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Sommaire du Carnet de Route:
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La vallée du Yarloung (Yongbulakhang)
Vous pouvez lire les notes à la suite où vous rendre directement à la rubrique souhaitée en cliquant sur l'un des numéros soulignés ci-dessus. Une carte du Tibet est ici et une autre ici - Un plan de Lhassa est ici |
Voir, pour les journées
précédentes, le voyage au Yunnan
10 ème jour: La vallée du Yarloung A l'aéroport de Lhassa, je note, sur une grande affiche, la présence des petits chevaux à grosse tête des déserts tibétains, animaux sauvages qui meurent plutôt que d'accepter la domesticité. Un guide nous accueille, en nous passant autour du cou une écharpe de soie blanche, la khata ou écharpe de la félicité, en cadeau de bienvenue. Il est francophone. Nous sommes immédiatement saisis par la pureté de l’air. Les montagnes environnantes se découpent sur un ciel à peine chargé de quelques nuages blancs. La luminosité est exceptionnelle. Les détails apparaissent avec une netteté surprenante. Les distances semblent abolies. Je jubile par avance en pensant aux belles photos que je vais pouvoir prendre. L’après-midi est consacrée à la visite du Yongbulakhang. La route asphaltée que nous suivons longe une large rivière au-delà de laquelle une plantation d’arbres jaunit lentement sous le tiède soleil d’automne. Cette voie de communication n’est certes pas une autoroute, mais elle est correctement entretenue. Des plantations récentes, de peupliers et de saules, la bordent et lui feront ombrage d’ici quelques années. De part et d’autre de la vallée, de hautes montagnes étagent leurs sommets gris foncé. Elles sont totalement dépourvues de végétation. La région est visiblement moins propice à l’agriculture que celle du Kham que nous venons de quitter. Le fond de la vallée fait office d’oasis. Et encore, pas partout, car la rivière s’y étale souvent au milieu de bancs de sable. Cette matière pulvérulente est partout présente. On la voit s’entasser sur les pentes des montagnes en d’énormes congères beiges. Ne croyez pas qu’elle en descend. Au contraire, sous la poussée du vent, pendant la saison sèche, elle en fait l’ascension. Il arrive parfois qu’elle monte jusqu’au sommet des cols. Si le vent se lève, il faudra se protéger de cette poussière pernicieuse. C’est pourtant dans ces lieux peu hospitaliers que sont nées l’agriculture et la civilisation tibétaines. D’après la légende, le premier roi du Tibet serait descendu du ciel près de Tsetang (Tsethang ou Tsedang). La vallée du Yarloung demeura le cœur du Tibet jusqu’au 7ème siècle, avant que le roi Songtsen Gampo ne transfére sa capitale à Lhassa. Nous traversons un paysage de steppe. L’herbe maigre y est rare et ne pousse que par touffes au milieu du sable. Une zone plus fertile s’étend tout de même quelquefois au bord de la route. Des paysans s’affairent dans les champs que borde un bois. Un attelage de yacks, pomponnés de rouge, y tire une charrue primitive, dont un Tibétain tient fermement les mancherons. Dans l'ancien Tibet, le labourage était un acte sacramentel précédé de rites spéciaux; parfois, un champ était désigné par les religieux pour être labouré le premier et nul ne s'avisait d'enfreindre cet ordre sous peine de mauvaise récolte; je ne sais pas ce qu'il en est aujourd'hui. Nous sommes à proximité du Yongbulakhang. Le yack joue un rôle important dans l'économie
tibétaine traditionnelle. Animal de trait et de bât par excellence,
il franchit chargé 16 à 20 km par jour; on file et tisse
ses poils pour confectionner les tentes noires des nomades et c'est pourquoi
on le tond en été comme un mouton; les crins de sa queue
servent d'ornements décoratifs à signification religieuse;
sa viande est un aliment apprécié des Tibétains; tuer
un animal est certes répréhensible, mais mieux vaut tuer
un yack que plusieurs poulets pour nourrir la même quantité
de monde. Le beurre de yack constitue un aliment de base des Tibétains;
on l'utilise aussi comme combustible des lampes dans les monastères.
On emploie le cuir de yack pour confectionner des canots, on en fait aussi
des caisses à provisions et on en enveloppe les marchandises transportées
par les caravanes. La bouse de yack est utilisée comme combustible
et on fabriquait jadis de l'encre avec ses cendres; cette bouse serait
également dotée de pouvoirs thérapeutiques et j'ai
entendu dire qu'une touriste souffrant d'une rage de dents, au cours d'un
pèlerinage au mont Kailash, avait été calmée
par application sur la partie malade d'un emplâtre de ce médicament
peu ragoûtant. Lors d'un précédent voyage, une personne
de notre groupe a même noté que, en Amdo, les jeunes mariées
confectionnent pour leurs maris un gâteau de bouse de yack au moment
de leurs noces, mais je rapporte cette information avec beaucoup de réserve.
Le yack domestique est plus petit que le yack sauvage, qui existe encore
et dont la stature est très impressionnante. La littérature
populaire tibétaine abonde de récits et légendes consacrées
à la chasse au yack sauvage et à l'hostilité de cet
animal envers le cheval; peut-être faut-il y voir l'équivalent
tibétain de nos courses de taureaux.
Le monastère nous apparaît bientôt, en haut d’une colline escarpée. L’endroit est très pittoresque. Au pied de la colline s’étendent les maisons d’un village. Elles ne ressemblent pas à celles que nous avons vues au Kham. Ici, le bois est rare et le matériau de construction est la pierre, ou plutôt une sorte de parpaings. Les murs crépis sont peints en blanc, sans doute à la chaux. Des tas de parpaings, couverts d’une litière de paille, gisent à proximité des maisons, sur un sol de terre et de cailloux qui rappelle un amoncellement de gravats, où dominent ça et là quelques meules de paille. Le village paraît loin d'être opulent, mais ces tas de parpaings laissent supposer l’intention de constructions nouvelles. Notre guide ne nous a-t-il pas dit que tout était en perpétuel changement au Tibet? Sur la route, trois enfants vêtus comme des romanichels, nous accueillent. Le pantalon du plus petit est trop long pour lui de sorte qu’il marche sur le bas de ses jambes. Il finit probablement les vêtements d’un aîné. Seul le plus grand des trois porte des chaussures. Les deux autres vont pieds nus. Ce groupe ne respire pas la richesse. Nous allons nous arrêter sur une place de terre battue, au bas d’un chemin muletier qui gravit la colline jusqu’au monastère. Des boutiques y sont installées. Elles proposent aux visiteurs des souvenirs et aussi des objets religieux, comme ces petits carrés de papier, sur lesquelles des prières sont écrites et que l’on jette à poignées dans le vent, d’où leur nom de chevaux du vent. Ces papiers se vendent par paquets. Jeter au vent ces feuillets produit le même effet que tourner un moulin ou que prononcer des prières. Il y a aussi des chevaux, harnachés de couleurs vives, où domine le rouge, pour hisser jusqu’en haut les touristes paresseux, moyennant finance. Comme nous ne sommes pas de ceux-là, nous monterons par nos propres moyens. La pente est raide. Au fur et à mesure que nous nous élevons, nous jouissons d’une vue de plus en plus panoramique sur les environs. Les maisons du village, en dessous de nous, possèdent un rez-de-chaussée et un étage, couvert par un toit formant terrasse. Certaines d’entre elles sont entourées par une cour, fermée de murs, à l’intérieur de laquelle s’élèvent des tas de paille. Autour du village, s’étend un vaste espace cultivable. Nous finissons par arriver au bout de nos peines. Les bâtiments du temple, serrés comme une mie de seigle, s’élèvent les uns au-dessus des autres, en une sorte d’étroite pyramide tronquée. A leur pied, s’étend un terre-plein cahoteux, entouré de boutiques, au milieu duquel un yack, harnaché comme un cheval, offre son large dos velu aux amateurs de clichés, qui souhaiteraient poser sur l’imposante monture. On l'a dit, au Tibet, le yack n’est pas seulement un animal de trait, il est aussi un animal de bât et des pèlerinages s’y effectuent sur son dos. Des drapeaux de prière bariolés, tendus sur des fils, miment un écarté de linges désordonné sur nos têtes. Un mât, sommé d’un parasol fermé, rivalise de hauteur avec l’étagement des édifices. Le Yongbulakang, (le palais sur la patte arrière de la biche), était primitivement un château. Il s'élève dans le district de Naidong de la région Shannan. Il aurait été édifié au 2ème siècle avant notre ère par Nyari Tsenpo, un roi d'origine céleste. Il serait la plus ancienne résidence royale du Tibet. Les rois du Yarloung l'habitèrent longtemps, avant la période historique, qui débute avec Songtsen Gampo. Ce dernier, et son épouse la princesse chinoise Wencheng, s'y rendaient pour y passer l'été. Par la suite, il fut transformé en lamaserie. Un instant de repos pris, afin de permettre le regroupement des essoufflés, et nous allons entreprendre l’ascension des marches qui nous conduiront à un premier palier. J’en profite pour observer la gent autour de moi. Les pèlerins sont nombreux et il clair que la majorité d’entre eux n’a pas le type Han. Nez plus long, yeux moins bridés, teint plus foncé, faciès amérindien. Certains nous saluent en nous lançant de vibrants tashi delek (bonjour dans la langue du pays). Sont-ils Tibétains ou d’une autre origine ? J’en viens à m’interroger sur celle de notre guide. Il nous affirmera plus tard qu’il est Tibétain. Pour un Occidental, il n’est pas facile de s’y reconnaître. En route pour les étages supérieurs. Pas de photos à l’intérieur. Nous visitons plusieurs salles, bien décorées, ornées de statues, mais quelque peu sombres. Dans l’une d’elle, j’avise une documentation posée sur une table. J’essaie de faire comprendre au moine qui se trouve à proximité mon désir de l’acheter. Il me répond par un signe de dénégation. Je la repose sur la table. Alors, il me la tend pour me l’offrir. Ce geste sera récompensé. Je laisserai en partant un peu d’argent au monastère. Je dois préciser que ce sera l’unique fois qu’un moine tibétain se montrera cordial. La plupart seront indifférents; quelques-uns manifesteront une curiosité que je ne trouverai pas toujours de bon aloi; d'autres enfin, peu nombreux à dire vrai, m'adresseront des reproches ou des malédictions, évidemment indéchiffrables, mais le ton y sera, après le refus d’une offrande. Un autre escalier et des échelles nous
conduisent plus haut. Dans une salle, des moines sont assis, sur des bancs
recouverts de tissus rouges, autour d’une table basse. Des livres sont
ouverts devant eux. A leur côté, sont négligemment
jetées des liasses de billets de banque. Cela me surprend un peu
car c’est la première fois que je découvre la propension
des temples tibétains à crouler sous la monnaie. A la longue,
j’avoue que cela finira par me choquer, bien que je sache que l'on ne doit
s'étonner de rien, et encore moins s'en indigner, lorsque l'on est
confronté à une autre culture. J'en viens à me demander
si les moines contemporains n'ont pas oublié les paroles de Milarepa:
Mais je m'en tiendrai là pour ne pas risquer de sombrer dans un antimonachisme primaire! Au fond de la pièce, notre guide nous présente plusieurs statues dont j’ai oublié le nom, à l’exception de celle de Songtsen Gampo. Une anecdote relative au monastère s’y rattache. Ce roi agrandit son royaume en épousant trois princesses tibétaines. Il se maria également avec la fille du roi du Népal. Puis, pour faire bonne mesure, il demanda la main de la fille de l’empereur de Chine. Il se heurta d’abord à un refus. Une guerre s’en suivit. Les Tibétains envahirent l’empire du milieu. Alors, pour obtenir la paix, le fils du ciel consentit à accorder la main de sa fille au monarque tibétain. Une ambassade fut envoyée pour ramener la princesse. Sur le chemin du retour, l’ambassadeur s’éprit de la princesse. Ce crime de lèse-majesté fut puni par la crevaison des yeux du coupable. Le sang de ce dernier n’a pas fini de couler. On le recueille encore aujourd’hui dans un puits utilisé par les moines. Une remarque: historiquement, l’ambassadeur qui ramena la princesse chinoise, Gar Tongtsen, finit sa vie comme ministre. On voit mal un aveugle tenir ce rôle. Au Tibet, plus qu’ailleurs, la réalité et la fiction sont inextricablement mêlées. Il est très difficile d’y distinguer le vrai du faux. Halte sur une plate-forme à l’air libre. Sur un rebord du mur, des sachets de farine d’orge grillé sont déposés. Il s’agit d’offrandes mises là par les pèlerins. L'orge grillé est, avec le thé au beurre, l'aliment de base des Tibétains. L'enveloppe protectrice de certaines céréales primitives, cultivées à l'époque néolithique, était attachée au grain de sorte que le simple battage ne permettait pas de séparer le grain de la balle. Pour y parvenir, nos ancêtres préhistoriques les grillaient. La farine d'orge grillé tibétaine est-elle un lointain souvenir de cette pratique? On peut le supposer. Cet instant de repos me permet de poser quelques questions au guide. Tout d’abord, je lui demande si le monastère a été endommagé au moment de la révolution culturelle. Il me répond que les dommages ont surtout affecté le haut. Il ajoute que les destructeurs n’étaient d’ailleurs pas tous Chinois et que des Tibétains leur ont prêté la main, en précisant toutefois qu’ils n’avaient pas le choix. Cette affirmation laisse sceptiques plusieurs membres de notre groupe. Y-a-t-il eu des gardes rouges tibétains? Je l’ignore, mais les connaissances que j'ai de l’histoire du Tibet ne me permettent pas de soutenir le contraire. Au cours d'un autre voyage, accompli près de deux ans plus tard, qui m'amènera à Labrang, le guide chinois m'affirmera qu'aucun Tibétain ne fut garde rouge; je transmets cette information avec les réserves d'usage: elle est invérifiable. Je pose une autre question au guide relative au régime de la propriété. Il me répond que les monastères ne possèdent plus de terres depuis 1959. La date mérite que l’on s’y arrête. Elle reviendra souvent dans ses propos. J’en tire la conclusion que, au moins pour lui, l’événement crucial n’est pas l’occupation du pays par les troupes chinoises, en 1950, mais la révolte de 1959 et la répression qui l’a suivie. C’est, en effet, à partir de ce moment que la Chine a mis fermement en œuvre les réformes qui ont transformé le Tibet. En d’autres termes, loin de servir la cause qu’elle défendait, la rébellion armée n’a fait qu’accélérer les changements. Selon les dires du guide, le régime en vigueur au Tibet est celui de la propriété privée. Mais, des précisions ultérieures m’amèneront à nuancer ce propos. En fait, les terres d’un village seraient partagées entre les familles, au prorata du nombre de personnes du foyer. La répartition serait effectuée par le chef du village désigné par le pouvoir. Il ne semble pas y avoir d’élection au niveau local. Je n’ai pas d’information pour les autres niveaux. Les terres une fois distribuées, les lots attribués deviendraient la propriété de la famille, qui les cultiverait comme bon lui semble. Elle aurait la libre disposition de la récolte. Le départ d’un membre de la famille ne changerait rien à la répartition. En revanche, si toute une famille disparaissait, les terres vacantes retourneraient à la communauté. Tous les cinquante ans, une nouvelle répartition interviendrait pour tenir compte des changements de situation. Ce régime est très voisin de celui qui est en vigueur en Chine, ainsi qu’il m'a été décrit lors d’un autre voyage. Voici ce que j’ai retenu de l’ensemble des explications fournies par le guide en plusieurs fois. On voit que la propriété n’est pas totalement privée ou, plus exactement, que notre guide ne donne pas la même définition que nous à ce terme. Cela me suggère une réflexion dont je m’efforcerai de tenir compte, autant que possible, à l’avenir. Attention aux malentendus qui pourraient naître de l’interprétation différente d’un même mot. Nous redescendons. Dans l’escalier, nous croisons un groupe des nombreux pèlerins tibétains qui visitent le monastère. Leur ferveur religieuse ne fait pas de doute. Au premier étage, nous faisons le tour du bâtiment, en empruntant un sorte de chemin de ronde à l'air libre, bordé du côté du vide par un mur de couleur ocre et, de l’autre, par des batteries de moulins à prière dorés. Je pratique mes dévotions en faisant tourner de la main les cylindres métalliques. Sur l’arrière du bâtiment, un sentier mène en haut d’un second sommet. Plusieurs rangées de drapeaux à prière pavoisent le chemin. Je l’emprunte un moment pour jouir du point de vue sur les deux vallées, de part et d’autre de cette crête. Des paysans y sont à l’ouvrage dans de nombreux champs. Vus d’ici, ils sont trop petits pour que l’on puisse deviner à quelle tâche ils se livrent. Je reviens par l’autre côté du déambulatoire, qualifié plus haut de chemin de ronde. Il est bordé, comme sur l’autre versant, par un mur ocre et des batteries de moulins à prière. De nombreux chevaux du vent gisent sur le sol où le mouvement de l’air les a déposés. La visite du monastère s’achève. Nous revenons vers la vallée. Sur la place les pèlerins montent dans un camion bleu qu’une personne de notre groupe qualifie de bétaillère. Ce véhicule en a l’apparence et probablement aussi le confort! Nous consacrons la fin de la journée à visiter le village voisin. A cette heure de l’après-midi, les gens sont encore aux champs. Le village est à peu près vide. Mais les maisons ne sont pas fermées. La confiance règne; ou bien, il n’y a rien à voler! Nous pénétrons dans une cour, sans intention maligne. La maison est loin d’être aussi cossue que celle que nous avons visitée dans le Kham. Mais les dispositions sont à peu près les mêmes. Je remarque un panier de vannerie rempli de bouse de yack séchée, pour entretenir le feu, un fourneau à l’air libre, d’où sont tombés quelques morceaux de bois à demi consumés, des ustensiles de cuisine. La bouse de yack, séchée en la collant contre les murs, appelée argol dans l'idiome local, est le combustible le plus courant; son pouvoir calorifique est réduit et il dégage en brûlant une fumée âcre et malodorante dont le parfum musqué est celui de la préhistoire, d'après l'explorateur Jacques Bacot. On s'en sert pour différents usages, y compris comme médicament ou, selon certains explorateurs, pour confectionner des coffres à provisions! Accès à l’intérieur. Visite de la chambre: photos de jeunes femmes asiatiques au mur, lit au cadre de bois clair, couvertures décorées de fleurs et autres motifs. La salle de séjour est petite. Les meubles sont artistement peints. A côté de l’inévitable autel entouré d’une écharpe blanche, les portraits des présidents chinois sont collés au mur. On ne voit pas Mao mais il suffit de pousser un peu l’écharpe qui le masque: il est bien là. Cette présence suscite des questions dans l’assistance. Pourquoi les Tibétains affichent-ils ainsi chez eux des personnages que l’on tient chez nous pour leurs persécuteurs? De l’obligation à l’allégeance, en passant par la crainte, les conjectures vont bon train. Notre guide ne nous donne aucune explication. Prudemment, je m’en tiendrai à constater le fait, sans chercher à l’interpréter. Dans la suite du voyage, notre guide nous dira incidemment que, la situation étant ce quelle est, les Tibétains restés au pays s’en sont accommodés. Il ajoutera que l’indépendance n’est pas une question préoccupante pour les paysans, qui constituent la majorité de la population. Ce qui compte d’abord pour eux, c’est l’amélioration de leurs conditions de vie. Le village ne semble pas comporter de rues. Les maisons paraissent disposées, sans ordre apparent, sur un terrain vague caillouteux et bosselé. Une étrange fosse rectangulaire attire mon attention. Elle pourrait passer pour un silo si une auge ne garnissait pas un de ses coins. D'ailleurs, ses murs bien construits font plutôt penser à autre chose. Alors, est-ce une porcherie à ciel ouvert? Un troupeau de moutons et de chèvres rentre du pâturage conduit par deux bergers. Les animaux dérangent les poules en liberté qui grattaient le sol, entre les maisons, à la recherche d’hypothétiques graines. L’un des bergers file de la laine avec un fuseau, comme je l’ai vu faire dans mon enfance en Auvergne. Nous faisons mine de le photographier. Il se montre d’abord réticent, puis, après avoir reçu les encouragements de son compagnon, il accepte en souriant. Curieusement, je découvrirai plus tard que, sur le cliché, son corps est comme entouré d'une aura. Un peu plus loin, deux vaches noires paissent
de maigres brins d’herbe, derrière un monticule de terre.
Une ferme, un peu plus conséquente que la maison explorée tout à l'heure, se montre fièrement de l’autre côté du mur de clôture de sa cour. Une meule de paille dépasse le mur. Sur le toit en terrasse, se dressent des sortes de cheminées qui, en réalité, n’en sont pas. Il s’agit des socles sur lesquels sont fixés les bâtons servant de supports aux drapeaux à prière. Il paraît que leur couleur renseigne sur le statut social des habitants. Les fenêtres sont ceinturées d’un encadrement noir trapézoïdal. Deux jeunes beautés locales se sont mises ostensiblement sur notre passage. Elles ne sont pas aussi farouches que le berger et nos appareils photographiques ne leur font pas peur. L’une des deux, particulièrement bien vêtue, pantalon et souliers blancs, veste de cuir marron clair, tee shirt beige assorti, large ceinture de cuir fauve, vaste chapeau blanc… est tout à fait incongrue dans un village d’aussi médiocre apparence. Comme je reste le dernier auprès d’elles, elles me font, avec le pouce et l’index, un signe qui, dans toute les langues du mondes, même en tibétain, signifie passez la monnaie. Je leur donne à chacune dix yuans (un euro !). Peut-être attendaient-elles davantage en offrant plus qu’un sourire. La journée s’achève. Je ne me souviens plus quand je l’ai vue ni où, alors j’en parle ici. Une usine, à quelque distance de la route attire mon attention. Je reconnais une cimenterie. Cette industrie est la plus importante, et même presque la seule, du Tibet. Les cimenteries s’y sont multipliées, au cours des années, en raison des nombreux travaux entrepris par les autorités chinoises. Plusieurs ouvriers tibétains y auraient contractés la silicose. Cette information, diffusée par les Tibétains en exil, est sans doute exacte. Combien de travailleurs, à travers le monde, ont souffert et souffrent encore de cette maladie? La rançon de la modernité est souvent amère. Nous allons coucher à Tsetang. Bien qu’en altitude, l’habitude étant prise, nous ne nous passons pas de notre apéritif quotidien, avant le repas du soir. Ce dernier sera arrosé de bière, comme tous les repas, au Tibet ainsi qu'au Yunan. La bière locale est excellente. Avant d'aller prendre un repos bien gagné,
je tente ma chance dans la pièce de l'hôtel où quelques
ordinateurs permettent de naviguer sur Internet. Je dois attendre la préposée
au service pour me connecter. Une fête se déroule dans une
grande salle à proximité et la préposée au
service préfère s'amuser que d'assister les clients. Elle
arrive enfin, met une machine en route et je me trouve devant un écran
chinois indéchiffrable. Heureusement, ma cicérone m'indique
le bouton qu'il faut presser pour parvenir enfin à un écran
en anglais: OK y est écrit en mandarin. Le miracle alors s'accomplit
pour la première fois depuis le début de mon voyage, Thaïlande
comprise. Je parviens à lire mes messages; le système et
lent mais fonctionne parfaitement. J'apprends qu'un organisme allemand
souhaiterait publier à des fins pédagogiques quelques textes
et photos de mon voyage sur l'île de la Réunion:
autorisation accordée. Je donne signe de vie à mon fils qui
demeure à Paris. Tout cela, d'ici, du lointain Tibet!
11 ème jour: De Tsetang à Lhassa Ce matin, nous allons visiter le monastère de Samye. Ce monastère se trouve sur la rive nord du Yarlung Tsang Po (Brahmapoutre), au sud-est de Lhassa. Nous ne pourrons pas le rejoindre par la route qui est impraticable. Il nous faudra traverser la rivière en bateau. Nous nous rendons à l’embarcadère qui n’est rien d’autre qu’une berge sablonneuse. Une barque nous y attend. Nous y prenons place et la traversée commence. Elle sera longue. A cet endroit, la rivière est aussi large qu’un lac. Elle ne doit pas être très profonde car, par endroit, de vastes bancs de sable l’encombrent. Sur l’autre rive, le soleil levant transforme les montagnes en éminences dorées. Une fois débarqués, nous montons dans un petit bus qui s’éloigne du bord en cahotant. Nous traversons une plaine de sable où ruisselle l’eau qui descend des montagnes en direction du fleuve. Sur des rochers, au bord de la piste, on remarque des inscriptions et des peintures à connotations religieuses. Nous traversons un groupe de maisons semblables à celles que nous avons vu la veille. Des tas de parpaings sont amoncelés dans leur voisinage. Un petit âne gris paît tranquillement, une herbe sèche et rare, sur le bord du chemin, sans plus se soucier de notre passage. Le monastère de Samye, fut construit par Padmasambhava et Sandarakshita, sous le règne du roi Trisong Detsen, entre 763 et 775. A cette époque, le bouddhisme se répandit dans le pays sous l’impulsion du roi. L’ancienne religion du Tibet, le bön, fut persécutée et la nouvelle religion ne s’imposa pas sans résistance. Pour vaincre l’hostilité d’une partie de son peuple, Trisong Detsen fit appel à Padmasambhava, un sage hindou versé dans les sciences occultes, ce qui le rendait apte à lutter à armes égales contre le clergé bönpo, très versé dans la magie. Vainqueur des magiciens bönpos, Padmasambhava eut l’habilité d’intégrer dans la nouvelle religion certaines de leurs croyances compatibles avec le bouddhisme, ce qui facilita l’expansion de ce dernier. L’Université d’Odantapuri, en Inde,
d’où était originaire Padmasambhava, servit de modèle
à la construction de Samye. Le bâtiment central représente
le mont Meru, axe de l’univers. Quatre chortens (stupas), un blanc, un
bleu, un vert et un rouge représentent les quatre points cardinaux
(nord, sud, est et ouest). Un petit bâtiment représente une
île. Le bâtiment principal est dédié à
Avalokitesvara. Il comporte trois étages d’une facture unique. L’étage
inférieur est de style tibétain (khotanais, d'après
Guiseppe Tucci); l’étage du milieu
est de style chinois; l’étage supérieur est de style hindou.
Le toit doré de Samye, la plus ancienne lamaserie du Tibet, s’élève
comme un trophée au milieu de la plaine.
L’architecture des monastères tibétains (gompas) obéit à des règles qui se retrouvent peu ou prou partout moyennant quelques adaptations. (Vous pouvez accéder aux plans de plusieurs monastères en cliquant ici). L’ensemble est entouré d’un mur d’enceinte. Une porte donne accès à une première cour. Les bâtiments sont souvent entourés de déambulatoires, couverts ou non. Ils comprennent une grande salle où s’assemblent les moines pour célébrer les offices (chants, prières…), une bibliothèque, de nombreuses chapelles ornées de statues d’or. Les salles sont divisées en nefs par des rangées de hauts piliers; elles sont faiblement éclairées par le haut. Les murs sont peints de fresques. Les toitures sont soutenues par de forts piliers à section carrée peints en rouge, parfois drapés d'un tissus. De chaque côté des portes, figurent des divinités protectrices. Les cellules des moines se trouvent à l’étage. Les monastères les plus importants ressemblent à de petites agglomérations. Ils comportent de nombreux bâtiments et cours intérieures. Dans les cours se trouvent divers objets religieux (mâts, chortens, brûleurs d’encens et de genévrier, une plante sacrée…) et les déambulatoires sont jalonnés de nombreux moulins à prières. Notre véhicule stationne à proximité du chorten vert. Nous nous dirigeons vers les bâtiments centraux. J’avise des toilettes, sur la gauche. Je m’y rends, pour satisfaire un besoin pressant. Un cadre de murs à ciel ouvert protège une batterie de sièges à la turc collectifs. Enfin, lorsque je parle de siège à la turc, je dois préciser que les trous sont des ouvertures rectangulaires d’une dizaine de centimètres de large et d’un peu plus d’un mètre de long, sans semelles de part et d’autre. Sous cette fente, des excréments, entassés depuis des lustres, se dégage une odeur que vous pouvez imaginer. Je me demande ce que je ferais si la banane que je porte à la ceinture venait à se détacher intempestivement pour choir dans ce cloaque! Un moine défèque placidement à gauche de l’emplacement que je choisis, le plus proche de la porte. J’urine en prenant la précaution de ne pas l’arroser. Certes, j’ai connu des latrines de ce genre, durant mon enfance, en Auvergne. Mais, au moins, les curait-on périodiquement, pour enfouir les matières enlevées dans la terre du jardin qu’elles enrichissaient. Ici, on semble laisser au temps et aux bousiers le soin d’accomplir ce travail. La méthode himalayenne est moins efficace que le procédé auvergnat ! Je quitte cet endroit peu engageant suivi par un fumet tenace. Il n’est pas nécessaire de flécher le chemin des waters: on se dirige sur eux à l’odeur! Le peuple tibétain semble ignorer les règles les plus élémentaires de l’hygiène. C’est une réflexion qui me viendra souvent à l’esprit au cours du voyage. Mes lectures m'apprendront d'ailleurs que, jusqu'à une époque récente, les campagnards de ce pays ne se lavaient pas de tout l'hiver et, qu'après avoir libéré leurs intestins dans un coin de fumier, à défaut de papier, d'herbe ou de feuillage, ils s'essuyaient le derrière avec des galets bien polis par les rivières! Nous pénétrons dans une vaste cour entourée de bâtiments et marquée, ça et là, de quelques flaques d’eau fangeuse. Dans le milieu, se dresse trois longs mâts surmontés de parasols multicolores fermés. Une énorme jarre blanche repose, sur un piédestal, à côté des mâts. Un deuxième piédestal, dont la jarre a dû être brisée, lui fait pendant, un peu plus loin. En face, un bâtiment, qui paraît récent, fait office de boutique. On y achètera l’eau minérale, les cartes postales et les souvenirs avant de repartir. L’enceinte du temple principal est située sur la droite. La partie inférieure de sa façade est peinte en blanc. La partie supérieure est peinte en rouge. Les toits dorés rutilent sous le soleil. Nous pénétrons dans un déambulatoire où plusieurs dizaines de moines sont assis, sur un tapis, en deux rangées, l’une derrière l’autre, dans une sorte d’allée couverte qui fait le tour de l’édifice. J’observe la présence d’un haut-parleur. Le modernisme a pénétré jusqu’ici. Les moines ont déposé, dans leur dos, les chaussures qu’ils ont quittées. D’un couloir à l’autre, il n’y a que la couleur du tapis de sol qui diffère: ici vert, là rouge… Nous parcourons le déambulatoire, derrière les moines. Le côté intérieur, au-dessus d’eux, est constitué de batteries de moulins à prière de métal doré. De l’autre côté, les murs sont peints de fresques très jolies mais un peu passées, voire endommagées, ce qui leur confère un cachet d’authenticité. Une échelle de meunier, pourvue de rampes rudimentaires, conduit aux étages supérieurs. Sur d’autres murs, des images plus fraîches sont sans doute plus récentes. Nous pénétrons dans un sanctuaire
en étant dispensés de quitter nos chaussures: nous ne sommes
pas des moines. Mais il nous faut acquitter une dîme pour obtenir
le droit de prendre des photos. Trente yuans (3 euros), ce n’est pas le
bout du monde. D’autant, que l’on ne nous réclamera plus rien pendant
le reste de notre visite. Ce ne sera pas le cas sur les autres sites où
il nous faudra payer chaque fois que nous changerons de chapelle! Comme
chaque monastère possède des dizaines de chapelles, la somme
dépensée devient vite dissuasive. Je sais bien qu’il faut
nourrir les personnes et entretenir les bâtiments. Mais nous avons
déjà payé un droit d’entrée. Cet écot
renouvelé tient presque du racket, à moins que ce ne soit
un moyen d’éviter les flashes! Et je ne parle pas des monceaux de
billets de banque qui s’étalent partout. Il arrive parfois que l’on
marche littéralement dessus! Ce sont, nous dit-on, les dons des
fidèles. L'an dernier, un guide tibétain déconseilla
à l'une des personnes de notre groupe d'offrir de l'argent dans
les temples car ce sont, prétendait-il, les Chinois qui le ramassent!
Au 19ème siècle, le père Huc notait déjà
que les marchands chinois s'emparaient des offrandes que les crédules
Mongols déposaient sur les obos, tas de pierres dressés
généralement au point culminant d'un col. Je ne sais pas
s'il faut croire les dires du guide, mais ils sont au moins la preuve que
je ne suis pas le seul à être choqué par cette débauche
de monnaie; je la ressens comme une manière d'insulte à la
pauvreté. Bref, le tourisme religieux est manifestement devenu une
branche du commerce! Le bouddhisme tibétain n'a pas été
plus épargné par l'attrait du mercantilisme que le catholicisme.
Pourtant, Bouddha n'a-t-il pas dit:
Dans la vaste salle où nous nous trouvons, une multitude de moines sont rassemblés pour un office, sous les tissus multicolores qui tombent des poutres du plafond. Ils sont assis sur des banquettes basses, recouvertes de tissus rouge, alignées parallèlement et suffisamment écartées l'une de l'autre pour laisser un passage entre elles. En bout de pièce, des sièges surélevés sont destinés aux dirigeants du monastère. Malgré l'éclairage électrique, et celui du beurre qui brûle, dans des coupes ou des godets, devant les statues, une pénombre propice à la méditation règne dans la pièce. Dans l'univers clos des sanctuaires, le jour ne pénètre que par les portes et quelques rares fenêtres petites et hautes. Les murs sont décorés de dessins méticuleux. Aucune place n'est libre. Mais il n'est pas toujours facile de distinguer les détails. Devant les illustrations se dressent de nombreuses statues, de personnages sacrés ou profanes, dont notre guide nous donne parfois le nom. Je ne citerai que Songtsen Gampo, parce que nous le retrouverons souvent. Des femmes, un récipient en main, renouvellent le beurre des godets. Ce sont leurs offrandes. L’odeur de l’air confiné, mélange de sueur, de crasse et de lampes à beurre de yack, n’est pas aussi suave que celle de la sainteté. Mais on s'y habitue. On est immergé dans trop de splendeur pour ne pas oublier cet inconvénient mineur. L’atmosphère a quelque chose de magique. On peut écouter ici quelques extraits des psalmodies entendues au cours de notre visite (source vidéo Maurice Carré). Un moine sert aux autres le thé au beurre, accompagné de tsampa, qui leur tiendra lieu de petit déjeuner et protègera, dit-on, leurs lèvres contre la rudesse du climat. Dans quelques monastères, nous aurons l’occasion de voir le coffre en bois où l’on serre la farine d’orge grillé, provenant des offrandes. Les moines doivent consacrer l’intégralité de leur temps à l’étude, à la prière et à la méditation. Tout travail manuel leur est interdit. Ils ont seulement le droit de servir le thé à leurs condisciples. Nous passons dans une autre pièce, de dimension plus réduite, mais où les statues sont encore plus nombreuses et plus monumentales. J’y remarque une photo du 17ème Karmapa, chef de l’école des Karma-Kagyus. Depuis janvier 2000, il a rejoint le Dalaï lama en exil. Toute représentation de ce dernier est interdite au Tibet. Comment se fait-il que celle du Karmapa soit encore tolérée? Peut-être parce qu’il n’est qu’un chef spirituel, sans pouvoir temporel? Mystère ! Notre guide profite de cet endroit plus tranquille pour nous donner quelques explications sur le bouddhisme tibétain. La première école fut celle des Nyingmapas. Elle fut fondée à l’époque de la construction de Samye. On l’appelle d’ailleurs l’école des anciens. Cette école, fortement teintée de tantrisme, est celle des coiffes rouges. Le tantrisme fait appel aux connaissances occultes. Il n’est pas hostile au mariage des moines. Il considère l’homme et la femme comme des êtres complémentaires dont l’accouplement procure une sorte de synergie. La magie permet d’ailleurs de surmonter l’opposition entre le bien et le mal en opérant la transmutation de ce dernier. Les Nyingmapas ne sont plus aujourd’hui très nombreux, mais leur école n’a pas complètement disparu. D’autres écoles virent ensuite le jour au fil du temps. La seconde fut celle des Sakyapas dont le chef est héréditaire. La succession peut s’effectuer d’oncle à neveu. Les Sakyapas ne sont guère plus nombreux que les Nyingmapas. Ensuite fut créée l’école des Kagyupas, qui insiste sur la transmission orale de la connaissance. Une de ses branches, celle des Karma-Kagyus, est dirigée par le Karmapa. La succession du Karmapa s’effectue par réincarnations successives. Les Karma-Kagyus sont encore assez nombreux. Enfin, au 14ème siècle, un réformateur, Tsongkhapa, fonda l’école des Gelugpas, celle des coiffes jaunes, en réaction contre le laxisme du clergé de l’époque. Cette école est dirigée par le Dalaï lama, réincarnation du bodhisattva de la compassion. A côté du Dalaï lama, une deuxième réincarnation, celle du bodhisattva de la lumière infinie, le Panchen lama, appartient aussi à cette école. La succession du Dalaï lama et celle du Panchen lama s’effectuent par réincarnation. L’école des Gelugpas est aujourd’hui celle qui compte le plus grand nombre d’adeptes. D’après notre guide, les différences qui séparent ces écoles sont devenues infinitésimales. Mais s’agit-il des différences doctrinales ou des différends qui les opposèrent violemment jadis, parfois les armes à la main. Je ne saurais le dire. Nous poursuivons la visite du monastère. Une statue retient particulièrement mon attention. Il s’agit du fondateur de l’opéra tibétain, Thangton Gyalpo. Ce personnage légendaire vivait au 14ème siècle. Il fut également philosophe et constructeur de ponts. Les ouvrages d'art dont il est l'auteur possèdent une particularité remarquable. Les maillons des lourdes chaînes de fer qui font partie de leur structure ne laissent apercevoir aucune trace de soudure. Leur confection relèverait de la magie! Les représentations de l’opéra tibétain se donnent en plein air sur une scène circulaire. Narrations, chants et danses s’y succèdent. La pensée bouddhiste et les légendes populaires y sont mêlées à des épisodes tragiques ou burlesques. Par l’échelle de meunier, nous accédons
au dernier étage. Ce qui était plus bas un déambulatoire
couvert se transforme ici en terrasse. A l’étage du dessous,
les étroites cellules des moines courent le long d’une galerie.
De la hauteur où nous nous trouvons, on embrasse une grande partie
des constructions. Les chortens, sont parfaitement visibles. Je remarque
un détail qui m’avait échappé: des lions de pierre
accroupis sont disposés aux quatre coins du rouge et du bleu. Des
bouquets d’arbres mettent une note de verdure entre les constructions dont
certaines sont encore en travaux. Je grimpe sur une autre terrasse, qui
domine la cour, pour photographier de plus près la roue dorée
du dharma entre ses deux gazelles.
Malheureusement, l’ombre du toit la coupe en deux!
Quelques moines nous ont rejoint sur la terrasse. C’est l’heure de la pause. Ils en profitent pour jouir un peu du soleil en bavardant. Lorsque nous redescendons, certains d’entre eux changent d’habits. Ils étaient vêtus de rouge. Ils enfilent une robe orange. A la sortie, deux jeunes mères tibétaines, leur enfant sur les genoux, attendent assises sur le bord du trottoir. Nous repartons dans un véhicule moins confortable que celui de l’aller. C’est un camion semblable à celui dans lequel les pèlerins de Yongbulakhang se sont entassés hier. Nous patientons, à proximité des latrines, tant que tous les voyageurs ne sont pas montés. Nous y bénéficions des remugles généreux qui s’échappent d’innombrables étrons. La porte arrière étant levée, les derniers passagers se hissent par les côtés, poussés d’en bas, tirés d’en haut, en utilisant les aspérités des ridelles comme marche-pieds. Nous voici en route, chargement hétéroclite, mi-européen mi-asiatique, brinquebalé au hasard des nids de poule, la main aux arceaux de fer qui passent au-dessus de nos têtes, pour tenir à peu près debout. Ce transport rustique présente au moins un avantage, celui de nous permettre d’admirer le paysage. N’étant pas gênés par une capote, nous bénéficions d’une vision panoramique idéale. Nous embarquons dans une nef sensiblement plus vaste que celle de l’aller. Cela nous vaudra de voyager en compagnie d’autochtones. De la berge, ceux qui n’ont pas pu monter saluent de la main notre départ. Plusieurs personnes portent un mouchoir devant le nez, sans doute pour se protéger du sable. De jeunes personnes du même sexe, femmes comme hommes, se tiennent tendrement enlacées. Mais cette attitude, qui ne signifie rien d’autre qu’une manifestation d’affection, ne prête pas à conséquence et ne doit pas être interprétée à la lumière de notre mauvais esprit occidental. Les Tibétains sont plus démonstratifs que nous. Hommes et femmes portent de nombreux bijoux. Des femmes ont sur leur tête ou dans leurs cheveux des plaques d'ambre ou des ornements de turquoise et de corail ainsi que de gros colliers autours de leur cou. Quant aux hommes, ce sont des rondelles d'argent et des cabochons de corail qui décorent leur ceinture ou l'étui de leur poignard. Une fois au large, une jeune femme de notre groupe, qui possède des photos du Dalaï lama, en distribue à la ronde. Elles sont reçues avec empressement, et force remerciements, par plusieurs personnes. Les autres feignent d’ignorer la nature du cadeau offert et le dédaignent. Indifférence, crainte des représailles chinoises... je ne me hasarderai pas à proposer une explication. Nous reprenons notre bus pour aller pique-niquer au bord de la route, en rase campagne. Le déjeuner achevé, nous ramassons les détritus. Tout ce qui est encore utilisable est récupéré et mis dans un carton. Il sera abandonné au profit des paysans. Ces derniers utiliseront les bouteilles d’eau minérale pour conserver leur bière d’orge artisanale (le chang). Nous repartons en direction de Lhassa où
nous coucherons ce soir. En cours de route, notre attention est attirée
sur une scène intéressante qui se déroule dans un
village. Il s’agit des battages. Un grand concours
de peuple, tant féminin que masculin, s’affaire autour de plusieurs
petites machines mues électriquement ou grâce au moteur d’un
tracteur. Elles ne font guère qu’égrainer les épis.
Le grain est séparé de la balle au moyen de vans manuels
comme il s’en utilisait au temps de mes grands-parents, dans la campagne
auvergnate. Les grains sont ensuite mis en tas sur de larges toiles étalées
sur le sol. Avec la paille, on confectionne des meules qui ont un air de
famille avec celles qui décoraient les alentours du village où
j’ai passé mon enfance. Elles ont aujourd’hui disparu chez nous
et ces retrouvailles sont pour moi très émouvantes.
Nous reprenons notre route vers Lhassa. Une route peu large, mais asphaltée et bien entretenue, qui suit le lit d’une large rivière. Sur les terres, des plantations d’arbres dénotent un certain souci de protection de l’environnement. Ces arbres vont aider à fixer les sables. Leurs feuilles, année après année, se transformeront en humus et, au bout d’un temps plus ou moins long, il en résultera une extension des terres cultivables. La vallée, entre ses hautes montagnes sombres, où les congères de sable apportent une note plus claire, est admirable. Les rocs déchiquetés se découpent sur le ciel avec une netteté surprenante. A plusieurs reprises, l’envie nous prend de faire halte pour une photo. Des groupes de paysans apparaissent sur un banc de sable boisé de saules, de l’autre côté d’un bras de la rivière dont l’eau est si limpide qu’on y peut voir les galets du fond. C’est l’automne et les grands arbres, en bordure de la route, ont déjà perdu leurs feuilles. Mais, en retrait, les arbres plus jeunes portent encore les leurs, qui commencent à jaunir. Nous pénétrons dans la banlieue de Lhassa et une évidence s’impose: nous sommes dans une ville chinoise! Rien, ou presque, ne rappelle la spécificité tibétaine, ni l’architecture, ni les enseignes, ni la publicité. Les inscriptions en tibétain sont très largement minoritaires. Au demeurant, le style n’est pas pire que celui de nos banlieues. Non. Et pourtant, j’avoue avoir alors ressenti une profonde déception. Le sentiment de frustration que j’éprouve n’est pas sans me rappeler celui qui me submerge lorsque je retourne dans mon village natal, si défiguré par l’invasion des citadins, que je ne le reconnais plus. Pourtant, les anciens, qui y ont vécu sans interruption, paraissent à peine se rendre compte des changements. A plusieurs reprises, nous passons devant des bâtiments gardés par des soldats qui ressemblent à des casernes. La cité est bien surveillée. Les soldats sont-ils Tibétains? Probablement quelques-uns, puisque notre guide nous dira que les Tibétains doivent accomplir leur service militaire. Il ajoutera, qu’à l’issue de celui-ci, il est assez facile de trouver en ville un emploi. Nous garons notre car devant le palais d’été du Dalaï lama: Norbulingka. Autrefois à l’extérieur de Lhassa, le site est maintenant englobé dans la ville nouvelle, construite depuis 1959, celle que nous venons de traverser en partie. A l’entrée, une affiche rouge appelle l’attention des touristes sur les risques d’incendie. Elle énumère toute une série de précautions et d’interdictions. Les autorités veillent sur le patrimoine du pays. On ne saurait le leur reprocher. Norbunlingka est un ensemble de bâtiments édifiés au milieu d’un grand parc arboré abondamment fleuri. Son nom signifie "Le Jardin aux Joyaux". Le parc couvre une superficie de 360000 m2. Il se divise en deux parties: Norbulingka proprement dit, à l’est, et Jianselingka, à l’ouest. Les palais Gesang, Jianse et Daktunmiju sont les édifices les plus importants. On trouve dans le parc des pins, des cyprès ainsi que de nombreuses autres essences. Il y a aussi beaucoup d’espèces de fleurs. Quelques animaux, des ours, par exemple, y sont également élevés. Tout est soigneusement conservé. Certains pavillons en réfection ne sont pas visitables. D’ailleurs, le temps qui nous est imparti ne nous permettrait pas d’aller partout. Il faudrait sans doute un jour entier, et peut-être même davantage, pour venir à bout du Versailles tibétain. Nous nous arrêtons un moment devant un chapiteau ouvert sur la scène duquel se produit un groupe de danseurs folkloriques. En face, s’élève le pavillon du 7ème Dalaï lama. Chaque Dalaï lama s’est construit sa propre résidence, d’où le grand nombre de pavillons. Le pavillon du 13ème Dalaï lama est en réparation et les touristes n’y sont pas admis pour le moment. Quelque part, au cours de la visite, je me souviens que le guide nous montra un tigre naturalisé. Cet animal fut, en quelque sorte, le favori de ce Dalaï lama qu’il suivait partout, comme un chien. Le 13ème Dalaï lama joua un rôle très important dans l’histoire du Tibet. Il fut contraint par deux fois à s'enfuir de sa capitale: une première fois lors de l’invasion anglaise du Tibet, à partir de l’Inde, en 1904; une seconde fois après le retour en force des Chinois à Lhassa, quelques années plus tard, en 1910. Fort de ces expériences malheureuses, il essaya de promouvoir des réformes, de transformer son pays et de le doter d’une armée moderne. En 1913, il profita de la désorganisation, causée en Chine par le renversement de la monarchie mandchoue, pour proclamer l’indépendance du Tibet. Mais l’impact de ces changements sur la société tibétaine resta limité. (Voir la chronologie historique en cliquant ici). Nous nous contenterons de visiter en détail le pavillon de son successeur, le 14ème Dalaï lama, qui vit aujourd’hui en exil en Inde, à Dharamsala. Nous empruntons une allée ombragée bordée de fleurs. Le guide profite de ce cheminement pour nous faire part d’une coutume qui se répète dans le parc chaque année. A une date que j’ai oubliée, je crois que c’est en février, les habitants de Lhassa s’y réunissent pour faire la fête pendant une petite semaine (5 jours si ma mémoire est bonne). Durant ce temps, on mange, on boit, on fait les fous, on oublie les soucis. Une autre fête, plus grandiose, a lieu tous les douze ans. A cette occasion, le grand tanka de cérémonie est déployé sur le mur du Potala. (Pour assister de votre fauteuil à une fête de ce genre, cliquez ici). Devant le pavillon du 14ème Dalaï lama, une fontaine ronde, entourée d’un parterre fleuri, lance vers le ciel un svelte jet d’eau. Nouvelle halte pour relater les événements de 1959. Lorsqu’éclata l’insurrection qui devait entraîner son départ en Inde, le pontife tibétain résidait dans son palais d’été. Il y fut surpris par l’émeute. C’est de là qu’il s’enfuit, déguisé en soldat, certains disent en empruntant des souterrains. Je viens d’évoquer sommairement la version donnée par notre guide. Sans être totalement divergente, elle ne correspond pas exactement à ce que j’ai lu. D’abord, le Dalaï lama ne se serait pas enfui, il aurait été enlevé par les rebelles. Ensuite, il n’aurait pas emprunté des souterrains, jamais retrouvés car ils n’existent sans doute pas. Enfin, son déguisement ne visait pas à le soustraire à la vigilance des Chinois mais à celle de son propre peuple, assemblé autour du palais d’été afin d’éviter qu’il n’en sorte. Les habitants de Lhassa redoutaient, en effet, qu’il ne se rende à une invitation chinoise où ils craignaient qu’il ne soit retenu en otage. Le Dalaï lama caressait sans doute depuis longtemps le projet de partir en Inde. Mais, au moins à cette époque, ainsi que l’atteste la correspondance qu’il échangea avec les autorités chinoises, correspondance qu’il a confirmée depuis l’exil, il n’avait pas l’intention de s’enfuir. Il espérait encore que son autorité suffirait à ramener le calme. Les traces des combats sont totalement effacées et le visiteur d’aujourd’hui imagine difficilement que de sanglants affrontements opposèrent ici les troupes chinoises aux révoltés tibétains, après le départ du Dalaï lama. Ils firent pourtant des dizaines de victimes. L’entrée du pavillon est surmontée d’une tenture blanche sur laquelle figure une roue du dharma bleue. Les deux animaux, de part et d’autre de la roue, possèdent une particularité remarquable. Ce ne sont pas des gazelles, mais des chèvres tibétaines, reconnaissables à leur corne unique au milieu du front. Ces animaux unicornes existeraient encore au Tibet. Je parle au conditionnel parce que je n’en ai pas vu. Ils sont trop rares et pas à la portée du premier touriste venu. Ce sont peut-être eux qui donnèrent naissance au mythe de la licorne. L’intérieur du pavillon est bien agencé. Tout semble être resté dans l’état où le Dalaï lama l’a laissé. On s’attend presque à le voir réapparaître. Les murs de la salle principale, où je pense qu’il devait donner audience, sont abondamment décorés de fresques rappelant sa vie, avant son départ en exil. On peut même y deviner sa rencontre à Pékin avec Mao Tsé Toung. Il était alors vice-président de l’Assemblée populaire de Chine. Le grand timonier chinois lui aurait avoué, qu’à ses yeux, la religion était un poison qu’il fallait éradiquer. Mais, bien sûr, ici comme dans les temples, la photo du pape-roi est prohibée! L’atmosphère qui règne n’a rien de commun avec celle des monastères. De larges baies laissent pénétrer la clarté du jour. On peut très bien distinguer les détails des fresques, dessinées avec la précision de miniatures. Mais il est interdit de les photographier. Le guide établit un parallèle entre les deux personnages les plus importants de l’école gelugpa: le Dalaï lama et le Panchen Lama. Tous les deux sont des réincarnations. Ces deux lignées de réincarnation sont complémentaires, même s'il leur arrive d'entrer en conflit. C'est le Dalaï lama qui intronise la réincarnation du Panchen lama et ce dernier qui intronise celle du Dalaï lama. Ils sont également honorés par les Tibétains. Certes, le Dalaï lama est détenteur du pouvoir temporel, en plus du pouvoir spirituel. Par là, il exerce une prééminence certaine par rapport au Panchen lama, mais il ne faut cependant pas, en l'assimilant abusivement à un pape, croire qu'il est doté de l'infaillibilité en matière doctrinale, ce qui n'est pas le cas. Pour pallier leur infériorité temporelle, la quasi-totalité des Panchen lamas recherchèrent l’appui de la Chine; le 10ème Panchen lama ne dérogea pas à la règle; après le départ du Dalaï lama, il devint la seule autorité de l’école gelugpa encore au Tibet et son influence s’en trouva accrue. Ces explications choquent quelques-uns de mes compagnons de voyage qui considèrent que le Panchen lama, en s’alliant aux Chinois, a trahi son peuple et que celui-ci ne pouvait que s’en détourner. Ces réactions me paraissent singulières. Elles me révèlent que ceux qui les expriment font fi du caractère sacré de la personne des deux hiérarques. L’un et l’autre sont des réincarnations et, quoi qu’ils fassent, cette qualité ne peut pas être effacée. Lorsque l’on admet cela, on comprend pourquoi les foules continuent de se presser à Tashilumpo, fief du Panchen lama, comme au Potala; nous aurons l’occasion de le vérifier pendant la suite du voyage. Par ailleurs, le Panchen lama, incarnation d'Amithaba, bodhisattva de la lumière infinie, est le gardien du dogme, le maître du langage et le juge suprême en matières religieuses; plus même, Chenrézig (Avalokitesvara) a prononcé ses voeux de bodhisattva de la compassion devant Amithaba; en bonne doctrine, le Dalaï lama commet donc une faute grave lorsqu'il s'oppose au Panchen lama; essayer d'établir une hiérarchie entre le Dalaï lama et le Panchen lama, au plan spirituel, n'a donc probablement pas grand sens, sauf pour des Européens peu au fait des subtilités du bouddhisme tibétain. Le 10ème Panchen lama est décédé voici une quinzaine d’années. Il a eu deux successeurs: un reconnu par le Dalaï lama, l’autre par les Chinois. D’après notre guide, le premier est caché dans un lieu tenu secret. D’après les informations en provenance des Tibétains en exil, il est prisonnier dans un endroit parfaitement connu. Le second vaque entre Pékin et Shigatse. Le groupe de touristes qui nous a précédé a pu le voir. Il assistait à un spectacle. Voici une anecdote quelque peu sacrilège, pour la petite histoire. A un moment du spectacle, le jeune Panchen lama se leva et s’éclipsa. L’assistance crut que la fête était terminée et commença à se disperser. Elle était déjà clairsemée lorsque le Panchen lama revint s’asseoir à sa place. Il s’était momentanément absenté pour satisfaire un petit besoin. Les demi-dieux en ont aussi! Promenade dans le parc. Des canaux, bâtis
et bordés de balustrades, y sont enjambés par des ponts pittoresques.
Ils me font penser aux jardins chinois que l’on visite dans plusieurs cités
de l’ancien empire du milieu. Nous abordons d’autres pavillons. A plusieurs
reprises, je retrouve l’image de l’unicorne tibétaine. A la terrasse
d’un pavillon, un curieux damier colorié attire mon attention. Le
guide nous explique qu’il s’agit d’un poème sous la forme de mots
croisés. Une ingénieuse invention tibétaine que nous
reverrons ailleurs.
La visite terminée, nous regagnons notre autobus. J’aborde avec des compagnons de voyage la question politique. Les gouvernements, à travers le monde, se désintéressent du Tibet. C’est un fait. Aucun ne courra le risque de mécontenter la Chine pour tenter d’obtenir l’indépendance d’un pays démographiquement minuscule et dont on ne peut attendre aucun profit. A leur décharge, il convient de reconnaître, qu’au plan du droit international, la question tibétaine est extrêmement complexe. Sauf à l’époque impériale, le Tibet n’a jamais constitué un État au sens occidental du terme. Ses rapports avec l’empire chinois, quoique n’étant pas ceux d’un vassal à un suzerain, ont toujours été entachés d’ambiguïté et se prêtent à toutes les interprétations. Certes, le 13ème Dalaï lama proclama l’indépendance de son pays en 1913. Mais celui-ci était alors sous la tutelle de l’Angleterre qui en interdisait l’accès à tout étranger non britannique. Le pontife tibétain ne parvint à établir de relations diplomatiques avec aucune puissance, malgré les timides approches qu’il tenta. L’histoire montre que le Tibet ne peut espérer devenir indépendant qu’à la faveur de troubles internes qui remettraient en cause l’unité chinoise. Une telle éventualité ne peut pas être totalement exclue. Nul ne sait ce que l’avenir nous réserve. Mais elle relève pour le moment de la spéculation. Partant, une nouvelle insurrection armée relèverait de la folie suicidaire. Tout ce que peuvent espérer les Tibétains, c’est une autonomie suffisante, qui leur permette de pratiquer librement leur religion et de régler leurs problèmes comme ils l’entendent, dans le respect des droits de la personne humaine. Ces conditions sont-elles réunies aujourd’hui dans la Région autonome du Tibet? Les éléments d’information susceptibles d’être recueillis par des touristes, au cours d’un voyage comme le nôtre, sont évidemment insuffisants pour répondre objectivement à cette question. Pour se forger une opinion, il est nécessaire de chercher ailleurs les réponses. .
Un de nos compagnons offre en cadeau à une vieille femme je ne sais trop quelle babiole (brosse à dents, savon, peigne… pris à l’hôtel) ou quelle douceur (pomme, gâteau…). La vieille dame l’en remercie en lui tirant une langue démesurée qu’elle gratte avec le bout d’un doigt. Ce geste déclenche notre hilarité. Je me souviens que l’on saluait ainsi autrefois les personnes estimées. J’ai lu cela dans les mémoires du Père Huc. Je sais aussi que les jeunes filles claquaient des dents, comme les cigognes claquent du bec, pour manifester leur intérêt à l’élu de leur cœur. Je ne garantis pas que cette mode charmante soit encore en usage. Sur le chemin de l’hôtel, nous passons devant des statues de yacks dorés puis devant le Potala. Il est réellement aussi imposant que je l’imaginais. L’artère dans laquelle nous nous trouvons est l’avenue principale de Lhassa. Je crois qu’elle mesure 8 km de long. Comme dans toutes les villes importantes de Chine, elle porte le nom de Pékin. Les Chinois ont le sens du symbole! Notre hôtel est situé dans l’ancien quartier de Lhassa, pas très loin du marché du Barkhor et du Jokhang. Il est décoré comme un temple tibétain. On n’y trouve sans doute pas autant de confort que dans les hôtels plus récents, mais il me convient parfaitement. Je me sens plus à l’aise ici que dans l’un de ces hôtels impersonnels, tous similaires d’un bout à l’autre de la planète, où se précipitent les touristes fortunés. Mes fenêtres donnent sur une étroite ruelle. Mon regard plonge chez mes voisins. Que m’importe, je fermerai ces issues. Après tout, je suis là pour dormir. Il y a, dans la chambre, une salle d’eau avec douche, une télévision, des massages pour les amateurs d’exotisme. Et Internet à côté de la réception. Que demander de plus? Certains d’entre nous se plaignent et menacent de déménager à l’hôtel Lhassa, un hôtel moderne, construit par les Chinois. J’observe, non sans humour, que ces personnes sont précisément les plus montées contre l’occupant. Etrange inconséquence, on vitupère ce dernier, mais on est prêt à sacrifier son opinion sur l’autel du confort! Car enfin, préférer un hôtel chinois à un hôtel tibétain, n’est-ce pas une manière de complicité? Pour ce qui me concerne, je le répète, je préfère rester ici. Le service est assuré par des demoiselles qui montent nos valises à l’étage. J’avoue m’être un instant demandé si je ne porterais pas la mienne moi-même, malgré sa petite dimension, en voyant la corpulence menue de la jeune personne qui devra s’en charger. Finalement, je me contente de monter mon sac. Après le dîner, notre trio habituel se rend sur la rue pour refaire le plein d’apéritif et de digestif. Au diable les recommandations d’éviter l’alcool en altitude! Nos petites réunions quotidiennes ne nous ont pas trop mal réussi jusqu’à présent. Alors, pourquoi ne pas continuer? Après tout, ne nous a-t-on pas aussi conseillé de nous hydrater? Ce sera notre façon de le faire! La nuit est maintenant tombée, mais de nombreux commerces sont encore ouverts avenue de Pékin. Plusieurs boutiques vendent de l’alcool mais nous n’y retrouvons pas nos produits familiers. Comment savoir ce que contiennent les bouteilles? Personne ici ne comprend la moindre langue européenne. Il faut s’expliquer par signes. Nous avons remarqué que les vins liquoreux sont généralement fermés par un bouchon qui se visse. La nécessité étant la mère de l’ingéniosité, voici le moyen trouvé pour contourner la difficulté qu’oppose l’obstacle de la langue. On fait d’abord le geste de déboucher une bouteille avec un tire-bouchon, puis celui de la dénégation, ensuite le geste d’ouvrir une bouteille en tournant son bouchon et enfin celui de l’affirmation. Cette mimique est toujours impeccablement comprise par notre interlocuteur asiatique, visiblement né pour exercer la profession de commerçant. Mais nous hésitons: quelle sera la qualité et le goût du breuvage qu’il nous propose? Nous finissons, par en retenir un, au hasard. De retour à l’hôtel, je monte
jusqu’à la terrasse pour admirer, dans la nuit, le Potala illuminé.
12 ème jour: Lhassa (un plan de Lhassa est ici ) La matinée est consacrée à la visite du Potala. Nous nous rendons en bus jusqu’au pied de l’édifice. Une personne de notre groupe, qui est venue pour la première fois à Lhassa, au début de la dernière décennie du 20ème siècle, évoque le quartier, sillonné de rues étroites et boueuses bordées de petites boutiques, qui s’étendait autrefois ici. Malgré son admiration pour la civilisation tibétaine, elle en a gardé une impression plutôt défavorable. Les choses ont bien changé depuis. Les
vieilles maisons ont été rasées et, à la place,
une vaste esplanade et de nouvelles boutiques ont été construites.
Bien sûr, les amateurs de pittoresque regretteront ces transformations.
Mais, n’est-ce pas ce qui se passe aussi dans nos villages et dans nos
villes? Pour ma part, j’aurais bien aimé retrouver la trace des
pas des soldats britanniques et d’Alexandra David-Néel dans les
ruelles du vieux Lhassa. Mais, comme les autres, je devrai me contenter
de ce qui reste. Heureusement, les architectes de la ville nouvelle n’ont
pas édifié de gratte-ciel auprès du Potala. Il n’y
a pas encore de tours de la Défense à Lhassa!
Pour gagner du temps, nous effectuerons en voiture l’ascension de la Colline Rouge, sur laquelle s’élève le palais. Nous empruntons, à droite, une rampe asphaltée. Elle fut aménagée pour permettre au 13ème Dalaï lama d’y utiliser les premières automobiles introduites au Tibet, sous son règne et pour son usage. Notre véhicule nous laisse, à peu près à mi chemin de l’entrée du haut, sur l’arrière des bâtiments. Nous terminons à pied, par un escalier encadré de murs rouges et blancs. A notre gauche se dresse l’imposante masse des édifices aux façades blanches et au rebord des toits rouges. A main droite, les sommets des montagnes couvertes de neige moutonnent sous les nuages. A leur pied, la ville neuve, avec ses immeubles modernes, ni plus beaux, ni pires qu’ailleurs. Autrefois, Lhassa était beaucoup moins grande. Les espaces verts étaient plus vastes. Leur étendue avait même surpris les envahisseurs britanniques. La ville neuve, cette cité chinoise, traversée hier, a considérablement mordu sur eux. Est-ce à dire qu’ils ont disparu. Ce serait très exagéré. D’abord, on aperçoit de nombreux bosquets, ça et là, parmi les zones bâties. Ensuite, une large plaine herbeuse, plus ou moins marécageuse, a été volontairement préservée par les autorités, afin de ménager un poumon à la ville. Elle est interdite à la construction et restera le domaine des yacks, tant qu’une directive contraire n’aura pas été prise. Au pied de la colline, un plan d’eau a été creusé, par l’enlèvement des terres, lors de la construction du Potala. Le 8ème Dalaï lama édifia, en son milieu, le temple du Naga. Une fois franchie l’entrée, nous ne tardons pas à atteindre une cour pavée, où notre guide nous fournit quelques explications préliminaires, avant de pénétrer à l’intérieur des salles. La Colline Rouge, sur laquelle nous nous trouvons, tient son nom du caractère argileux de sa terre. Elle fut occupée depuis des temps très reculés. Songtsen Gampo, le premier roi religieux, fondateur de l’empire tibétain, y construisit une résidence, lorsqu’il abandonna pour Lhassa la vallée du Yarloung, en 633. Ce premier palais subit les vicissitudes du temps. Il fut détruit au cours des périodes troublées que traversa le pays après la désagrégation de l’empire. Au 17ème siècle, la construction du palais actuel fut entreprise par le 5ème Dalaï lama qui venait d’unifier sous son autorité pouvoir spirituel et pouvoir temporel. Il s’y installa en 1650, à temps pour y célébrer la nouvelle année. Après sa mort, tenue secrète pendant 15 ans par le régent, ce dernier poursuivit les travaux. D’autres Dalaï lamas apportèrent leur pierre à l’édifice et contribuèrent à l’embellissement du Palais. Celui-ci comporte deux séries d’édifices: les bâtiments à façade rouge et les bâtiments à façade blanche. Les bâtiments à façade rouge ont une vocation religieuse. Leur couleur symbolise l’autorité. On y trouve notamment les tombeaux de plusieurs Dalaï lamas. Les bâtiments à façade blanche ont une vocation administrative. Leur couleur symbolise la paix. On y trouve les logements du Dalaï lama et les bureaux du gouvernement. Les façades sont repeintes annuellement. La méthode employée est très simple. On laisse couler de l’eau, teintée de chaux ou d’ocre, le long du mur depuis le haut. Ce procédé donne à la surface colorée une apparence grumeleuse, parcourue de traînées. Le Potala a été construit à une altitude de 3700 m. Sa hauteur dépasse 150 m. et il couvre plus de 138000 m2. L’édification d’une telle masse, à une telle altitude et dans un pays situé dans une zone sismique, n’a pas été sans poser de nombreux problèmes. Ceux-ci ont été résolus avec art, par des architectes avisés. C’est un témoignage évident du degré avancé de la civilisation tibétaine. Les murs, dont l’épaisseur est de 6 m à la base, se réduisent au fur et à mesure qu’ils s’élèvent. Les bâtiments, de forme trapézoïdale, s’équilibrent parfaitement. Les matériaux utilisés: mortier, bois, et pierres furent judicieusement employés. Des poutres forment l’armature de l’ensemble. Les plafonds sont constitués de plusieurs épaisseurs: chevrons, claies, graviers, terre arrosée d’eau pour former un sol uni. Afin d’assurer la ventilation, de nombreux tunnels percent les fondations. Pour profiter au mieux de l’ensoleillement, la façade principale est orientée à l’ouest. Les salles, correctement aérées et éclairées, sont bien protégées des aléas climatiques. Il n’y fait jamais trop chaud ni trop froid. Un mot sur les particularités des poutres qui soutiennent certains plafonds. On rencontre des superpositions colorées en forme de trompe d’éléphant et de groin de cochon. Ces agencements sont destinés à renforcer la résistance au vent de la toiture. De fait, les toits n’ont jamais cédé qu’elle qu’ait été la puissance des éléments. Le palais a résisté à plusieurs tremblements de terre en subissant seulement quelques dommages. Au moment de la révolution culturelle, il échappa à la destruction par les gardes rouges grâce à l’opposition du général qui commandait les troupes chinoises à Lhassa. Les autorités de Pékin appuyèrent ce général et les jeunes furieux, qui s’apprêtaient à le raser, durent renoncer à leur entreprise. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois qu’il était menacé. En 1904, l’occupant anglais avait déjà envisagé de le faire sauter si le Dalaï lama ne se montrait pas rapidement compréhensif. Bégaiements de l’histoire, les soldats chinois furent casernés, à 60 ans de distance, au même endroit que les soldats britanniques! Notre guide en vient à nous parler du 6ème Dalaï lama. Ce Dalaï lama fut intronisé dans des circonstances particulières, puisque le régent tint secrète pendant 15 ans la mort de son prédécesseur. Déjà adolescent lors de son accession au pontificat, il n’avait plus l’âme assez malléable pour que le clergé puisse lui imposer manière de vivre et façon de penser. Il mena une vie totalement atypique. Poète, il laissa de nombreux textes très populaires au Tibet. On interprète encore ses chansons lors des fêtes dans les campagnes. Il ne détestait ni l’alcool, ni les jolies filles et l’on peut visiter la maison de l’une de ses maîtresses, à proximité du Jokhang. Sa popularité ne le préserva pas des complots de cour. Déposé, il mourut dans le Qinghai, probablement assassiné par les soldats qui l'escortaient sur le chemin de la Chine; mais certains affirment aussi qu'il termina sa vie anonymement en berger. (On peut lire des poèmes du 6ème dalaï lama ici). Nous allons maintenant voir les intérieurs.
Il est bien sûr impossible de visiter le millier de pièces
que renferment les bâtiments. Nous nous contenterons de l’essentiel.
Les photos ne sont pas positivement interdites, mais le prix à payer,
pour obtenir l’autorisation d’en prendre, est si élevé
qu’il est totalement dissuasif. Cette faculté est réservée
aux photographes et cinéastes professionnels. Heureusement, il est
possible de se procurer de la documentation pour remplacer les clichés
trop onéreux. Pour ma part, je ne me plaindrai pas de la contrainte
imposée ainsi aux touristes par les autorités locales. Compte
tenu de la densité de la foule, de l’éclairage et de l’exiguïté
de certaines salles, le crépitement des flashes rendrait la visite
inconfortable. Sans parler des dommages qui seraient causés aux
peintures murales.
Dans un étroit et sombre couloir, où se bousculent plusieurs groupes, se dressent plusieurs statues dorées où le guide nous aide à reconnaître, entre autres Bouddhas, celui de la médecine. Pour éclairer les détails, qui sans cela ne seraient pas visibles, il est conseillé de disposer d'une lampe de poche. Des tas de billets de banque, de plusieurs pays, sont déposés devant les statues. Il y a même des billets tibétains. Pendant longtemps la monnaie tibétaine fut battue au Népal. Mais le guide me confirme qu’il y eut aussi, probablement au temps du 13ème Dalaï lama, un institut d’émission à Lhassa. Au fond du couloir s’élève le tombeau du 5ème Dalaï lama, Lobsang Gyatso le Grand, qui unifia le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, en s’appuyant sur les Mongols, pour renverser le roi du Tsang et le faire mettre à mort. Le chorten (stupa) mesure 12,6 m de haut et 7,65 m de large. Il contient des reliques de Sakyamuni, une dent de Tsonkhapa ainsi que d’autres objets religieux précieux. Il est décoré de 15000 perles et pierres précieuses. Les tombeaux des 7ème, 8ème, 9ème, 10ème, 11ème, 12ème et 13ème Dalaï lamas sont également au Potala. Celui de ce dernier est le plus majestueux. Il mesure 12,97 m de haut sur 7,83 m de large. Il contient des reliques de Sakyamuni et il est décoré de pierres précieuses. Ces monuments sont en or. On imagine le poids de métal précieux qu’il fallut employer pour les construire (3721 kilos pour celui du 5ème Dalaï lama). On s’étonnera qu’un pays aussi pauvre que le Tibet ait pu consacrer autant de richesse pour élever des cénotaphes aux mannes de ses dirigeants. Mais, en fait, ce pays, peu favorisé par la nature sur le plan agricole, l’est beaucoup, en revanche, au plan des ressources minières. On y trouve de nombreuses mines métalliques, exploitées depuis longtemps. Les métaux précieux (or et argent) n’y sont pas rares. D’autres métaux, le cuivre (rouge et blanc), l’étain, l’aluminium, le lithium, l’uranium s’y rencontrent aussi. Récemment, des gisements de pétrole et de gaz y ont été découverts. Le Tibet ne dispose ni des infrastructures, ni de l’énergie nécessaire pour mettre en valeur ces richesses. Certes, des barrages et une usine géothermique ont été construits, mais l’électricité produite ne suffirait pas au développement d’une industrie de transformation moderne. C’est pourquoi le Tibet trouve avantage à laisser la Chine exploiter ses ressources, moyennant le paiement d’une redevance. Et c’est pourquoi aussi, une ligne de chemin de fer est en construction pour faciliter les échanges. Voici du moins la manière dont les choses nous sont présentées par notre guide. Les esprits critiques trouveront certainement qu’une telle relation est déséquilibrée au profit du pays le plus développé. C’est exact. Mais le cas n’est pas rare: presque tous les pays de l’hémisphère sud, par rapport à ceux de l’hémisphère nord, et même les voisins des États-Unis (Mexique et Canada), par rapport à cette superpuissance, se trouvent dans la même situation. Selon l’opinion de notre guide, elle n’a rien de léonin et profite au Tibet aussi bien qu’à la Chine. A la question de savoir comment le peuple tibétain a pu consacrer autant de temps, de travail et d’argent pour amasser tous les trésors accumulés dans les temples et les palais, il nous répond que les gens de son pays ont été heureux de le faire. J’imagine mal des Occidentaux tenir un tel raisonnement, sauf peut-être au temps des bâtisseurs de cathédrales. Passage par des corridors et des salles somptueusement décorées. Certaines sont en cours de réfection. Un mot du hall d’audience de l’ouest. Une inscription de l’empereur de Chine Qianlong y figure, au dessus du trône du Dalaï lama. Elle est en caractères d’or sur fond bleu et signifie: "La source des fleurs de lotus". Traduction approximative non garantie. Sur les murs, la vie du 5ème Dalaï lama est représentée en miniatures. On y remarque notamment l’audience accordée, à Pékin, par l’empereur de Chine à ce Dalaï lama, en 1652. Les teintes ont été obtenues avec de l’or pour le jaune, des perles broyées pour le blanc, du corail pour le rouge, de la turquoise pour le bleu! Statues d’Avalokitesvara et des deux taras:
la blanche et la verte. Avalokitesvara, le cœur blessé en prenant
la mesure de la méchanceté du monde, et de la tâche
immense qui l’attendait pour le rendre bon, se mit à pleurer. Des
deux larmes qui tombèrent de ses yeux, la première se transforma
en Tara blanche, la seconde en Tara verte. Ces deux taras sont assimilées
à deux femmes de Songtsen Gampo, la chinoise et la népalaise.
Les Tibétains croient que les femmes vertueuses sont la réincarnation
d’une tara.
Salle des mandalas. Ces mandalas sont des constructions d’or en relief représentant le cosmos. Elles ont été réalisées sous le pontificat du 7ème Dalaï lama. Vestige de la construction de Songtsen Gampo. On peut y passer la main sur une marmite d’époque. Cela porte bonheur. Le hall des trois royaumes. La tablette de longue vie offerte par l’empereur Kangxi lors de l’intronisation du 8ème Dalaï lama y est exposée. La même inscription ("Longue vie à l’empereur") y figure, en or sur fond bleu, dans les quatre langues des pays voisins: le tibétain, le han, le mandchou et le mongol. Au dessus de la tablette un tanka représente l’empereur Qianlong. Dans l’une des salles, je crois qu’elle est consacrée au 6ème Dalaï lama, on remarque un mélange de symboles bouddhistes et de symboles bönpos, notamment le svastika dans les deux sens* et, par conséquent, la croix gammée. Notre guide en profite pour nous expliquer que les pèlerins bouddhistes tournent toujours en gardant à droite le sanctuaire ou la statue de Bouddha, c’est-à-dire dans le sens des aiguilles d’une montre, ceci dans un souci d’intégration au cosmos. Les bönpos tournent en sens inverse. Il existe à Lhassa deux chemins de pèlerinage. Le plus court tourne autour du Barkhor. Le plus long décrit un large cercle dans la ville. * Au Tibet les deux types de svastikas sont communs. Visite des salles de plusieurs Dalaï lamas. Chacun posséda la sienne. Dans celle du 13ème Dalaï lama, ce dernier est représenté en compagnie d’un chien. C’est l’occasion pour notre guide de placer une anecdote: celle des chiens-manchons. De quoi s’agit-il? On sait que les Chinois crachent beaucoup. Les Tibétains aussi. Autrefois, les robes se portaient avec d’amples manches, assez pour y dissimuler un petit chien. Quand le porteur de la robe était pris d’une envie soudaine d’expectorer, au lieu de cracher par terre, il crachait dans sa manche et le petit chien mangeait le crachat. D’où le nom donné à ces animaux. Livres tibétains bouddhistes et bönpos. Salon de la mère du 14ème Dalaï lama. Appartements de ce dernier. Sa chambre. Les cadeaux offerts par des chefs d’États étrangers: des postes de radio monumentaux. Émouvant… On ne peut évidemment pas citer tout ce qui peut être vu. Les trésors du Potala sont immenses et leur valeur inestimable. Des centaines de statues, de bois, d’or, d’argent, de cuivre ou d’argile, en provenance de Chine, des Indes, du Népal et bien sûr du Tibet, des peintures murales minutieuses, décorant pratiquement toutes les pièces; d’innombrables tankas, tous plus beaux les uns que les autres; de riches bibliothèques, contenant tout le savoir du Tibet; sans parler des objets usuels: lampes à beurre, coupes de porcelaine, plats en peau de yack, costumes et masques de cérémonie… Une énumération exhaustive est totalement impossible. Depuis 1994, le Potala fait partie de la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Voici quelques anecdotes relatives à la construction du Potala retracées sur les fresques. A la fin de la construction du Palais rouge, des démons furieux firent rouler d'énormes pierres sur les travailleurs et en écrasèrent plusieurs. Les moines prièrent pour ces tristes victimes des puissances infernales au cours d'une cérémonie funéraire dédiée à leurs mânes. Pour célébrer l'achèvement des travaux, des joutes opposèrent tibétains, han et mongols qui se livrèrent à des courses de chevaux, du tir à l'arc, du roulage d'énormes pierres... Le régent et 450 personnes se disputèrent la palme d'une compétition de natation. Enfin, les moines célébrèrent une cérémonie de consécration en l'honneur des ouvriers du chantier. Dès que nous nous trouvons à l’air libre, les photos sont possibles. Je ne m’en prive pas. Il est exclu d’accéder aux plus hautes terrasses. Elles sont en réparation. Mais, d’où nous sommes, la vue est déjà superbe. Les toits sont surmontés de pinacles d’or représentant, dit-on, les antiques bannières de victoires ou les divinités protectrices du dharma. La couverture des toits est elle-même dorée. Ils reposent sur des bordures de poutres rouges. Au coin des bâtiments, des dragons ou des garudas plaqués d’or surplombent le vide, comme les gargouilles de nos cathédrales. Tous les édifices religieux tibétains sont surmontés d'un faîtage doré, le Serto, symbole de dignité, et les personnes de haut rang en plaçaient également autrefois de petites répliques sur les têtes de leurs chevaux. A l’ouest du Potala, s’étend une vaste esplanade où pourrait manœuvrer une armée entière. Une fontaine monumentale en occupe le milieu. Derrière cette fontaine se dresse un monument blanc, de facture moderne, qui, c’est le moins que l’on puisse dire, n’ajoute rien à la beauté de la ville. A gauche de l’esplanade, on aperçoit, entre les arbres, l’eau d’un bassin. Sur la droite, la colline de l’Institut de médecine tibétaine est maintenant vide. Cet Institut n’a pas échappé à la pioche des démolisseurs. A la place s’élève une pâle copie de notre tour Eiffel, sans doute une antenne de télévision. Le regard porte plus loin sur une série d’immeubles neufs et, au-delà, jusqu’aux montagnes qui ferment la vallée. Avant de redescendre, j’achète, à l’inévitable boutique, une petite broche rouge avec l’inscription, en écriture tibétaine dorée, du mantra d’Avalokitesvara: Om Mani Padme Hum. Escalier raide. Arrivée dans une cour intérieure où j’achète un livret bien illustré sur le Potala. Sortie. Me voici sur les premières marches de l’interminable escalier qui dévale en serpentant la pente ouest de la colline jusqu’à sa base. A la porte d’en bas, un moine me demande l’aumône. Comme je ne lui donne rien, il me tourne le dos en maugréant. J’imagine qu’il me voue au diable. Ses malédictions ne m’empêcheront pas de dormir! Je traverse l’avenue de Pékin, en évitant vélos et voitures, ce qui n’est pas facile, pour me rendre sur l’esplanade. Je vais jusqu’à la fontaine. De là, on embrasse toute la façade du Potala. C’est l’endroit idéal pour le photographier. Je suis à proximité de l’immense monument blanc aperçu de la terrasse. Vu de près, il ressemble à un thermomètre. Rien de bien engageant. Il écrase les deux groupes de statues placés devant lui, dédiés sans doute à la gloire des travailleurs et soldats tibétains. A la gauche du monument, un avion de chasse chinois désarmé attire la curiosité des passants. Il leur rappelle aussi la présence militaire de leur puissant tuteur. Je reviens vers l’avenue de Pékin en
remontant l’autre côté de l’esplanade. Boutiques. Pigeons
blancs qui picorent la chaussée. On se croirait en Europe. Sur la
gauche du Potala, j’observe une tour ronde qui ressemble à celles
de nos châteaux-forts. C’est la tour de garde.
Déjeuner. Puis départ pour Sera. Comme plusieurs monastères vont être visités, et qu’ils sont tous plus ou moins semblables, je ne retiendrai que leurs particularités et les points dignes d’attention. Sera fut fondé en 1419 par Shaka Yeshe. Monastère universitaire, comportant quatre collèges, il abritait autrefois plusieurs milliers de moines. Il n’en héberge plus que quelques centaines. Il n’est pas très éloigné de Lhassa. On aperçoit d’ailleurs le Potala, dans une trouée, entre deux de ses bâtiments. Le complexe est situé au pied d’une montagne aux flancs encombrés de gros rochers. Des figures religieuses colorées décorent ces derniers. Des maisonnettes se blottissent, très haut sur la pente. Ce sont des ermitages. Existe-t-il encore des ermites au Tibet ? Oui, me confirme le guide. Mais peut-être ne se font-ils plus emmurer vivant pendant plusieurs dizaines d’années comme autrefois. Si le bouddhisme a ses ermites, le christianisme a ses anachorètes. Il est frappant de constater que cette propension à l'isolement et à la méditation fleurit essentiellement dans les déserts: sur les hauts plateaux du Tibet pour les uns, dans les sables d'Egypte pour les autres. Mais, à bien considérer, le cloître est-il autre chose qu'une version édulcorée de l'ermitage? A l’entrée, du temple principal, une représentation du cosmos et de la série de cercles du samsara, ou cycle des existences, ornent le mur. Les réincarnations, plus ou moins désagréables, auxquelles un individu est soumis, avant d'atteindre la délivrance dans le nirvana, y sont représentées. Le cercle central contient les trois sources du malheur, sous forme d'animaux: la haine, le désir et l'ignorance. (Des explications complémentaires sont ici). Deux femmes font leurs dévotions en un interminable mouvement de va et vient, à plat ventre puis le buste levé, en ramenant les mains en arrière. Leurs paumes sont munies de patins afin de les protéger du frottement sur le sol. A l’intérieur, la foule est importante. On se bouscule. Pas de photos. Je remarque les nombreuses armes qui ornent l’une des salles. Nous sommes dans un monastère guerrier qui a eu maintes fois maille à partir avec le pouvoir. La population estudiantine est aussi turbulente au Tibet qu’ailleurs. Les pèlerins pénètrent à travers les couloirs en direction d’une niche où des lamas bénissent les fidèles. Ces derniers baissent la tête. La bénédiction consiste en une simple tape sur l’occiput pour les adultes. Les enfants ont le nez noirci à la suie. Dans une cour voisine, à l’ombrage des arbres, les étudiants procèdent à un contrôle des connaissances. Ils se font face deux à deux. L’un interroge debout et l’autre répond assis. Avant de poser la question, le premier frappe dans ses mains en levant une jambe. La réponse donnée, il frappe à nouveau dans ses mains, comme en applaudissant, s’il la trouve satisfaisante; sinon, il frappe la paume gauche du dos de la main droite. En cas de litige, il est fait appel à l’arbitrage d’un maître. D’un jour l’autre, les élèves sont, à tour de rôle, interrogateurs et interrogés. Voici comment Chögyam Trungpa, une réincarnation de l'école karmapa, décrit ce mode d'examen propre aux gelugpas (coiffes jaunes): "Quand un moine pose une question à un autre dans un groupe, il se lève, frappe le sol du pied et claque ses mains l'une contre l'autre pour appuyer ses arguments. Quand il réussit, il balance son rosaire d'un bras à l'autre; s'il échoue, il le balance par dessus sa tête. Le moine interrogé contre-attaque assis. Aussi la cour est-elle extrêmement bruyante et vivante." Je photographie, avec son accord, une vieille tibétaine qui vient offrir au temple une lampe de beurre de yack. En remerciement, je lui remets un paquet-cadeau confectionné avec des objets de toilette pris à l’hôtel et aussi quelques fruits prélevés sur mes provisions. Je demande à notre guide si Sera a beaucoup souffert de la révolution culturelle. Il me répond qu’il n’en a pas trop pâti. Tout est relatif. On me dira plus tard le contraire. Et je sais d’ailleurs qu’il avait déjà été touché auparavant, lors de la révolte de 1959. Il fut aussi bombardé par l’armée tibétaine qui y réprima une émeute en 1947. Le pouvoir n’attendit pas l’arrivée des Chinois pour y mater, manu militari, des révoltes étudiantes. Retour vers Lhassa. Visite du monastère du Jokhang. Ce monastère, construit au 7ème siècle, par le roi Songtsen Gampo, constitue le centre spirituel du Tibet. De nombreux pèlerins y affluent. L’édifice, vieux de plus de 1350 ans, est l’un des plus ancien du pays. Il est considéré comme un site historique et culturel majeur, désormais placé sous la protection de l’État. Il figure sur la liste du patrimoine mondial depuis l’an 2000. Devant la porte principale, des fidèles font leurs dévotions: alternativement à terre puis le buste levé sur les mains, comme à Sera. Sur l’esplanade, devant cette porte, se trouve une stèle qui commémore l’alliance passée en 823 entre les Tang et les Tupo, c’est-à-dire entre l’empereur de Chine et celui du Tibet. Cet événement mémorable est rappelé dans les deux langues, le chinois et le tibétain. Nous ne pénétrerons pas dans le bâtiment par la grande porte qui serait orientée dans la direction de Kathmandou en hommage à l'épouse népalaise de Songtsen Gampo. Elle est interdite pour le moment: le monastère est en travaux. En 1959, des combats se déroulèrent ici. Mais il n’en subsiste aucune trace. Nous entrerons par une porte dérobée, après avoir fait le tour du pâté de maisons. Nous sommes dans la vieille ville et les bâtisses de pierre, qui ressemblent à celles des villages, me semblent tout à fait typiques. Je lirai plus tard que je me trompe et, qu’en réalité, elles ne sont pas si représentatives que cela du style tibétain. Le quartier aurait été profondément transformé et rénové. Je le crois. En effet, si l’on fait exception du tas de pierres qui jouxte le Jokhang, en cours de rénovation, les rues sont bien pavées et plus propres que l’on ne pourrait s’y attendre, après avoir lu les relations des voyageurs d’antan. La ville a-t-elle été défigurée, ainsi que l’affirment les opposants? Je ne saurais me prononcer sur ce point, n’ayant pas connu l’ancienne Lhassa. Cette ville fut fondée, à 3650 m d’altitude, dans une étroite vallée enserrée de hautes montagnes. Au 6ème siècle, elle était la capitale de la tribu des Shupi, une des trois tribus du Pays des Neiges. Elle couvrait une superficie de 1,32 km2. Elle avait été baptisée primitivement Luoso (la Terre sainte), avant de prendre le nom qu’elle porte désormais. Pour les bouddhistes tibétains, elle est le centre du monde. Le monastère, édifié au milieu de la cité, est l’axe de l’univers. Sa construction contribua fortement à structurer l’agglomération. Trois chemins de prières concentriques furent imaginés pour les pèlerins. L’un d’entre eux devint ultérieurement la rue du Barkhor, où se tient maintenant le marché du même nom. Le complexe couvre une superficie totale de 25100 m2. Les bâtiments comportent deux ou trois étages. Notre guide nous remet notre carte d’entrée. Surprise. C’est un petit CD où je retrouverai, de retour à Paris, beaucoup d’informations qui ne cadreront pas toutes avec ce que je vais apprendre. Le mur qui fait le tour de la première cour est couvert de fresques, où seraient représentés un millier de Bouddhas. Les photos ne sont pas autorisées à l’intérieur. Selon la légende, un lac s’étendait autrefois au dessous de nos pieds. L’emplacement fut choisi, à partir de données de l’astrologie chinoise, pour neutraliser la puissance maléfique d’une démone qui y séjournait. Le lac fut comblé par la terre qu’une chèvre blanche apporta dans un sac fixé sur son dos. Cet animal sacré fit plusieurs voyages. Aussi la construction s’étala-t-elle sur trois années. De très belles fresques, minutieusement dessinées et vivement colorées, dépeignent ces travaux ainsi que le cortège de la princesse de Chine venant épouser le monarque tibétain. Leur état de fraîcheur est remarquable. Mais peut-être ont-elles été récemment reconstituées. La construction primitive était destinée à recueillir les statues de Bouddha ramenées de leur pays par les épouses népalaise et chinoise de Songtsen Gampo. Elle fut entreprise à l’initiative de la princesse népalaise, mais ce fut la princesse chinoise qui choisit l’emplacement. Les statues sont encore visibles aujourd’hui. D’autres édifices s’ajoutèrent par la suite. Certains seraient en relation avec le Festival Monlam que le réformateur Tsongkhapa, fondateur de l’école gelugpa, initia au 15ème siècle. Le temple comporte de nombreuses chapelles de styles tibétain, han et népalais. La chapelle la plus importante est celle qui contient la statue en cuivre du Bouddha amenée par la princesse chinoise, le Jowo. Cette statue a été, à plusieurs reprises, recouverte d’or de sorte qu’elle n’a plus sa taille d’origine. Elle est décorée de nombreux joyaux. La statue aurait été réalisée, à la demande de la mère de Sakyamuni, alors qu’il était âgé de 12 ans. C’est la seule qui aurait été réalisée de son vivant. Celle qui nous est montrée est-elle authentique? On m’affirmera plus tard en France qu’il s’agit d’une réplique, l’autre ayant été détruite pendant la révolution culturelle. Je lirai aussi qu'elle a déjà était déplacée il y a des siècles, pour la protéger d'une autre invasion chinoise, et remplacée par la statue de la princesse népalaise. Après toutes ces tribulations, on peut légitimement s'interroger sur l'authenticité de celle qui est aujourd'hui montrée aux touristes. Mais cela n’enlève rien à son caractère symbolique. Les cérémonies de réincarnation du Dalaï lama et du Panchen lama se déroulent devant elle. On peut également admirer, parmi de multiples autres statues, celle de Songtsen Gampo, entre son épouse chinoise et son épouse népalaise, ainsi que celles des dignitaires des principales écoles du bouddhisme tibétain. La photo du 10ème Panchen lama rappelle l’importance de ce personnage aux yeux du pouvoir actuel. Des tankas de l’époque Ming, représentant notamment Yamantaka, le maître de la mort, sont parfaitement conservés. En prêtant l’oreille à l’orifice d’une sorte de jarre, on entend l’eau du lac souterrain, comblé par la chèvre, s’agiter sous le sol. On parle aussi du chant d'un oiseau qui nidifie au fond du gouffre! Et surtout, ce bruit pourrait être le battement de coeur de la démone subjuguée qui gît sous le Jokhang. Le guide profite d’un arrêt dans l’une des salles de réunion des moines, pour attirer notre attention sur le caractère peu soigneux de ses derniers. Selon lui, les tasses que nous voyons traîner, sur les tissus poussiéreux recouvrant les bancs, ne sont jamais lavées*. Des rats viennent disputer la tsampa aux religieux dans le coffre où elle est serrée. Ils courent à travers les chapelles. Il n’y a évidemment pas de chats dans un monastère car ces animaux, qui se nourrissent de la chair des rongeurs, sont considérés comme étant maléfiques par la religion. Il termine en nous disant que nous allons voir de nombreux chiens dans la cour des prochains monastères et que ceux-ci, selon les croyances populaires, sont des réincarnations de moines. Ces mots sont visiblement prononcés sans intention péjorative. Il n’empêche, si les moines se réincarnent en chiens, c’est apparemment qu’ils ne se conduisent pas très bien durant leur vie d’hommes! J'ai lu quelque part que, malgré la profondeur de leur foi, les Tibétains ne furent jamais dupes des libertés que leur clergé prenait avec le dogme. C'est ainsi que, selon un adage des anciens, parmi cent tulkou (réincarnations), quatre-vingt-dix auraient été désignés uniquement pour des raisons politiques, neuf seraient des réincarnations sans portée spirituelle et un seul le vrai tulkou d'un bodhisattva! * Bacot avait déjà noté le respect infini dont semblait être entourée la poussière dans les monastères! Nous terminons notre visite en montant sur les terrasses où l’on peut admirer le Potala, en arrière plan d’une roue du dharma du Jokhang. J’y achète un livret sur le monastère, à la boutique qui s’y tient. Nous terminons l’après-midi par une prise de contact avec le marché du Barkhor. Nous repérons les boutiques et les étalages où nous pourrions faire quelques emplettes lors de notre retour à Lhassa. Nous marchandons un bol métallique qui chante lorsqu’on frotte son pourtour avec un morceau de bois. Un attroupement s’agglutine autour de nous. Tandis que notre attention est fixée ailleurs, une personne de notre groupe, plus vigilante que nous, sent que l’on essaie d’ouvrir son sac à dos. Exclamation. L’attroupement se dissout instantanément. Les cordons du sac sont bien déliés. Mais, vérification faite, rien n’a disparu. Le larron n’a pas eu le temps d’exercer son talent. Lhassa comporte ses vide-goussets tout autant que nos capitales européennes. Nous voilà moins dépaysés et… désormais sur nos gardes (voir Harrer). Une fête se prépare. Les maisons sont pavoisées de dizaines d’étendards chinois. La foule bigarrée est très dense aux carrefours. Les commerces sont variés et on ne trouve pas seulement de la bimbeloterie pour touristes. J’avise, au bord du trottoir, l’attirail d’un dentiste en plein air. On voit des peintres de tankas exercer leur art dans des ateliers ouverts sur la rue. Le tanka est un art pictural propre au Tibet. Les dessins sont peints ou brodés sur de la toile, de la soie ou du papier. Accroché au mur d’un monastère, d’une salle de Bouddha ou de la résidence de fidèles, ce tableau enroulé est à la fois l’emblème de la croyance bouddhique et un objet de culte. Il peut prendre de nombreuses formes. Pour le réaliser, on recourt aux techniques de la peinture, de l’impression, mais aussi de la broderie, du tissage, du collage, du patchwork… On trouve même des tankas de perles. Le plus souvent, les tankas sont des portraits de Bouddha, mais il en existe aussi ayant pour thème les récits historiques ou les mœurs populaires du Tibet. Les tankas glorifient la religion. Les artistes doivent les réaliser selon un rituel précis et compliqué. Ils n’y apposent pas leur signature. Ils écrivent seulement quelques sutras ou incantations au dos. L’identification des auteurs de tankas anciens et l’époque à laquelle ils ont été réalisés ne sont pas chose facile. Le soir, dîner tibétain. Pâté
de tsampa, riz, ragoût de foie de yack, momos, haricots blancs… le
tout arrosé de bière. Le pâté est mangeable,
le foie de yack bon, les momos sont des raviolis, les haricots ne sont
pas des légumes, ils en ont la forme mais ni la consistance ni le
goût et resteront dans l’assiette. Ambiance musicale: des artistes
en costume national se produisent sur une scène derrière
le buffet où les clients se servent. En fin de spectacle, un personnage
déguisé en yack vient taquiner les filles dans la salle.
Rien de bien excitant. On nous sert de la bière d’orge (chang).
C’est une sorte de lait aigre légèrement alcoolisé.
Je serai le seul à en boire à ma table. Des
extraits musicaux du spectacle sont ici
(Source: vidéo Maurice Carré).
. 13 ème jour: De Lhassa à Gyantse Ce matin, départ pour Gyantse. Un compagnon de voyage manque à l’appel. En pleine nuit, il a été saisi d’un malaise. Le mal des montagnes. Il a fallu le conduire à l’hôpital. Là, les explications avec les infirmières s’avérèrent délicates. Craignant une maladie de nature épidémique, ces dernières voulaient placer le malade en quarantaine. Il fallut réveiller le guide qui rejoignit l’hôpital à la hâte. Tout finit par s’arranger. Mais notre compagnon n’a pas pu repartir. Les médecins veulent lui faire subir des examens, avant de le laisser sortir. Nous le retrouverons à notre retour à Lhassa, en meilleure condition, nous l’espérons. Guide et accompagnatrice, qui ont passé la nuit à l’hôpital, ne sont ni frais ni dispos. Pour le périple de trois jours que nous allons entreprendre, nous devons abandonner notre bus. Les voies de communication sont en trop mauvais état. Au Tibet, les routes ne sont goudronnées qu’autour des villes. Les longues distances obligent inévitablement à emprunter des pistes à peine carrossables. Nous ne ferons pourtant pas le voyage à dos de yack puisque des véhicules tous terrains existent. Notre trio s’adjoint une quatrième personne pour compléter un 4x4. Nous partons avec le minimum de bagage. Le plus gros reste à Lhassa. Les valises sont amenées à la réception par de graciles jeunes femmes qui ne doivent pas peser beaucoup plus lourd que ce quelles se coltinent. J’en aperçois une qui traîne une malle si pesante qu’elle se résout à la laisser sur le pallier, au bord de la dernière marche, descend deux marches et charge le volumineux bagage sur ses frêles épaules. En bas, nous vérifions que rien ne manque, avant que nos valises soient consignées dans un local prévu à cet effet. Nous embarquons dans notre 4x4 et notre caravane de cinq véhicules peut démarrer. La route, au sortir de Lhassa, est bonne. Premier arrêt pour photographier un Bouddha sculpté à même une falaise, de l’autre côté d’un canal qui longe la route. Il est assis dans la position du lotus. Son corps est de couleur orange. Il porte une coiffure bleue. Un globe, également bleu, repose sur sa main. Autour et au dessus de lui, la falaise est ornée de multiples bandelettes blanches. Nous continuons jusqu’à un pont qu’il
nous faut traverser. Il est surveillé par deux gardes, à
chacune des extrémités. Je pourrais y voir l’indice d’un
régime policier si je n’avais pas lu, dans les récits des
voyageurs d’autrefois, qu’une telle surveillance est de tradition dans
le pays. On va voir que cela n’est pas sans raison. De l’autre côté
du pont, la route bifurque. Plusieurs véhicules sont arrêtés
au carrefour. Le gardien déconseille de prendre la route de droite.
Elle est temporairement impraticable. C’était justement la nôtre.
Palabres. Finalement, nous repartons par la gauche. Le voyage sera plus
long, mais aussi plus pittoresque. Nous ne le regretterons pas. Au Tibet,
il n'est pas facile de prévoir à l'avance l'itinéraire
qui sera suivi. Des orages brusques et violents, parfois accompagnés
de grêle, transforment en un clin d'oeil des ruisseaux asséchés
en torrents impétueux; des pans entiers de montagnes s'effondrent;
des coulées de boue coupent les voies de communication. Dans ces
conditions, l'entretien des chaussées en bon état représente
un véritable défi dans les endroits les plus exposés.
Nouvel arrêt dans un village qui possède un temple intéressant, quoique de dimension modeste. Une tenture noire pend sur la façade, autour de l’entrée. Elle est ornée de motifs blancs. Une frange de tissu immaculé ondule dans le vent, comme une jupe plissée, au-dessus de la porte et des autres ouvertures. Les animaux, de chaque côté de la roue du dharma, sont des chèvres tibétaines à corne unique. A l’intérieur, les photographies sont en principe interdites. Discrètement, je prends tout de même quelques clichés, dans une chapelle où je suis seul. D’abord une belle statue de Yamantaka, le maître de la mort, couronné de crânes humains. Puis une fresque représentant des yacks stylisés très bien rendus, où je crois déceler une influence artistique hindoue. Pas vu, pas pris! On trouve bien sûr, dans ce temple, d’autres représentations de déités et objets religieux (cercles du samsara, cosmos, tankas…). Mais ils ont un air de déjà vu. Nous roulons dans une étroite vallée, sur une piste encore convenable. Les montagnes alentours ne portent qu’une végétation rabougrie d’herbe rase. Au fond de la vallée, des champs, apparemment assez fertiles, viennent juste d’être moissonnés. Les gerbes des céréales sont encore debout, alignées en demoiselles ou en petits pignons, comme en Auvergne autrefois. Bien des souvenirs d’enfance me reviennent à l’esprit et je me sens tout remué de les voir ainsi ressurgir en moi, sur une terre si lointaine. Les champs sont séparés par des murets ou des levées de terres. Quelques-uns sont en terrasses. Des chemins caillouteux s’éloignent entre deux murs de pierres sèches. Je pourrais me croire revenu un demi siècle en arrière si d’autres traits du paysage ne le distinguait pas de ma terre natale. A quelque distance de la route, s’élèvent, dans une cour, plusieurs bâtiments d’une ferme. Elle paraît aussi prospère que celle que nous avons visitée dans le Kham. En dehors de la cour, une tour pointue évoque un pigeonnier. Plus loin, dans un vallon entre deux croupes, le lit d’une rivière, pour l’instant à sec, est indiqué par une large traînée de galets gris qui tranche sur la verdure des bosquets et le tapis jaunâtres des éteules. On aperçoit quelques maisons le long de ce fantôme de fleuve. Sur les montagnes, vers lesquelles nous nous dirigeons, planent de menaçants nuages sombres. Nous longeons bientôt une sorte de canyon. De minces filets d’eau courent entre les cailloux qui encombrent le fond de cette coupure large et profonde. C’est le lit d’un torrent assoupi. A la fonte des neiges, on imagine aisément qu’il se transforme en fleuve bouillonnant. Des traces laissées sur les bas côtés montrent que ses crues envahissent toute la vallée et qu’elles doivent s’avérer souvent dévastatrices. Il n’est certainement pas facile de conserver la piste qui le longe en bon état et, de fait, il est parfois nécessaire de la quitter, pour rouler sur les bas côtés transformés en bourbiers par des flaques. Notre chauffeur, familier de ces conditions de conduite, s’en tire avec brio. Peu à peu, la route s’élève. Nous dépassons des enfants qui se rendent peut-être à l’école. Je crois en deviner une parmi un groupe de maisons. Les champs en terrasse sont de plus en plus étroits. Mais on en trouve, je pense, jusqu’à 4500 m d’altitude. Les falaises, au bord de la piste, sont manifestement de nature alluvionnaire. Le roc est constitué de galets rassemblés par une sorte de mortier. L’érosion y creuse des cavités qui ont parfois la dimension d’une grotte. Le toit du monde a surgi du fond des mers, sous la pression du sous-continent indien qui est venu se glisser sous lui. (Voir des explications complémentaires ici). Le fond de la vallée quitté, une pose nous permet de jouir du spectacle de son immensité. Je ne pense pas qu’il existe au monde de spectacle plus impressionnant. A mon avis, il n’y a guère que les paysages des Andes pour rivaliser avec celui qui s’étale sous nos yeux. Mais de notables différences les séparent et la comparaison ne saurait être poussée trop loin. Nous approchons du sommet. L’herbe, de plus en plus maigre, est égayée de fleurettes bleues. Je sais que certaines fleurs sucrées constituent les friandises naturelles des petits tibétains. Mais je ne m'aviserai pas de goûter à des plantes inconnues pour en apprécier la saveur. De nombreux plants de gentiane croissent ça et là, me rappelant encore les pâturages plus gras de la haute Auvergne. Les Tibétains ignorent probablement que la racine de cette plante se distille pour fournir un breuvage apprécié. Mais sans doute connaissent-ils ses propriétés médicinales. Le col, à plus de 5000 m, est marqué par la présence de cairns, appelés obos dans la langue locale, et de drapeaux à prière. Depuis toujours les cols ont un caractère sacré au Tibet. Les montagnes ne sont-elles pas les piliers de l’univers? Le vent a jeté au sol les drapeaux à prière; une fois de retour en France, ces démonstrations de piété feront, sur mes photos, penser aux chiffons d’un dépôt d’ordures; on est bien loin du pavoisement d'une flotille qu'elles évoquent lorsqu'elles sont neuves! Je marche un peu pour me dégourdir.
Je ne ressens aucun trouble, même en accélérant le
pas. C’est de bon augure. Nous avons encore trois cols à franchir.
J’ajoute ma pierre à l’un des cairns en marmonnant mentalement,
selon l’usage appris à la lecture d’Alexandra David-Néel:
"Les dieux ont triomphé, les démons sont vaincus".
Pendant ce temps, un des membres de notre groupe filme les ébats
de quelques marmottes; s'il faut en croire l'explorateur Jacques Bacot,
ces petits animaux grassouillets faisaient le délice des Tibétains
lorsqu'il visita le Kham; tuer un animal est interdit par le bouddhisme,
mais cette règle n'est pas respectée à la lettre,
on aura l'occasion d'y revenir.
A cette altitude, le sol est presque nu. Il n’y pousse guère que des mousses et des lichens. Cette végétation parcimonieuse confère au paysage une teinte de rousseur. Au loin, les sommets sont couverts de neige. En contrebas, un lac vert emplit la vallée. Notre chemin se dirige vers ses rives. La descente en lacets achevée, nous roulons au bord du lac. Un village y est bâti. Ses maisons ressemblent à celles du vieux Lhassa, cubiques, à murs de pierres, à fenêtres bordées d’un trapèze noir ou gris, avec des perches ornées de linges multicolores sur leurs pseudo cheminées. Très souvent une cour entourée de murs les accompagne. Rien d’original. Deux remorques attelées à des petits tracteurs bleus stationnent dans un terrain vague. Un magasin y est ouvert avec, enfin, des caractères tibétains sur l’enseigne… mais aussi, hélas, des caractères chinois. Notre chauffeur fait appel aux deux ou trois mots d’anglais qu’il connaît pour nous dissuader de distribuer des photos du Dalaï lama: "No photos Dalaï lama"! Deux enfants, au visage barbouillé de suie, pour se protéger du soleil, vendent des cartes postales. Tashi delek. Ils sont vêtus de tricots de laine vivement colorés. Leurs pieds sont chaussés de bottes en caoutchouc. Nous déjeunons un peu plus loin sur la rive du plan d'eau. Celui-ci est un lac de retenu. Le barrage a été construit pour doter le Tibet d'une usine hydro-électrique. Malheureusement, il allait noyer une vallée sacrée et le Panchen lama s'opposa aux travaux. Les eaux étaient supposée renfermer toute l'énergie du peuple tibétain qui disparaîtrait inévitablement si elles venaient à s'assécher. Les travaux furent interrompus et repris après la mort du Panchen lama. Les mauvaises langues prétendent que les Chinois l'aidèrent un peu à quitter cette vallée de misère. Maintenant, le barrage produit une grande partie de l'électricité du Tibet. Le courant s'est répandu dans les foyers, même si tous n'y ont peut-être pas encore accès. L'immense lac Yamdrok est très poissonneux. La pêche y est interdite, ce qui n'empêche pas les riverains de la pratiquer, au risque d'avoir à souffrir une réincarnation pénible! Au cours de notre repas, un camion décharge auprès d’un petit embarcadère un groupe de Tibétains qu'une barque emportera vers une destination inconnue. Nous flânons un moment au bord de l’eau rassasiant nos yeux des paysages sublimes qui nous entourent. La piste est reprise. Elle va devenir de plus en plus cahotique. La conversation s’engage. Quelqu’un, pourtant mal disposé à leur égard, reconnaît aux Chinois le mérite d’avoir aboli le servage, amené le progrès et l’hygiène au Tibet. Cette personne regrette seulement qu’ils aient tué tant de religieux. A mon avis, ce n'est pas en ces termes que doit être posé le problème du Tibet. La seule question qui compte est celle de la légitimité de la présence chinoise sur son sol. Si l'on estime que la Chine y est chez elle, alors il faut être inconséquent ou naïf pour croire qu'elle aurait pu imposer sans violence les bouleversements qu'elle a fait subir au pays. Si l'on pense, au contraire, que Pékin ne possède aucun droit de souveraineté sur le Tibet, sauf celui du colonisateur sur le colonisé, alors tout ce qui a été entrepris pour transformer ce pays doit évidemment être perçu comme une calamité. Nous abordons bientôt la partie de la piste la plus périlleuse. Des éboulements coupent la chaussée. De place en place, des groupes de travailleurs s’affairent à la remettre en état et à la consolider. Des ouvrages d’art sont en construction. Tout cela exige beaucoup de main d’œuvre, ingénieurs et petites mains. Pendant des kilomètres, nous allons croiser une multitude d’hommes et de femmes, pelles et pioches en mains. Les femmes seront même parfois plus nombreuses que les hommes. Ce sont sans doute des prisonniers politiques, pense tout haut quelqu’un. Comme si les autorités chinoises étaient assez stupides pour exhiber des bagnards sous le nez des touristes occidentaux! D’ailleurs, certains de ces convicts nous saluent au passage d’un signe de la main. Pour ma part, je pencherais plutôt pour des corvées effectuées par les gens des villages voisins afin d’acquitter un impôt. Mais je ne suis pas certain de ce que j’avance. Que l’on utilise des femmes à des travaux de voierie est évidemment choquant, mais, ce qui m’étonne, c’est que le port d’énormes bagages par des jouvencelles, n’ait soulevé aucun murmure à Lhassa. Le maniement de la pelle est-il vraiment plus pénible (ou dégradant) que le port d’une énorme valise? Il faut croire que oui! Pourtant, au Yunnan, les femmes naxi accomplissent tous les travaux, même les plus pénibles, alors que les hommes se prélassent, et cette coutume avait fait jubiler tout le monde dans notre groupe! Nous traversons une bourgade qui paraît récente, et chinoise, en plein désert. On se demande ce que peuvent bien faire les gens qui l’habitent. Mais cela n’est pas plus étrange qu’une cité que j’ai visitée naguère dans le Néguev. Sur injonction d’un policier, nous sortons de la piste pour rouler, parallèlement à elle, sur une plaine où les cailloux sont plus nombreux que les herbes. Face à nous, les massifs montagneux, toujours aussi pelés, prennent une teinte orangée. La vallée se resserre. Nous remontons sur la piste pour ne plus la quitter. Le temps se couvre et quelques flocons de neige se mettent à tomber. Des tentes de nomades noires, en poils de yacks, se blottissent à l’abri du vent contre les pentes. Au col, qui culmine encore à plus de 5000 m, les montagnes voisines sont aussi blanches que la barbe du père Noël. Les cimes sont à demi noyées dans les nuages. Soudain, au détour d’un virage, un énorme glacier apparaît sur les pentes, derrière une ligne à haute tension. La piste descend vers la vallée. Après quelques virages, nous retrouvons, sur notre gauche, le lit que creuse le glacier. Le blanc, légèrement bleuté, de la masse d’eau congelée pèse de tout son poids sur les rocs noirs que ses débris ont raboté. Arrêt photo. Nous ne sommes pas seuls à cette halte.
Des nomades y ont établi un campement sommaire: cabane aux murs
de pierres sèches bâchée de plastique, sans doute pour
les bêtes, tente de toile bleue, remorque surchargée de ballots
attelée à l’inévitable petit tracteur, yacks sellés,
yacks bâtés. Un cairn et des drapeaux de prière montrent
que nous nous trouvons dans un endroit sacré.
Nouvelle halte dans un endroit plus dégagé pour profiter d’un rayon de soleil. Il joue, à travers la brume, à faire mieux ressortir le moutonnement des croupes à l’horizon. Nous laissons le glacier derrière nous dans une symphonie de couleurs tendres: blanc, noir, gris, ocre, vert, marron… Une accueillante vallée s’ouvre devant nous. Elle est bordée de hauteurs dont les rochers alluvionnaires sont par endroits creusés de grottes. Dans le fond de la vallée, quelques champs récoltés alternent avec des bosquets aux feuilles jaunissantes. Le paysage ressemble à celui que nous avons traversé le matin, mais la vallée est plus étroite. Les couleurs de l’automne confèrent un charme idyllique à ce charmant oasis. Pour compléter le tableau, un petit âne paît la brosse des éteules, en contrebas de la piste. Un troupeau de brebis et de chèvres coupe la route devant nous. Il est évidemment prioritaire. Cela nous laisse le temps de le photographier. Nous traversons ensuite une vallée complètement sèche. Puis les méandres de la piste nous ramènent à proximité d’un bras de l’immense lac de barrage au bord duquel nous avons déjeuné. L’eau est si verte, et sa couleur s’harmonise tellement bien à l’écrin dans lequel elle s’enchâsse, que nous demandons spontanément au chauffeur de nous arrêter. Il refuse en nous laissant entendre que nous n’avons encore rien vu. Nous gravissons un nouveau col, en nous efforçant de ne pas perdre de vue la vallée sublime que nous longeons. Chaque virage est l’occasion d’une escalade vers plus de magnificence. Au sommet, nous retrouvons les cairns et les drapeaux de prière. "Les dieux ont triomphé, les démons sont vaincus". Une fois de plus, j’apporte ma pierre à l’édifice de la foi tibétaine. Nous dominons trois vallées au fond desquelles s’étale une eau uniformément verte qui isole quelques îlots. Les montagnes qui les enserrent sont privées de végétation. A la lumière du jour déclinant, elles prennent ces nuances discrètes, j’allais dire songeuses, que je n’ai jamais observées ailleurs que dans les déserts. L’ardoise, le violet, le gris, le roux s’y mêlent sans jamais hausser le ton. C’est un régal pour les yeux. J’en oublie presque les séduisants points de vue entr’aperçus quelques instants plus tôt. Nous reprenons la piste. En me retournant pour jouir une dernière fois du spectacle. Je m’aperçois que, d’en haut, une construction qui se dressait, comme une forteresse, au sommet de l’un des îlots encerclé par les eaux, a échappé à mon regard. C’est un cadeau supplémentaire de la nature. Il me rappelle le château médiéval d’Alleuze, ceinturé sur son éminence par l’eau du barrage de Grandval, dans le Cantal. Et me voilà revenu sur la terre de mes ancêtres! Nous suivons maintenant une vallée plus fertile qui va en s’élargissant. Le temps d’un éclair, le mur lisse d’un barrage, montre sa face incurvée en travers d’une gorge. Les villages sont plus nombreux et paraissent plus prospères. La piste cède la place à une route asphaltée. Nous voyons pointer une forteresse sur un rocher. Nous approchons du terme de notre voyage: Gyantse, où nous allons coucher ce soir. Le comté de Gyantse est situé, au sud-ouest du plateau tibétain, sur le cours supérieur de la rivière Nianchu, affluent du Yarlung Tsang Po, à une altitude moyenne de 4000 à 4200 m. Son piedmont est constitué de prairies. Il comporte 18 villages et une ville. Sa population s’élève à 60000 individus environ. La ville de Gyantse, siège de l’administration régionale, se trouve au milieu du bassin. Elle couvre une superficie de 4,5 km2 et sa population atteint 11000 âmes. Elle est le cœur politique, commercial et culturel du comté. Cette agglomération, la troisième en population du Tibet, est nommée la "Ville Héros", depuis les combats qui opposèrent l’armée tibétaine aux envahisseurs anglais, en 1904. Un film, "La Vallée Rouge", retrace un épisode de cette tragique époque. Quatre types d’activités assurent les ressources de la ville. En premier lieu, le tourisme, en raison de l’ancienneté de sa culture, de la beauté des paysages qui l’entourent et de ses sites historiques. En second lieu, l’énergie et les mines. En troisième lieu, l’agriculture; le comté est considéré comme le grenier du Tibet. Enfin, elle est aussi renommée pour son industrie traditionnelle, en particulier ses fabriques de tapis et de tissus auxquelles se sont adjointes plus récemment des entreprises agro-alimentaires, des cimenteries et des usines de matière plastique. Apéritif. Repas. Une exposition de vêtements typiques, confectionnés avec les tissus locaux, s’offre aux visiteurs au fond du hall d’accueil, lequel est abondamment fleuri. Un tour à la boutique de l’hôtel s’impose. J’achète une carte du Tibet. Je me suis aussi laissé tenté par un petit tapis de soie. Mais je n’ai pas assez de liquide pour le payer et les cartes bancaires ne sont pas encore acceptées (information utile). Je n’irai pas me promener le soir dans les rues d’une ville qui, au demeurant, ne semble pas présenter grand intérêt. Un couple du groupe sortira et rentrera vite. Sur les trottoirs, les plaques d’égout font défaut et qui lève le nez risque l’hôpital! Le long des rues, beaucoup de boutiques, ornées d’une lanterne rouge, offrent, derrière leur vitrine, de jolies jouvencelles à la convoitise des riches étrangers. Alors, Gyantse, l’Amsterdam des neiges? Je ne saurais l’affirmer, ne l’ayant pas de visu constaté. Mais, j’ai remarqué, dès notre arrivée, que le nombre des touristes occidentaux est sensiblement plus élevé ici que dans les autres lieux où nous sommes passés jusqu’à présent. Il y en a même qui viennent à bicyclette. Nous en avons doublé sur la route. Ceci explique peut-être cela, ou vice-versa. En tout cas, ce n'est certainement pas pire que les bois de notre capitale, où des Africaines et des Roumaines, aguichent le client, derrière les pare-brise de sordides camionnettes.
Levé de grand matin, j’en profite pour aller faire un tour, après avoir avalé mon petit déjeuner. Il m’a fallu l’attendre car le buffet n’était pas encore dressé. La rue rectiligne est bordée d’immeubles modernes de deux étages. Une double rangée d’arbres encore jeunes, dont les feuilles jaunissent, ombragent les larges trottoirs pavés de dalles colorées, striées sans doute pour les rendre antidérapantes. Divers débris sont abandonnés au bord de la chaussée rendant boueuse l’eau qui y stagne. On ne retrouve pas ici la même propreté que dans les villes chinoise. Des billards, bâchés de plastique, attendent en plein air la venue des joueurs. Deux petites vaches remontent la rue sous la conduite d’un bouvier. J’essaie de prendre quelques photos des montagnes environnantes, que la neige recouvre déjà, et de la forteresse, fièrement juchée sur son éminence. Malheureusement, les fils électriques, qui sillonnent le ciel, sont trop nombreux. Nous avons dormi dans la ville nouvelle, une cité qui n’a pas grand-chose de tibétain. Je reviens vers l’hôtel. Toutes les boutiques sont encore fermées, à l’exception d’une qui vend des téléphones portables. Je photographie un tableau allégorique: un faisan monté sur un lapin, lequel est sur un singe, lui-même porté par un éléphant, dans un paysage de montagnes et de rivières. Il orne un des murs de la salle du restaurant de l’hôtel. Je suppose qu’il illustre une légende religieuse. Je m’installe confortablement dans un fauteuil
de l’immense hall d’accueil, décoré de plantes en fleurs,
et m’empare de l’un des journaux, vieux de plusieurs jours, mis à
la disposition des clients. C’est le Daily News. Des débats au sein
des instances gouvernementales chinoises, il ressort que tout ce qui est
positif dans les expériences politiques étrangères
mérite d'être médité mais qu'une imitation servile
est exclue. L'essentiel est de trouver le moyen de faire remonter les voeux
des citoyens jusqu'aux dirigeants.
Vieux problème qui n'est pas simple à résoudre et
qui ne l'a été jusqu'à présent nulle part de
façon totalement satisfaisante.
Ce matin, nous allons visiter le monastère de Palkhor. Avant le départ, j’achète un paquet de biscuits et je renouvelle ma provision d’eau, dans une petite boutique, enfin ouverte, juste devant l’hôtel. En altitude, il convient de s’hydrater. La bière et les apéritifs (déconseillés) ne suffisent pas! En montrant du doigt et en se servant d’une calculette, la communication est possible. Pour le langage, autant être sourd et muet. On ne parle que le chinois, et peut-être aussi le tibétain, mais je n’en suis pas sûr. Les enseignes ne sont pas dans cet idiome. Leur graphie en témoigne. Le monastère est situé à côté de la vieille ville dont les maisons à un étage sont typiquement tibétaines. Leurs murs chaulés et leurs fenêtres à meneaux, encadrées d’une bande foncée trapézoïdale, me le font supposer. Des perches ornées de tissus colorés se dressent sur leurs toitures en terrasses. En arrière plan des façades, la forteresse, derrière ses remparts, semble inexpugnable, en haut d’une colline pentue et rocailleuse, aussi pelée qu’un genou. Elle n’en fut pas moins prise d’assaut, en une demi-heure, par les Britanniques, en 1904. Après une préparation d’artillerie, il est vrai. Le monastère de Palkhor, aussi nommé Palcho, est particulier à plusieurs titres. Il est construit sur les flancs d’une colline à proximité de la forteresse. La salle principale de réunion des moines, fut édifiée entre la fin du 14ème siècle et le début du 15ème. Elle contient des tankas de différents styles. Le rez-de-chaussée de la Salle des Trois Histoires, un autre lieu de réunion, comporte 48 colonnes décorées d’anciens tankas de soie. Une statue de bronze de Maitreya, le Bouddha du futur, haute de huit mètres s’y rencontre. Sa fonte a nécessité l’emploi de 1,4 tonnes de métal. A l’étage, le bodhisattva Manjushri et des arhats (personnages ayant atteint le dernier degré de sagesse), de la période Ming (1368-1644) ornent de nombreuses chapelles. La Chapelle de l’Arhat est célèbre dans tout le Tibet. Au sommet de l’édifice, une autre chapelle contient une collection de 15 mandalas (représentations symboliques de l'univers). Ces mandalas de trois mètres de diamètre jouissent d’une grande réputation. Le monastère contient également une collection de vêtements monastiques et de costumes de l’opéra tibétain. Les uns et les autres sont en soie. De fines broderies les enrichissent. Ils datent des périodes Ming (1368-1644) et Qing (1644-1911). A la différence de la plupart des autres monastères, Palkhor accueille des moines des écoles gelugpa, sakyapa et kahdampa. C’est une particularité remarquable lorsqu’on sait à quel point ces écoles se querellèrent dans le passé. Cet œcuménisme n’est évidemment pas sans retentir sur le style, le contenu des chapelles et la décoration des murs. Au temps de sa splendeur, Palkhor logeait quelques 6000 moines. Ils sont aujourd’hui dix fois moins. Dans la première cour où nous entrons, plusieurs chiens, couchés sur le sol, se prélassent au soleil. Sont-ils des moines réincarnés, comme le laissait entendre notre guide avant-hier? A leur air tranquille et méditatif, on pourrait le croire. Ici, un correctif s'impose. Tous les chiens ne sont certainement pas des réincarnations de moines. Seulement ceux qui vivent dans les monastères. Et, comme ces derniers sont quand même moins nombreux que les moines, c'est la preuve que tous les moines ne se comportent pas si mal! En haut de la colline, qui s’élève derrière les bâtiments, court un mur d’enceinte. Il ferme tout le pourtour du complexe monastique. Nous sommes dans un lieu protégé des incursions indésirables. L’existence de la forteresse et de ce monastère fortifié s’explique aisément. Gyantse est située sur l’une des Routes de la Soie, celle du sel, parcourue naguère par de nombreuses caravanes. Cette route était également une voie d’invasion. Elle fut empruntée par les Anglais, au début du 20ème siècle, mais elle l’avait déjà été longtemps avant par les armées du Grand Moghol qui firent une incursion au Tibet, au 16ème siècle. Les richesses que l’on découvre à l’intérieur du monastère sont prodigieuses. On doit acquitter sa dîme à l’entrée de chaque chapelle, ce qui, à trois euros environ par chapelle, rend la photographie assez onéreuse. Je ne pourrai pourtant pas résister au plaisir d’en prendre à plusieurs endroits où se trouvent des merveilles que nous n’avions pas encore vues. J’en citerai quelques-unes. Une superbe bibliothèque d’ouvrages tibétains soigneusement conservés; une "bible monumentale" entre d’épais panneaux de bois sculptés; les fleurs à beurre, des sculptures de beurre de yacks très joliment colorées, posées devant la statue du Bouddha, encadrée par des photos de dignitaires tibétains, parmi lesquels on reconnaît le 10ème Panchen lama; les merveilleux tankas de soie… Et je ne parle pas des innombrables statues, toutes plus artistement traitées les unes que les autres. Certaines de ces statues sont en argile mais, aux endroits où les frottements ont usé la peinture, la terre est si ferme et si lisse que l’on croirait voir du bois. Au cours de la visite, nous croisons un moine mongol, aux allures de bûcheron. Il est assis sur une marche. Un novice est tendrement blotti contre lui. J'imagine qu'il s'agit d'un gourou et de son élève. Ils se tiennent affectueusement les mains. Dans nos pays, où l'on voit le mal partout, il n'en faudrait pas plus pour que le maître soit soupçonné de pédophilie. Ici, on ne le remarquera même pas. J’ai déjà observé ailleurs que les Tibétains sont plus démonstratifs que nous et qu'il ne faut pas interpréter leurs comportements avec nos critères d'Occidentaux. Il ne viendrait à l'idée d'aucun Européen de prendre à la lettre les récits de la mythologie tibétaine. Alors pourquoi refuser aux gestes ce que nous accordons aux mots? L'homosexualité d'ailleurs est condamnée par le bouddhisme. Est-ce-à dire qu'elle est totalement proscrite des monastères? Je n'en mettrai pas ma main au feu. Le clergé d'aucune religion n'est exclusivement composé de saints. De la terrasse, la vue porte sur l’ensemble des bâtiments enfermés dans leur enceinte protectrice. D’immenses murs droits, un gris et un rouge, se dressent aux endroits les plus élevés. C’est sans doute là que l’on suspend les grands tankas de cérémonie pour les fêtes. Dans une cour, des pierres de construction attendent leur emploi. Le monastère fut endommagé lors de la révolution culturelle. Le visiteur peut encore découvrir des tronçons de murs, vestiges de bâtiments rasés non encore reconstruits. Mais ils sont si peu nombreux qu’ils passeront inaperçus si une personne avertie ne vous les montrent pas. Je me demande comment tous les trésors vus à l’intérieur ont pu être préservés de la tornade révolutionnaire. Les avait-on mis à l'abri? Les pillages ont-ils épargné les sites aujourd'hui reconstruits? Mystère. A partir de ce qui subsiste, on imagine l'opulence des lamaseries avant la tourmente. Au-delà de l’enceinte, la vieille ville serre frileusement ses maisons au pied de la forteresse. Le regard s’étend sur la vallée moissonnée, jusqu’aux montagnes bleutées qui ferment l’horizon. La visite n’est pas achevée. Le monastère de Palkhor est flanqué d’un imposant chorten qui mérite le détour. Cet édifice, le Khumbum (100000 bouddhas), construit de 1412 à 1422, est un mandala en trois dimensions. Il couvre une superficie de 2200 m2. On y retrouve modélisée l'essence du bouddhisme tibétain: l'espace, le temps et le lien de causalité qui meut indéfiniment le monde en cycles de réincarnation qui ne peuvent être interrompus que par la réalisation suprême, dans le nirvana, de ceux qui ont suivi la voie parfaite et racheté toutes leurs fautes. Le parcours initiatique s'effectue, de la base jusqu'au sommet, dans le sens des aiguilles d'une montre. On reconstitue ainsi symboliquement le chemin de la réalisation en passant par l'ensemble des 108 portes et 77 chapelles que comporte l'édifice, lesquelles représentent les stades intermédiaires qui conduisent au but ultime: les quatre chapelles d’un pinacle cylindrique de 20 m de diamètre. En cours de route, on rencontre près de 3000 statues de Bouddhas, bodhisattvas, vajras, arhats, disciples des différentes écoles du bouddhisme tibétain ainsi que les figures des rois historiques Songtsen Gampo et Trisong Detsen. Pour pénétrer à l’intérieur et suivre le colimaçon qui monte au sommet, à travers terrasses et échelles, ceux qui portent un appareil photographique doivent l’abandonner ou payer un nouvel écot, d’environ un euro. Ce n’est pas le bout du monde mais, comme je suis décidé à ne pas faire usage de mon Fuji, je le dissimule dans une de mes poches et passe tranquillement devant le portier, en lui affirmant que j’ai les mains vides. Ce mensonge ne restera pas impuni: je me cognerai deux fois douloureusement la tête aux poutres basses dans les passages difficiles. Je l’ai d’ailleurs bien mérité puisque je n’ai pas pu résister à l’envie de voler en douce un cliché! Dans ce chorten, les billets de banque déposés comme offrande foisonnent, pas plus mais pas moins qu'ailleurs. Certains sont piqués dans les trous du grillage des chapelles, après avoir été enroulés en papillotes. J’en ramasse qui sont tombés par terre pour les remettre à leur place. A la sortie, j’abandonne quelques yuans dans les mains d’une jeune malade qui demande l’aumône. Je suis persuadé que Bouddha appréciera mon geste et qu’il me pardonnera d’avoir préféré en gratifier cette malheureuse plutôt que de les déposer à ses pieds. Nous partons en direction de Shigatse. Arrêt au bord d’une large rivière, encombrée de sables et de graviers, au sortir de la ville, pour jeter un dernier coup d’œil sur la citadelle, érigée au 15ème siècle: le Dzong, que le soleil dore derrière la frange verte des arbres plantés au bord de l’eau. D’ici, la vue sur la forteresse est très belle. Elle couronne une éminence abrupte qui surplombe la vallée. Des murs épais, construits en spirale autour de la butte, protègent une tour rectangulaire centrale qui domine l’ensemble. Cet assemblage de défenses naturelles et d’ingéniosité humaine paraît à première vue inexpugnable. L’expérience prouva qu’il ne l’était nullement. A mes pieds, sur les cailloux mêlés à des débris d’écorces, saute une minuscule grenouille grise. La route asphaltée est bien entretenue.
Le voyage, entre les deux villes, sera rapide. Nous arriverons à
Shigatse pour le déjeuner, qui sera pris à l’hôtel.
De temps à autre, sur les éminences qui s’élèvent
à droite et à gauche de la route, dans la vallée,
se dressent des constructions qui ressemblent à des châteaux
forts médiévaux. Ce sont des caravansérails. La route
du sel passait autrefois ici et les caravanes se réfugiaient la
nuit dans ces lieux fortifiés, pour y éviter les mauvaises
surprises.
La ville de Shigatse (autrement dit "Terre fertile") est située au confluent du Yarlung Tsang Po et de la rivière Nyangchu, au sud-ouest de Lhassa. Elle fut la capitale du royaume du Tsang dont les souverains régnèrent un temps sur la quasi-totalité du Tibet. Le dernier monarque de cette lignée, après avoir été défait par les Mongols au 17ème siècle, fut mis à mort. Le Dalaï lama fut alors investi du pouvoir temporel qu’il cumula avec le pouvoir spirituel. Shigatse est aujourd’hui la capitale de la préfecture du même nom. L’Everest (8848 m), point culminant du globe, se trouve dans cette région, à la frontière du Népal. D’après les prélèvements effectués par des scientifiques chinois, les neiges éternelles y fondent rapidement, suite au réchauffement climatique de la planète. Cette information fut publiée dans la presse pendant notre voyage. Avec 80000 habitants, à 97% tibétains, Shigatse est la seconde ville du Tibet, après Lhassa et avant Gyantse. Créée au 15ème siècle, elle devint le siège du Panchen lama deux siècles plus tard. Cette seconde lignée de réincarnation de l’école gelugpa fut instituée en 1650, quatre ans après la réunion des pouvoirs spirituels et temporels sous l’autorité du Dalaï lama. La situation de Shigatse, placée entre la capitale du Tibet et les lieux sacrés de l’ouest, lui confère un intérêt stratégique particulier. La vieille ville est dominée par une ancienne forteresse (Dzong). La ville compte dans ses environs de nombreux sites d’intérêt: le temple Shalou, le monastère Sakya, le monastère Baiju et surtout le monastère de Tashilumpo dont le Panchen lama est traditionnellement l’abbé. A notre arrivée, la ville est pavoisée comme pour la célébration d’une fête. Des milliers de fanions multicolores claquent au vent au dessus des trottoirs. Nous sommes logés, comme à Gyantse, dans la ville neuve. Mais Shigatse a meilleure apparence que Gyantse. Après le déjeuner, notre première visite est consacrée au marché en plein air. Deux travées d’étalages s’étendent, du haut en bas, sur le côté d’une artère. Les premiers étalages, à partir du haut, sont tenus par des bouchers. Des quartiers de viande y pendent, accrochés à des ficelles, au dessus de vieux os, abandonnés sur un lit de pierres. Ces os dégagent une odeur infecte. Tout cela n’est pas très appétissant, ce qui n’empêche nullement les chalands de s’y presser. Une particularité du climat mérite d'être signalée. La sécheresse de l'atmosphère est telle qu'il n'est nullement nécessaire de boucaner la viande pour la conserver. Découpée en lanières, il suffit de la laisser sécher à l'air libre. Il n’est pas interdit aux bouddhistes tibétains de manger de la chair des animaux, à condition de ne pas les tuer. La profession de boucher est l’une des moins recommandables du pays. Il faut avoir trucidé père et mère pour l’exercer! Elle fut d'ailleurs longtemps l'apanage des musulmans. Juste après cette profession, vient celle de forgeron. J’ai demandé au guide de m’expliquer la raison de la défaveur qui frappe ce second métier. Il m’a donné une explication peu convaincante, basée sur le poids des métaux. Je pense plutôt que le forgeron, qui transmue, grâce au feu, le minerai tiré des entrailles de la terre, en armes et en outils, est sans doute perçu, par la multitude, comme une manière de magicien dont il convient de se méfier. De temps immémoriaux, le feu est le symbole de la destruction et le fer celui des maléfices. Dès l'époque du bronze, la métallurgie a été assimilée à la sorcellerie. Dans l'Antiquité, les praticiens du fer et du feu étaient considérés comme des êtres impurs. N'étaient-ils pas les envoyés de Vulcain dans le monde des humains? Les forgerons étaient condamnés à vivre en dehors des agglomérations. Il en est encore de même aujourd'hui des fondeurs de fer chez certaines peuplades africaines. En Europe, même après le Moyen-Âge, ces artisans étaient suspectés de pactiser avec le diable et, jusqu'à une époque récente, les bohémiens et autres gitans, qui faisaient souvent office de rétameurs et réparateurs d'ustensiles ménagers métalliques, étaient tenus à l'écart et frappés de réprobation. Plus bas, on trouve à peu près les mêmes articles qu’à Lhassa. Il n’y a pas lieu de s’y attarder. Je ferai exception seulement pour des feuilles de tabac poussiéreuses qui semblent presque centenaires, preuve que cette plante est sans doute cultivée dans la région. Un de mes acolytes du trio, devenu quatuor depuis que nous voyageons en 4x4, distribue quelques photos du Dalaï lama avec un grand succès. Une vieille femme vient le relancer alors que nous avons déjà pris place dans le véhicule. Il lui tend une photo à travers la vitre. Et une seconde à une jeune personne qui se trouve là. Cette dernière l’accepte et nous montre un médaillon suspendu à son cou. Un portrait du 10ème Panchen lama y est inséré! Ce remue-ménage nous vaut un regard désapprobateur de notre chauffeur. Il n’apprécie visiblement pas que des photos interdites soient distribuées à partir de son véhicule. Nous nous acheminons ensuite en direction de l’important monastère de Tashilumpo. Cette lamaserie fut fondée en 1447, par un proche de Tsongkhapa, le réformateur à l’origine de l’école gelugpa. Par la suite, elle bénéficia de plusieurs constructions nouvelles. Elle accueillait autrefois environ 4000 moines. Il n’en reste plus que 600. On peut voir, dans les chapelles, les monuments funéraires (chortens) de plusieurs Panchen lama et une statue colossale de Maitreya, Bouddha de l’avenir, de 26 m de haut. Notre guide affirme que c’est la plus grande statue debout du monde. Comme dans les autres monastères, les fresques, les statues, les livres, les archives et quantités d’autres objets précieux ne manquent pas. La porte d’entrée donne sur une vaste
esplanade d’où l’on voit les toits dorés des édifices
les plus élevés ainsi qu’un grand mur blanc, à droite
sur la colline. L’ensemble des bâtiments couvre la superficie d’une
petite ville. Nous commençons à gravir la pente et nous arrêtons
à proximité de trois grands chortens blancs. La foule est
aussi dense que sur les autres sites.
Notre cicérone éprouve le besoin de nous mettre en garde. Il nous engage avec fermeté à ne pas distribuer de photos du Dalaï lama dans l'enceinte du monastère. Si nous ne respections pas cette consigne, voici ce qui risquerait de se produire. La mésaventure est arrivée à un groupe de touristes quelques temps auparavant. Ceux-ci avaient offert à un moine une de ces photos. Moins d'une demie heure plus tard, la police était sur les lieux. Les touristes furent fouillés et la visite interrompue. Le risque, pour un touriste étranger, n'est pas grave. Il passera tout au plus une nuit au poste. Mais, pour un Tibétain, la sanction est beaucoup plus lourde. Alors, la prudence nous est recommandée. Nous ne savons pas à qui nous avons à faire. Un moine peut très bien s'avérer être un policier déguisé. Et tous les moines ne sont pas des partisans du Dalaï lama. Moins nombreux aujourd'hui qu'autrefois, ils sont triés sur le volet. On soupçonne les autorités de ne retenir que les candidatures de sujets soumis. Ainsi se trouvent explicitées les paroles de notre guide du Kham qui nous avait déjà recommandé de ne pas exhiber de photos du Dalaï lama devant les moines. Que certains, parmi ces derniers, se livrent à la délation, voilà qui ne rehausse pas la confrérie dans mon estime! Plus tard, j'apprendrai, de la bouche d'une personne qui connaît très bien le Tibet, pour s'y rendre presque annuellement depuis plusieurs années, que l'interdiction qui vise les photos du Dalaï lama n'est pas aussi absolue qu'on pourrait le penser; on peut en voir, m'a-t-il affirmé, même à Lhassa. Les autorités les tolèrent tant qu'elles ne causent pas de trouble. Je constaterai moi même, lors d'un voyage en Amdo, la présence de photos du pontife tibétain à l'intérieur de plusieurs monastères et j'achèterai une sorte de pendentif à son effigie dans une librairie de Xiahe, où on en proposait tout à fait ouvertement. Mais l'Amdo, rattaché depuis longtemps à la Chine, n'est pas le Tibet central! On en vient à aborder la question de la recherche des réincarnations. Lorsqu'un Dalaï lama (ou un Panchen lama) meurt, les moines les plus éminents de l'école se mettent en quête de son successeur. Généralement, le défunt a laissé des indications qui permettent de circonscrire les recherches. Il arrive fréquemment que plusieurs enfants puissent remplir les conditions. On approche alors les parents, sans leur donner de faux espoirs. L'enfant est interrogé. On lui montre des objets ayant appartenu au défunt. S'il les reconnaît, la probabilité qu'il soit la réincarnation est forte. Mais ce n'est pas une certitude. Il arrive que plusieurs enfants répondent correctement à ces tests. Comment les départager. On procède alors par tirage au sort. Les noms des candidats tulkou (réincarnation) sont inscrits sur des tablettes d'ivoire. Celles-ci sont placées dans une urne d'or. Le tirage au sort s'effectue en présence des plus grands lamas. Une fois la sélection définitive, l'enfant choisi est retiré à sa famille pour être éduqué par les lamas. Ses proches sont couverts d'honneur. Le fait d'avoir compté une réincarnation parmi eux les élève, s'ils n'y figuraient pas déjà, au rang des notabilités. Le gouvernement des Qing (mandchou) aurait voulu remplacer cette procédure complexe en généralisant, dès le premier tour, si je puis dire, la pratique du tirage au sort. L'empereur Qianlong espérait ainsi éviter les manipulations auxquelles pouvaient donner lieu les recherches. Il soupçonnait fortement les nobles de cour de fausser la sélection afin de conserver leur pouvoir. Il ne parvint pas à imposer ses vues. Une personne demande si le Dalaï lama peut démissionner. Cette question désarçonne le guide qui ne comprend pas comment un enfant, chanceux au point d’être choisi pour mener une vie de potentat, pourrait y renoncer pour aller garder les moutons dans la montagne! Je suis aussi stupéfait que lui, mais pour d’autres raisons. Le Dalaï lama n’exerce pas une fonction que l’on peut abandonner à son gré. Il est la réincarnation du bodhisattva de la compassion; il est Avalokitesvara. Comment pourrait-il renoncer à lui-même? Nous visitons le mausolée du 10ème Panchen lama, le Grand, selon la terminologie officielle, en anglais sur les inscriptions du fronton. Ce chorten d’or est aussi monumental que celui du 13ème Dalaï lama. Comme il faut payer, une somme qui varie de 2 à 3 euros, à l’entrée de chaque chapelle, je limite volontairement le nombre de mes photos. Je n’acquitterai la dîme que si je rencontre des nouveautés. Mais je ne me priverai pas de mitrailler les extérieurs! Notre guide se désaltère à une petite fontaine qui dispense interminablement son eau fraîche aux pèlerins; cette eau est potable. Malgré les dégâts causés par l'exploitation minière intensive et la déforestation, souvent dénoncées, le Tibet reste l'un des endroits les moins pollués de la planète, au moins dans les lieux que nous avons traversés. La pureté de l'air et la limpidité des eaux l'attestent. Le guide nous parle à nouveau du 10ème Panchen lama. Sa mort inattendue souleva des soupçons. Il revenait de Chine et ne manifestait aucun trouble de santé. Nous faisons une pose sur une terrasse, presqu’en dessous du grand mur blanc qui doit supporter le tanka de cérémonie lors des fêtes. Ce tanka est tellement volumineux, qu’il faut 60 hommes pour le porter. Je m’aperçois qu’un chemin parcourt la colline au dessus du monastère. On dirait un chemin de croix. Notre guide revient sur les funérailles au Tibet. Dans les régions forestières, les morts sont suspendus aux arbres dans les bois. Ils y sont la proie des bêtes sauvages. Ce mode de funérailles est peu utilisé car il n’y a pas de forêts partout au Tibet. Il me fait penser aux coutumes de certaines peuplades amérindiennes qui déposaient les cadavres sur des échafaudages de branchages. Les grands dignitaires religieux sont embaumés et ensevelis dans un chorten. Ce fut le cas pour le 10ème Panchen lama, dont une personne de notre groupe vit la momie lors d’un précédent voyage, au début des années 90. Son chorten n’était pas encore achevé et sa dépouille mortelle était exposée aux regards des fidèles. Elle a maintenant définitivement pris place dans son enveloppe d’or. La momification des grands dignitaires se rapproche des rites égyptiens. Les personnages importants, sans être de grands dignitaires, sont incinérés. Cette forme de funérailles, très valorisante, est relativement peu fréquente. Les enfants morts sont jetés dans les rivières ou dans les lacs pour être mangés par les poissons. Les lacs aux eaux rouges sont cependant impropres à ce genre de funérailles car ils sont supposés pollués par des menstrues. Normalement, les Tibétains devraient s'abstenir de consommer la chair des poissons. Mais comme celle-ci est délicieuse, ils ne respectent pas cette interdiction. Les personnes mortes de maladie, qui pourraient être contagieuses, sont enterrées. Cette forme de funérailles est la moins prisée. La mort consécutive à une maladie est perçue très négativement. Pour les autres morts, on procède aux funérailles célestes, les plus fréquentes. Voici comment la cérémonie se déroule. Un lama vient officier à la maison du défunt. Ensuite, le corps est transporté dans un endroit précis, réservé à cet office. Il y est couché sur une table de pierre, jamais directement sur le sol. Des personnes chargées de ce travail, des bouchers croque-morts en quelque sorte, se mettent en devoir de le couper en quartiers. Ces morceaux vont être dévorés par les bêtes sauvages, notamment par des vautours qui attendent juchés sur les montagnes voisines. Les os sont broyés, mêlés à la moelle et à de la tsampa, pour constituer une pâté que les chiens errants et les vautours mangeront plus facilement. Lorsque les cadavres sont trop nombreux, il arrive que les chiens n’aient plus faim et que les vautours ne puissent plus voler. En effet, quand ces énormes oiseaux sont trop gros, ils se dandinent comme des canards d’un pied sur l’autre et ne sont plus en état de remuer les ailes. Les morceaux du cadavre sont alors abandonnés à la pourriture. C’est une véritable catastrophe car cela signifie que le défunt errera longtemps dans le Bardo, ce temps qui sépare la mort de la réincarnation, perdu parmi les ombres, avant de renaître dans une autre enveloppe charnelle. Les proches du défunt doivent donc demander aux lamas de procéder à de nouvelles cérémonies afin d'accélérer sa disparition dans l'estomac des bêtes préposées à l'équarrissage. On remarquera que les quatre derniers types de funérailles recourent à une dissolution du corps au moyen des éléments. La crémation livre sa destruction à l'élément feu. Jeté dans une rivière ou un lac, le corps est détruit par l'élément eau. Enterré, le corps est détruit par l'élément terre, le plus bas. Mangé par les oiseaux et les bêtes sauvages, le corps est livré à la destruction de l'élément air. Ces dernières funérailles, comme on l'a dit de loin les plus fréquentes, auraient été inspirées par les pratiques funéraires de l'ancienne Perse où l'on déposait les corps des défunts sur de hautes tours pour qu'ils y soient la proie des oiseaux. Il est intéressant à ce titre de savoir que, lors de la conquête de la Perse par les Arabes, les partisans de Zoroastre se réfugièrent en Inde, où leurs descendants, les Farsi, existent toujours. Leur coutumes religieuses ont bien pu passer facilement de là au Tibet. En passant sous une porte, je ne sais plus trop où, je me souviens que les pèlerins faisaient sonner d'une pichenette la cloche qui s'y trouvait pendue. Je ne connais pas la signification de cet usage. Mais je l'ai respecté en faisant comme eux. En reprenant notre périple à travers le monastère, nous tombons sur un rassemblement de moines qui se préparent pour aller chanter un office. Chez nous, ce serait l'heure des vêpres. Ils sont revêtus d’une cape jaune et portent sur la tête une coiffe de même couleur, celui de l’école gelugpa. Nous les écouterons un moment avant de reprendre le chemin de notre hôtel. Je suis réveillé vers deux heures du matin par le froid. Lorsque je me suis couché, la température était convenable et je n'ai pas jugé nécessaire de mieux me couvrir. Elle a brusquement chuté. Les sautes de températures sont fréquentes au Tibet. Même en altitude, quand le soleil brille, il peut faire très chaud. Mais, dès qu'un nuage le voile, le thermomètre baisse tout de suite de plusieurs degrés. Il est indispensable d'avoir toujours des vêtements chauds à porter de la main, quitte à les remiser dès qu'ils ne sont plus utiles. N'étant ni Milarepa, ni Alexandra David-Néel, je n'ai pas la faculté de transformer mon corps en calorifère. A moitié ensommeillé, je ne perd pas mon temps à chercher les couvertures d'appoint qui doivent se trouver quelque part. Il y en a toujours car les hôtels ne sont pas chauffés. J'enfile le peignoir de bain accroché près de la baignoire. Je me roule dedans et je me rendors. Le matin, j'ai la gorge douloureuse et je tousse. Je ne suis pas le premier enrhumé de l'expédition. Plusieurs autres m'ont devancé. Malgré toute mes précautions, le renfort des crèmes solaires et le chapeau de brousse que je ne quitte pas, je suis également gratifié d'un bon coup de soleil au visage. Les rayons de l'astre du jour sont particulièrement ardents, à cette altitude, dans un air peu oxygéné qui ne les filtre pas assez. Cela surprendra, mais la lumière est ici plus agressive qu'à Madagascar ou qu'à la Réunion. Ces petits inconvénients du voyage ne me gâcheront cependant pas les deux derniers jours que nous allons passer au Tibet. Ma gorge me racle un peu, mais c'est supportable; je mouche, mais pas trop. Pour calmer ce début d'angine, j'emprunte quelques pastilles à un membre de notre trio qui, plus prudent que moi, s'en est pourvu avant son départ de France.
Départ pour Lhassa en empruntant la route du nord. Nous allons retrouver les paysages familiers de steppes montagneuses avec des cols largement au-dessus de l’altitude du Mont Blanc. Vers la fin de la première ascension, un camion, qui a dû manquer un virage, gît renversé sur la pente entre deux lacets. Heureusement, il semble que l’accident a causé plus de peur que de mal. Les occupants sont debout autour du véhicule sur le sol. Il ne sera sans doute pas facile de le redresser si loin de tout lieu habité. Au sommet: cairns et drapeaux de prière.
Ces derniers ont été dispersés par le vent. L’impression
de vieux chiffons abandonnés en est renforcée. Aux alentours,
les cimes sont magnifiques. Les harmonies de couleur, dans l’ombre et sous
le soleil naissant, sont saisissantes de beauté. Je pense à
la Vallée de la Lune,
dans le nord du Chili.
Au fond de la vallée, arrêt dans un village. J’y achète une bière, dans un petit débit de boisson, pour me désaltérer en partageant mes derniers gâteaux secs avec mes compagnons d’équipée. Une de nos passagères tente d’acheter à un escogriffe local le magnifique poignard tibétain qu’il porte à la ceinture. Ses offres ne parviendront pas à fléchir l’autochtone. Dans ces solitudes, la possession d’un poignard est plus utile que celle d’une poignée de yuans! Je remarque les nombreuses bagues énormes que notre homme porte à ses doigts. Nous sommes dans un pays où l’on aime les bijoux. Au bord de la route et sur une colline s’élèvent
des fortins, rectangulaires en bas et rond en haut, qui sont sans doute
les restes d’un caravansérail ou d'un dzong. Nous sommes toujours
sur la route du sel. Je devrais plutôt dire maintenant la piste.
Une caravane de chevaux passe devant nous. Elle longe le mur peint en jaune
d’un immeuble officiel. On devine la fonction de la bâtisse à
la longue inscription chinoise qui s’étale sur le mur. Un
corbeau gratte le sol à la recherche de quelque vers. A la sortie
du village, un campement de plusieurs tentes noires, en poils de yacks,
me fait penser à ceux des Indiens des plaines nord-américaines,
sauf que la forme des tentes n’est pas similaire. Au loin, dans une vaste
prairie, paît un important troupeau de yaks. Cet animal joue un rôle
important dans l'économie tibétaine. Le yak est l'animal
de bat par excellence, il franchit chargé 16 à 20 km par
jour; on file et tisse ses poils pour confectionner les tentes noires des
nomades; les crins de sa queue servent d'ornements décoratifs à
signification religieuse; sa viande est un aliment apprécié
des Tibétains; tuer un animal est certes répréhensible,
mais mieux vaut tuer un yak que plusieurs poulets pour nourrir la même
quantité de monde. Le beurre de yak constitue un aliment de
base des Tibétains; on l'utilise aussi comme combustible des lampes
dans les monastères. On emploie le cuir de yak pour confectionner
des canots pour traverser les rivières, on en fait aussi des caisses
à provisions et on en enveloppe les marchandises transportées
par les caravanes. La bouse de yak est utilisée comme combustible
et on fabriquait jadis de l'encre avec ses cendres; cette bouse est également
un produit médicinal et j'ai entendu dire qu'une touriste souffrant
d'une rage de dents avait été calmée par application
sur la partie malade d' Le yak domestique est plus petit que le yak sauvage
qui existe encore et dont la stature est très impressionnante. La
littérature populaire tibétaine abonde de récits et
légendes consacrées à la chasse au yak sauvage et
à l'hostilité de cet animal envers le cheval; peut-être
faut-il y voir l'équivalent tibétain des courses de taureaux.
Vision d’un glacier, moins imposant que celui vu deux jours auparavant. Les troupeaux de yacks sont plus nombreux que sur la route du sud. Second col comparable au premier: cairns, drapeaux de prière au sol, lambeaux dispersés sur les pentes… Une tente de nomade blanche bordée de bleu s’y est ancrée. Une belle montagne, au roc dénudé presque rose, dresse sa masse imposante de l’autre côté des lacets de la piste que nous allons emprunter. Du haut d’un virage, vision dans une vallée d’une étrange ruine. Un assemblage de pierres y forme un cercle à caractère visiblement religieux. D’autres groupes de pierres, que je n’ai pas le temps de bien distinguer, lui sont adjoints. Je pense au cercle de danse de l’Île de Pâques. Le guide me confirmera plus tard la signification magique de ces constructions sans doute inspirées du bön. Arrêt au bord d’une rivière pour prendre quelque repos et attendre les voitures attardées, afin de nous regrouper pour le déjeuner. Devant nous, la rivière débouche dans un vaste plateau herbeux entouré de montagnes enneigées. Nous prenons notre repas dans une immensité merveilleuse, assis dans l’herbe sèche d’une maigre steppe, les yeux pleins du spectacle grandiose qui nous entoure. A perte de vue, s’étale une prairie semée de cailloux blancs, où l’herbe croît par touffes. Des troupeaux de yacks et de brebis y paissent tranquillement, sous la surveillance de familles nomades dont les tentes, noires ou blanches, poils de yacks ou toile ordinaire, jettent des notes différenciées sur la monotonie de la plaine. Un couple s’approche de nous. Il sait qu’il ne repartira pas les mains vides. Nous allons lui laisser cette nourriture, commune pour nous, mais si rare dans ces solitudes altières: des pommes et des bananes, avec d’autres victuailles que nous avons jugé superflues. Aux approches de la civilisation, nous retrouvons une route asphaltée. L’industrie humaine se révèle par des fumées blanches qui s’élèvent du sol. C’est la fameuse centrale géothermique. Avec les barrages, elle fournit, l’essentiel de l’énergie consommée au Tibet. Autre signe des temps et de l’industrie des hommes, la voie de chemin de fer qui, d’ici trois ans reliera Pékin à Lhassa en moins de deux jours. Calamité pour les uns, progrès pour les autres. Cette folie inspirée par la politique n'a aucune chance de fonctionner correctement, en raison des conditions climatiques, affirment les premiers. Je n'ai pas la compétence technique pour me prononcer sur ce point. Et, si elle devient opérationnelle, cette monstruosité accélèrera le pillage des ressources du Tibet et augmentera de manière catastrophique l'afflux des touristes étrangers. C'est vrai mais, voici un demi siècle, ce pays était encore hermétiquement fermé ou presque. La porte s'est ouverte, dans les conditions que l'on sait et avec les conséquences que l'on appréhende, peut-être à juste titre. Est-ce à ceux qui en profitent de s'en plaindre? Je me sens mal placé pour critiquer une mesure qui va permettre à d'autres que moi de visiter plus facilement le pays. J'ajouterai que je me demande si, en y venant, je ne me suis pas rendu un peu complice des autorités qui le dirigent. Mais c'est une réflexion que je garderai pour moi car elle en horrifierait plus d'un dans notre groupe. La voie de chemin de fer longe un moment la route et nous pouvons l’observer à loisir. Sa construction a dû exiger de gros travaux et coûter cher. Elle repose presque partout sur de forts pilotis de béton, sans doute pour l’éloigner d’un sol qui gèle et a peut-être été jugé trop instable. Au fur et à mesure que nous nous rapprochons de Lhassa, apparaissent des groupes de pèlerins qui se dirigent à pied vers la ville sainte. De distance en distance, ils s’agenouillent sur le bas-côté et procèdent à leurs actes de dévotion. La modernisation n’a pas totalement chassé la foi des cœurs et des esprits. Les gardes rouges ont sans doute coupé les branches, mais ils n’ont pas arraché les racines et l’arbre a repoussé. Nous arriverons assez tôt en ville pour retourner fouiner au Barkhor. Nous commençons par aller prendre un verre, offert par la personne qui s’est adjointe à notre trio, pendant l’expédition en 4x4 qui vient de s’achever. Elle nous emmène dans une ancienne maison qui fut habitée par une maîtresse du 6ème Dalaï lama. Cet immeuble est occupé maintenant par un débit de boissons. Un escalier étroit et rarement nettoyé nous conduit à une terrasse où nous prenons place en compagnie d’autochtones. Inutile de dire que la conversation se borne à quelques sourires et saluts de la tête. La carte annonce du vin d’orge. Je vais y goûter. En fait, c’est tout simplement de la bière d’orge, pas meilleure que celle qui nous fut servie, voici quelques jours, au repas tibétain. Nous essayons de retrouver les boutiques repérées lors de notre précédent passage. Las, plusieurs d’entre elles sont fermées! Nous devrons nous rabattre sur d’autres. Nous croisons deux grands gaillards (khampas? mongols?), en robe de moine, qui se tiennent par le cou comme des amants. Je suis harponné par deux solides tibétaines, qui me tiennent chacune par un bras et refusent de me lâcher avant que je ne leur aie acheté de la pacotille dont je ne saurais que faire. Heureusement, le meilleur d’entre nous, pour ce qui est de marchander, les entreprend et, au bout de quelques minutes, son prix est si dérisoire qu’elles sont découragées et me rendent ma liberté. Étalages de souvenirs: anciens billets tibétains, écharpes de bienvenue, bols qui chantent, coupes de cérémonie taillées dans un crâne humain, conques ornées d’argent (ou de cuivre), trompettes dans lesquelles on s'époumone et qui restent muettes, bourses et blagues à tabac, moulins à prière portatifs, pierres magiques, les dzi, striées de noir et de blanc, qui accordent leur protection à ceux qui les portent, ont le pouvoir d'absorber les accidents et sont fréquentes parmi les joyaux des statues dans les temples... Nous partons à la recherche d’un grand magasin aperçu dans l’avenue de Pékin. Il est facile à retrouver. Son caractère tibétain est plus que douteux. A l’intérieur, on se croirait dans une grande surface occidentale. Le rayon des vins et alcools chinois est particulièrement fourni. Nous n’aurons pas à chercher longtemps pour nous procurer notre dernier apéritif au Tibet. A la sortie, des étalages de pâtisseries offrent leurs gâteaux à la clientèle. Je m’en procure un plein sac, avec le dessein de les distribuer à la ronde, lors de notre dernière visite à Lhassa, demain matin. Retour à l'hôtel. Attention de ne pas se faire accrocher par un cyclo-pousse, encore nombreux dans la capitale du Tibet. Ils frôlent les trottoirs que longent les pistes cyclables.
Dernier arrêt sur l’esplanade, devant le Potala, pour une ultime photo. Visite du monastère de Drepung (la colline de riz). Cette lamaserie est l’une des plus importantes du Tibet. Elle fut construite à partir de 1416. Elle couvre une superficie de 200000 m2 carrés. Avant 1959, sa population monastique dépassait les 10000 moines (d'autres sources parlent de 7700 moines vers 1920). Elle possédait de vastes terres sur lesquelles travaillaient 25000 serfs. Aujourd’hui, les moines qui y vivent ne sont plus que quelques centaines et le nombre de leurs serviteurs est très réduit. Jusqu’à la construction du Potala, elle fut la résidence des Dalaï lamas. Comme nous ne tarderons pas à nous en apercevoir, ce monastère est celui des escaliers! Il est bâti à flanc de montagne et, pour aller de sa base à son sommet, il faut gravir d’interminables marches, heureusement coupées de haltes, pour visiter les chapelles. Je décide de ne payer le droit de photographier, à l’intérieur d’une chapelle, qu’après m’être assuré que j’y trouverais une nouveauté. A proximité de l’entrée, des brebis paissent dans une cour, à l’intérieur du monastère. Je remarque un moulin à prière en bois. C’est le premier que je vois. Nous croisons des Tibétaines qui déambulent en faisant tourner, d’une main, leur moulin à prière portatif et en égrainant, de l’autre main, un interminable chapelet. Elles nous saluent d’un sourire. Tashi delek. Les façades des bâtiments, peintes en blanc, sont très belles avec leurs fenêtres décorées, à meneaux très fins. Assis sur la plus haute marche, à l’entrée d’un sanctuaire, deux enfants, correctement mis, psalmodient en tapant dans leurs mains, comme ils l’ont sans doute vu faire aux moines, pour tirer des visiteurs quelqu’argent. Nous nous dirigeons vers le côté des bâtiments, pour admirer les personnages peints sur la montagne, à même les rochers. Les inscriptions qui les accompagnent sont en tibétain. Plus bas, dans la vallée, les constructions nouvelles, entrecoupées d’espaces verts, s’étalent à nos pieds. Dans une cour intérieure, je remarque des fours solaires visiblement destinés à chauffer la nourriture des moines. Etrange pénétration de la modernité dans cet univers hier encore si bien protégé! Belle cour bordée d’immeubles remarquables. Le guide nous fait remarquer, sur une fresque murale, un dessin, toujours aussi précis, représentant les obsèques dans les arbres, qu'il nous a décrits la veille. Il nous dit parler tibétain mais ne pas savoir l’écrire. A l’époque où il fréquentait l’école, on n’y apprenait que le chinois. Aucun Tibétain n'était membre de l’administration. La langue nationale était en voie de disparition. Elle était devenue inutilisable ailleurs que dans les familles. Elle se transformait en une sorte de patois. Les choses ont changé depuis. Maintenant, les Tibétains ont été réintégrés dans l’administration. Les communications s’effectuent en langue nationale, concurremment avec le chinois. On apprend à nouveau à parler et à écrire tibétain dans les écoles. Il existe des journaux en langue tibétaine. Sa sœur travaille dans l’un d’entre eux destiné aux gens de la campagne. Passage devant la statue de l’oracle que le Dalaï lama consultait avant de prendre une décision importante. Le guide nous fait remarquer les bouteilles d’alcool rangées devant elle. L’oracle ne se manifestait qu’après ingestion d'une dose suffisante de ces liquides. Ceux-ci jouaient, semble-t-il, le même rôle que la drogue chez les chamans amérindiens. Le moine médium, convenablement préparé, dansait, frappait du pied, gesticulait devant les dignitaires venus l'interroger, dans une atmosphère saturée d'encens. Ses vaticinations étaient tenues pour un langage divin. Le message décrypté orientait les décisions. Le recours à cette pratique était-elle un lointain écho du bön ou provenait-elle du tantrisme? Je ne saurais le dire. Notre guide aborde également le sujet de la lévitation. Les ermites rejoindraient leur grotte dans la montagne sans avoir à gravir des chemins escarpés souvent périlleux. Il leur suffirait de se mettre en position appropriée et de faire usage de leurs pouvoirs magiques. Et hop, ils s’élèveraient droit dans le ciel jusqu’au niveau de leur caverne. Pour preuve de ses dires, il nous fait part de l’anecdote suivante. Lors du tournage d’un film au Tibet, les cinéastes de Hong Kong auraient demandé à des lamas de se livrer devant eux à des exercices de lévitation. Les lamas auraient d’abord refusé. Puis, les sommes d’argent proposées étant de plus en plus conséquentes, ils auraient fini par accepter. Ils auraient été filmé flottant dans les airs à quelques mètres du sol. Cette scène de cinéma, qui pourrait relever du trucage, n’est évidemment pas probante. Vision sur les toits. Echafaudage où l’on dresse le tanka de cérémonie. Boutique où l’on propose de nombreux petits tankas, parmi d’autres objets religieux. Trois enfants, deux filles et un garçon, psalmodient en frappant dans leurs mains à la sortie d’une cour. Ils ont déposé devant eux quelques billets pour servir d’amorces. Nous arrivons dans une haute cour formant terrasse, pavée de dalles irrégulières, où du bois est amassé. Un temple magnifique, au toit orné de l’habituel groupe doré: la roue du dharma entre ses deux gazelles, ferme l’un des côtés, face à la vallée. Belle vue sur cette dernière et les pinacles des toits. Visite de la cuisine, vaste édifice dont le centre est occupé par un fourneau monumental et les murs encombrés de chaudrons et ustensiles divers. Visite d’une salle de réunion. Je demande au guide pourquoi le monastère a été épargné pendant la révolution culturelle. Il n’en connaît pas trop la raison. Voici celle qu’il nous donne à l’intérieur de la salle: un sage, je crois qu’il s’agissait de Tsongkhapa, sur le point de mourir, légua à ses disciple le brancard sur lequel il serait emporté. Le premier choisit les montants; le second prit les traverses et le dernier se contenta des cordes que les porteurs passeraient à leur cou. Le sage dit à ce dernier: "Réjouis-toi, car tu as eu la meilleure part. Tout ce que tu construiras sera indestructible." Ce fut lui qui fit édifier la lamaserie de Drepung. Cette histoire édifiante est pourtant sujette à caution. J’ai, en effet, appris depuis que le monastère avait lui aussi été victime de la fureur des gardes rouges. Mais, là comme ailleurs, la trace des dégâts n’est plus visible. Autre anecdote moralisatrice. En 1941, Tchang
Kaï Chek, de passage à Lhassa, se rendit au Drepung. L’abbé
le reçut et l’invita à s’asseoir sur un siège poussiéreux.
Le maître de la Chine, qui craignait de salir son beau costume, hésitait.
Le lama réitéra son invitation. Tchang Kaï Chek s’assit
alors sur un tout petit coin du bout d’une fesse. Lorsqu’il se leva, le
lama lui dit: "Regarde la trace que tu as laissée sur ce siège.
Dans quelques temps, c’est tout ce qui te restera de la Chine!" Huit
ans plus tard, le chef du Kuo Min Tang, battu par les troupes communistes
de Mao Tsé Toung, fut, en effet, contraint de se réfugier
à Taiwan (Formose).
Retour à la terrasse. Des ouvriers sont en train de scier et fendre le bois qui y était déposé. Une jeune femme de notre groupe, qui est déjà venu au Tibet l’an dernier, s’interroge. Voici un an, le guide, très antichinois, lui donna l’image d’un pays où les Tibétains étaient victimes d’un véritable apartheid. Il évitait de parler devant le chauffeur du bus qui, selon lui, était chinois. A l’en croire, il aurait été le dernier guide tibétain à accompagner des touristes. Après lui, ce travail serait réservé à des Chinois. Le son de cloche entendu au cours de notre voyage est sensiblement différent. Alors, qui a menti? Peut-être personne. Les deux guides ont décrit la situation telle qu’ils la ressentaient, chacun à sa manière. Il est bien difficile de se faire une opinion objective dans un pays où l’obstacle de la langue interdit toute communication avec les gens du peuple. Retour vers le bas. Splendide bâtiment. Les interstices entre les grosses pierres du mur, disposées en damier, sont bouchés par de petits cailloux. L’effet est superbe. Chorten blanc en haut des marches, au dessus de la place où notre bus est parqué. Infirmerie. Je distribue quelques gâteaux aux enfants qui se pressent autour de notre véhicule. Après le déjeuner, on nous passe au cou une dernière écharpe blanche, cette fois en signe d'adieu. Départ pour l’aéroport. Nous doublons une longue file de camions militaires. Il y en a certainement plus de cent. Un énorme pompon écarlate décore le moteur de chaque véhicule. Sur les capots des cabines flottent des drapeaux rouges. D’un véhicule à l’autre, ces étendards ne sont pas rigoureusement identiques. Ils alternent: un drapeau chinois, un drapeau frappé de la faucille et du marteau, sans doute celui du parti communiste. Quelle fête s’apprête-t-on à célébrer? Ce sera ma dernière image phare du Tibet. Après, il n’y aura plus que la route bordée de peupliers et de saules jaunissants. Embarquement dans l’avion. Décollage. J’ai la chance d’être au bord d’un hublot. Je regarde les sables au fond de la vallée. D’ici on voit mieux le travail que le vent leur fait subir. Ils forment des vaguelettes. On les dirait frisés comme avec un fer. Montagnes dénudées aux cimes enneigées sous les nuages. Au fur et à mesure que nous nous éloignons de Lhassa, les sommets semblent s’élever, le temps se gâter. Ce soir, nous coucherons à Chengdu,
au Sichuan.
Les Chinois ne sont pas les seuls à avoir suscité la méfiance des Tibétains. Peut-on en blâmer ces derniers? |