisse le voir, il s'agit de plusieurs pièces de beurre de yak coloré, à formes plus ou moins pyramidales, arrangées probablement de manière symbolique. A côté des bannières, se dresse un triangle peint autour d'un mat; sur la pointe de ce triangle une tête de mort blafarde est pourvue, en guise d'oreilles, de deux larges moitié de cocardes vertes froncées et bordées de blanc; le rire de cette camarde lunaire, largement fendu, est rehaussé de rouge. Les cavaliers écartent la foule et soudain des explosions déchirent l'air; des boites à artifice viennent d'entrer en action, au milieu du second cercle; la pétarade est intense; des fusées montent dans le ciel, où elles éclatent en étoiles que l'on aperçoit à peine, en plein jour, sur le bleu intense de l'azur. Une fumée âcre envahit l'atmosphère; adieu la guérison de mon rhume, ce soir mes voix respiratoires seront à nouveau enflammées! Le feu d'artifice tiré, la foule se disperse; j'approche du premier rang; tout à coup je sens mon bonnet s'envoler; je me retourne pour le voir disparaître dans la gueule béante du fauve de carton, pour la jubilation de l'assistance qui s'esclaffe; il me faut faire contre mauvaise fortune bon coeur; quelques instants plus tard, on me frappe sur l'épaule; le Tibétain qui prête ses jambes à l'avant de l'animal me fait comprendre, en frottant son pouce contre son index, qu'il est disposé à me rendre mon couvre-chef, moyennant le paiement d'une rançon; je lui tend un billet de dix yuans; non, ce n'est pas assez; pour vingt yuans (2 euros) je récupère mon bien; mais l'animal ne me quitte pas avant de m'avoir mordu les oreilles, sans doute pour permettre à ceux qui m'entourent de me prendre en photo! J'apprendrai plus tard, en lisant le récit d'un moine japonais, Kawaguchi, que cette prise restituée contre rançon est un divertissement habituel au Tibet, qui se pratique notamment lors des mariages. Parmi les masques, je repère le yak noir et aussi un très beau cerf. Un lama est assis, de l'autre côté de la piste, sur une estrade; les autres moines et les musiciens sont debout ou assis sur le sol. Un remue-ménage agite bientôt tout ce monde; le lama se lève; les gardiens aux larges épaules et au lourd gourdin apparaissent; la trique est ici particulièrement imposante; on se prépare pour le départ de la procession qui va conduire les offrandes au lieu de la crémation. La longue file des moines, des musiciens et des masques s'organise; elle s'ébranle dans un chatoiement de couleurs et passe entre la haie d'honneur, devant les fidèles qui portent leurs mains jointes au niveau de leur front baissé, en un geste de vénération. La foule emboîte le pas des religieux. Les offrandes seront brûlées à l'écart pour la plus grande joie de tous: une fois de plus, les dieux ont triomphé, les démons sont vaincus, sous les yeux de la multitude qui encombre les alentours, et s'agglutine jusque sur les pentes des montagnes environnantes. Le spectacle est émouvant; la foi des Tibétains n'est pas discrète, mais elle est sincère, nous en avons eu des preuves surabondantes, hier et aujourd'hui. Avant de quitter le monastère, je photographie un grand tanka à l'effigie de Mahakala, suspendu à l'est de la piste de danse. Je vais consacrer le temps qui me reste à effectuer quelques achats dans les boutiques de la rue principale, avant de rentrer à pied à l'hôtel. Dans un bazar, je rencontre une personne du groupe, auprès d'une librairie tibétaine, où figure une affiche du Dalaï lama, apposée au mur, sous celle d'un enfant qui est le nouveau Bouddha vivant de Labrang; presque tous les livres de cette boutique sont en tibétain; on y vend aussi des pendentifs à l'effigie du Dalaï lama; j'en achète un comme souvenir. Un jeune moine exprime le souhait d'être photographié en notre compagnie, ce qui est réalisé, nous tenant par l'épaule, comme de vieux amis. Nous flânons dans les allées, où nous effectuons quelques emplettes, avant de sortir, pour gagner l'autre côté de la rue. Là, comme je passe devant une boutique où j'ai acheté un bol musical l'an passé, le commerçant, de l'autre côté de son comptoir, me reconnaît et me salue joyeusement, à grand renfort de gestes de ses bras; son épouse sort pour me congratuler; du coup, la personne qui m'accompagne entre et achète deux bols musicaux. Comme nous repartons, sur le trottoir, je tombe en arrêt devant une pile de photos du Bouddha vivant du monastère; le commerçant sort et me tend la photo: elle est pour moi, je suis revenu et lui est amené une cliente, il est content de me revoir et m'invite à revenir. Magie de la sympathie, j'ai compris tout ce qu'il me disait au mot près, sans me demander dans quelle langue il s'exprimait; cela m'a semblé sur le moment tout naturel. Je ne m'interrogerai que plus tard à ce sujet; habituellement, lorsqu'un asiatique me parle en anglais, je n'entends pas la moitié de ce qu'il me dit, alors? D'ailleurs, dans que idiome mon nouvel ami m'a-t-il parlé? Je l'ignore, mais, ce dont je suis certain, c'est que ce n'était pas du français! Une anecdote me vient à l'esprit. L'événement
s'est déroulé voilà 37 ans, au Québec, où
je me trouvais alors. J'étais avec un groupe d'amis parmi lesquels
l'un d'entre eux jouait en quelque sorte au devin; je crus que tout le
monde s'était donné le mot pour me mystifier. L'ami en question
me proposa alors de me livrer avec lui à une expérience.
Il me demanda de choisir mentalement un objet sur une table. Nous nous
éloignâmes, il me prit la main, ferma les yeux et me demanda
de le guider par la pensée vers l'endroit où l'objet était
posé. J'eus alors la surprise de m'apercevoir qu'il suivait à
la lettre les indications que je lui fournissais; lorsque je pensais va
à droite, il allait à droite; lorsque je pensais, va à
gauche, il se dirigeait vers la gauche; ces mouvements n'étaient
pas fortuits car j'ai changé plusieurs fois de direction et il a
toujours parfaitement obéi à mes muettes injonctions. Lorsque
nous sommes parvenus près de la table, il a passé sa main
au-dessus à plusieurs reprises, toujours les yeux clos, en me demandant
de penser très fort à l'objet et, finalement, sa main s'abattit
subitement, comme un rapace sur sa proie, sur un jeu de cartes. De fait
mon choix portait sur une carte de ce jeu; il me dit alors qu'il avait
hésité car il sentait qu'il n'était pas complètement
parvenu à l'objet recherché, mais qu'une carte dans un jeu,
c'était trop précis pour être deviné. A ma question:
"comment t'y prends-tu?", il me répondit: "c'est très
simple, tout le monde peut faire la même chose: je t'entends penser!"
Peut-on transmettre sa pensée? Depuis ce moment, j'en suis convaincu.
Et, c'est peut-être pourquoi j'ai parfaitement compris ce que me
disait le commerçant tibétain. Car, si les langages sont
différents, il n'y a probablement qu'une forme de pensée
humaine. Jean Cocteau affirmait que la parole a été donnée
aux hommes pour travestir leur pensée; peut-être, mais le
langage nous permet aussi d'approfondir, d'affiner, de combiner des concepts
que la pensée élémentaire, la seule sans doute qui
puisse être transmise sans la parole, ne permettrait pas d'élaborer.
Sur le chemin du retour à l'hôtel, j'achète encore un assortiment de bonbons tibétains, pour mes petites filles, à un commerçant ambulant, sur le trottoir. Le soir, nous avons droit à un repas amélioré, avec consommé et raviolis, qui s'appellent au Tibet des momos. Notre guide local nous avait proposé de varier les plaisirs en changeant de restaurant, mais, satisfaits de la chère qu'on nous servait ici, nous avons préféré y rester. Nous aurons le plaisir de voir le chef, pour le féliciter et le remercier. Pendant nos agapes nocturnes, quelques visages de pèlerins, n'ayant probablement qu'une maigre pitance à se mettre sous la dent, nous regardaient manger, pressés contre la vitre du dehors. Où vont-ils passer la nuit? Peut-être à la belle étoile dans la neige, tandis que nous reposerons, bien au chaud, sous nos couvertures! Des notes sur la gastronomie tibétaine du Gannan sont ici. |