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Après plusieurs tentatives infructueuses,
les Anglais ont finalement réussi à s'emparer de La Réunion
en juillet 1810. Quelques temps plus tard, le commodore Corbett arrive
à Saint-Denis. Il est accueilli avec exaltation par la garnison.
Au cours d'un repas, des toasts sont portés à la prochaine
capture du commandant Bouvet. Ce dernier, officier de marine français,
est né sur l'île, à Saint-Benoît, d'un père
breton et d'une mère créole. Comme capitaine de frégate
de la Minerve, il a causé d'importants dommages au commerce
britannique en faisant de nombreuses prises dans l'Océan Indien.
Son élimination serait donc accueillie avec joie en Angleterre.
Dans un grand élan d'enthousiasme, des officiers de la garnison
demandent l'autorisation d'embarquer sur le navire de Corbett. Le gouverneur
anglais de Bourbon, Sir Farqhar, donne son accord et permet l'embarquement
de 100 grenadiers volontaires sous les ordres du major Elliot.
Bouvet croise dans les parages de La Réunion
sur l'Iphigénie qui vient de lui être remise. L'Iphigénie
est une ancienne frégate anglaise prise au cours d'un récent
combat, au cours duquel la marine britannique a été
sévèrement corrigée. La contribution de Bouvet à
cette victoire lui a valu d'être promu capitaine de vaisseau (voir
ici l'extrait de Victoires et Conquêtes
relatif à ce combat). Il s'aperçoit que sa nouvelle frégate
est trop légère pour bien naviguer. Elle tient mal le vent,
incline beaucoup et marche mal. Mais il n'a pas le choix et devra s'en
contenter. Une seconde frégate, l'Astrée, le rejoint
bientôt. Elle arrive de métropole et son équipage brûle
du désir de se mesurer aux Anglais. Le 12 septembre 1810, alors
qu'il s'apprête à engager le combat contre une frégate
ennemie en station devant Saint-Denis, Bouvet aperçoit trois navires
anglais, une frégate, une corvette et un brick, qui viennent de
sortir de Saint-Paul. Il s'éloigne pour les attirer au large et
les défaire, si possible, en détail. La frégate, sortie
de Saint-Denis, le suit. Voici le récit que Bouvet a laissé
de ce combat dans ses mémoires (Précis des campagnes de l'amiral
Pierre Bouvet - Michel Lévy frères éditeur - Paris
- 1865)
A la nuit, notre marche se trouva ainsi établie: 1° L'Iphigénie, toutes voiles dehors au plus près, tribord au vent. 2° L'Astrée, même voilure, moins la grande voile, un peu sous le vent des eaux de l'Iphigénie, à portée de voix. 3° La frégate anglaise sortie de Saint-Denis, un peu sous le vent des eaux de l'Iphigénie, à grande portée de canon. 4° Les trois navires sortis de Saint-Paul, à deux lieues dans nos eaux. La nuit nous déroba bientôt à la vue de ces derniers; mais notre position leur était signalée de temps en temps par la frégate qui nous observait. Nous courûmes ainsi jusqu'à minuit sans rien changer à notre allure. Quand la lune, à son dernier quartier, vint jeter un peu de lumière sur notre horizon, j'aperçus dans nos eaux une voile, qu'à sa masse je jugeai être l'autre frégate anglaise. J'avais compté sur moins de prudence et de circonspection de la part d'un ennemi ordinairement plus audacieux; je m'étais flatté que la frégate qui nous suivait de près, remarquant la supériorité de marche de l'Astrée sur l'Iphigénie, aurait cherché à ralentir cette marche par quelques coups de canon tirés dans ses agrès. Dans ce cas, je lui réservais une leçon sévère; mais, pour lui, le moment n'était pas encore venu de se l'attirer, tandis que, pour moi, le temps pressait. Pendant un grain assez lourd, j'ordonnai à l'Astrée de changer de poste avec l'Iphigénie, c'est-à-dire de lui passer de l'avant et de s'y tenir à portée de voix. Ce mouvement allait me donner l'air de craindre pour l'Astrée, de préparer sa fuite, et de dévouer l'Iphigénie seule au sacrifice; mais nous naviguâmes jusqu'à trois heures du matin dans cet ordre, sans que l'ennemi fît aucune démonstration d'attaque. A cette heure, nous reçûmes un autre grain pour lequel nous carguâmes nos perroquets; ce grain nous déroba malencontreusement à la vue de l'ennemi. Je rappelai l'Astrée à reprendre son premier poste. Comme elle y arrivait, le temps s'éclaircit et elle se trouva à demi-portée de canon par le travers de l'ennemi, qui engagea le combat aussitôt; elle était sous les huniers et la misaine, l'Iphigénie sous les quatre voiles majeures. Au bout d'un demi-quart d'heure, l'Astrée eut son petit hunier déchiré en deux, de la ralingue de fond au faix; cette frégate borda aussitôt ses perroquets, et força de voile pour venir se réparer à l'abri de l'Iphigénie; alors la frégate ennemie força de voile aussi, en portant sur ma hanche du vent. J'allais pouvoir enfin rendre l'action décisive; il me fallait frapper vite et fort; il était trois heures et demie, et l'autre frégate anglaise était à moins d'une lieue en arrière. Je fis pointer tous mes canons en belle et à l'horizon, carguer la grande voile et ranger à brasser carré derrière. Quand l'ennemi fut parvenu à distance de froisser le couronnement de l'Iphigénie avec sa civadière, il lança rapidement au vent et nous envoya sa bordée en hanche. J'avais dans le même moment jeté la barre du gouvernail sous le vent et brassé carré derrière, de sorte qu'à l'éclaircie qui succéda à ce premier feu de l'ennemi, nos deux frégates ne semblèrent plus former qu'un seul corps. Alors commença le plus terrible châtiment que la vanité anglaise ait jamais essuyé. (1) Surprise ainsi vergue à vergue sous le feu direct et roulant des vieux canonnier de la Minerve et de la Bellone, qui armaient ma batterie, cette frégate ayant à ramener en belle ses canons qu'elle avait déchargés obliquement, ne put jamais y réussir complètement; je n'eus qu'à me maintenir dans ma position pour conserver un avantage immense sur mon adversaire. La mer était belle, et nous combattions à longueur de refouloir. Le capitaine d'artillerie Mourgues avait organisé notre feu de manière à produire l'effet d'une volée continue. L'ennemi ripostait à peine, par saccades, aux coups réguliers que nous lui portions incessamment. Ses pertes étaient encore, à proportion, beaucoup plus fortes que les nôtres, ayant presque deux fois plus de combattants que nous. Sa mousqueterie, d'abord extraordinairement vive, fut réduite au silence en moins d'une demi-heure. Dans cette extrémité, l'ennemi voulut nous aborder; en deux coups rapides du gouvernail, je fis manquer cette tentative qui pouvait faire changer la face de l'affaire à mon désavantage, en m'arrêtant devant les forces qui s'avançaient. N'ayant pourtant que cette ressource pour faire diversion à sa détresse, il réitéra plusieurs fois la même entreprise, sans autre succès que de fournir à l'Astrée l'occasion de lui tirer quelques coups sur son avant, et de nous faire tomber ensemble sous le vent de cette dernière, qui, pour lors, réparée de son avarie, ouvrit sur nous un feu d'autant plus animé que l'ennemi ne lui riposta pas. Il venait d'amener. Il était quatre heure et demie. Poussée par un zèle inconsidéré, et jalouse de se montrer fidèle aux préceptes de la Tactique (chap. XIII etc.) (2), cette frégate foudroya nos gréements et nos mâts majeurs qui jusque là avaient peu souffert, et faillit dans un instant nous compromettre tous: elle se jeta en travers sur le lof de tribord de la frégate anglaise, la poussa sur l'Iphigénie, et produisit ainsi un abordage général qui nous eût été funeste, si l'autre frégate anglaise en eût eu connaissance; mais heureusement la mer était belle, et la brise calmée par l'effet de la détonation des canons. Nous eûmes le temps de nous dégager de notre triple abordage avant qu'il fit jour. La frégate que nous venions de réduire était l'Africaine, capitaine Corbett. M. le colonel Barry, secrétaire général
du gouvernement anglais à Bourbon, me fit la remise de ce vaisseau
de sa Majesté britannique (3), étant
le seul officier qui fût échappé au carnage: tous ceux
de la marine, le capitaine en tête, et nombre d'officiers de l'armée,
venus volontairement pour assister à un combat naval, avaient succombé
dans l'action.
1- Cette belle manoeuvre n'est pas facile à comprendre pour des personnes non familiarisées avec le jargon de la marine à voiles. Voici comment les choses se sont passées. Le commandant Bouvet, après avoir fait pointer ses canons droit, prend lui-même la barre du gouvernail; il impose à l'ennemi la nécessité de tirer obliquement; il essuie cette première bordée sans riposter, puis, par un mouvement rapide du gouvernail, il se place bord à bord avec la frégate anglaise, la foudroie, la rase comme un ponton, avant que l'ennemi ait eu le temps de changer la direction de ses canons. 2- Prendre ainsi un ennemi entre deux feux n'est pas sans danger dans la mesure où les deux vaisseaux extérieurs, s'ils causent beaucoup de mal à celui qui est au milieu, peuvent aussi s'en causer à eux-mêmes. 3- Après la prise de l'Africaine, M. Mourgues fut le premier officier envoyé à bord de la frégate anglaise. Il en revint très ému. "Les hommes, dit-il, ont été pilés comme dans un mortier". Le commodore Corbett était mort horriblement mutilé. Son poignard fut remis au commandant Bouvet qui le conserva jusqu'à sa mort. Sur les 100 grenadiers embarqués, 98 étaient hors de combat. De l'équipage, il ne restait que 69 hommes valides qui se constituèrent prisonniers. Tous les officiers, sauf un, le colonel Barry, avaient été touchés. |
Une biographie de l'amiral Bouvet est ici |