Le voyage de Turner
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En 1783, trois Anglais, Turner, Saunders et Davis, accompagnés de serviteurs, se rendent à Tashilhunpo pour féliciter le nouveau Panchen lama de sa réincarnation. Ce voyage, fit l'objet d'un récit publié à Londres, en 1800, (Ambassade au Thibet et au Boutan). Samuel Turner était au service de la Compagnie des Indes et le gouverneur général du Bengale, Warren Hastings, son cousin, lui confia cette mission dans l'espoir de relancer les négociations pour un accord commercial déja initiées par Bogle, un précédent émissaire anglais, avec le Panchen lama mort prématurément lors d'un voyage à la cour de Chine.   

La relation de Turner s'étend d'abord sur le Bouthan où il est contraint de séjourner avec son équipe. Les Anglais y assistent à une rébellion de seigneurs qui menace sérieusement le nouveau souverain du pays lequel les a écartés du pouvoir. Le bouddhisme est donc loin d'avoir pacifié les moeurs; les hommes continuent d'être dirigés par leurs passions, comme en Occident. Cependant, les habitants du Bouthan sont de piètres soldats et leurs armes sont encore pires; les deux canons du roi sont plus dangereux pour ceux qui s'en servent que pour leurs cibles. Les adversaires se lancent des défis comme les Grecs du temps d'Homère mais ils se mettent à l'abri des projectiles dès que ceux-ci pleuvent; la victoire fait sortir les guerriers de terre; ils étaient moins nombreux à l'heure du danger! Parmi les innombrables détails fournis par Turner sur le Bouthan, dont beaucoup, comme le chang (chong) et le thé au beurre, se retrouvent au Tibet, retenons-en quelques-uns: les femmes y accomplissent les travaux pénibles alors que les hommes se prélassent (analogie avec les Naxi de Chine eux aussi d'origine tibétaine); on parle d'hommes possédant une queue raide qui doivent creuser un trou dans le sol pour s'asseoir; le raja posséderait un cheval pourvu d'une corne sur le front (une licorne?); les sapins voisins du château d'Ouandipore n'ont pas de branches à l'est parce que le vent qui souffle de cette direction est trop violent; ce château se dresse sur le fleuve Matchieu-Patchieu (nom qui évoque irrésistiblement pour moi le Machu-Picchu  des Andes); les pommes de terre locales, dont les tubercules sont chétives, s'appellent des bogle du nom de leur introducteur anglais dans le pays; Turner tient soigneusement secrète la gaucherie d'un serviteur du raja qui a brisé une partie de sa vaisselle pour lui éviter le châtiment de ce crime capital qu'il craint devoir être la mort...  

Voici maintenant quelques détails intéressants que Turner donne sur le Tibet. 

La méfiance des autorités tibétaines à l'égard des étrangers est telle qu'ils contingentent le nombre de personnes autorisées à pénétrer dans leur pays et Davis doit retourner en Inde. En revanche, la population tibétaine se montre accueillante et prévenante. Les animaux sauvages abondent, dont l'hémione et le daim à musc qui, avec ses deux longues dents à la mâchoire supérieure, pour arracher les racines dont il se nourrit, sa corpulence et ses poils raides, ressemble davantage à un sanglier qu'à un daim. A l'entrée du Tibet se trouve une tour sur laquelle sont exposés les cadavres pour être la proie des vautours, comme en Perse (funérailles célestes). Le lama de l'endroit, pourtant théoriquement soumis au régent, se conduit en potentat local. Les Tibétains ne connaissent pas le savon qu'ils remplacent par du natron abondant en particulier à proximité des lacs. La variole exerce des ravages au Tibet et on la soigne en isolant les villages contaminés dont les habitants ont peu de chance de survivre. On sait que le précédent Panchen lama est mort de cette maladie mais Turner suggère que son décès aurait pu avoir une autre cause sans en dire plus. Les Tibétains se régalent de viande de mouton crue. Une source chaude fortement soufrée est supposée guérir toutes les maladies. Les moissonneurs ne coupent pas les céréales à la faucille mais arrachent les tiges avec leurs racines. Une vallée sablonneuse a manifestement été occupée autrefois par un lac et, pour Turner, cette particularité plaide pour la réalité d'un déluge universel. Les mendiants pullulent auprès d'un monastère et se disputent la menue monnaie qu'ils cherchent à obtenir non en suscitant la pitié mais en faisant rire par leurs grimaces. Les nombreux châteaux et les monastères sont perchés sur des hauteurs ce qui suggère un pays peu tranquille.  

Le Dalaï lama et le Panchen lama de l'époque sont cousins. Les réticences des autorités tibétaines à l'encontre des étrangers proviennent essentiellement de leur crainte de déplaire aux Chinois. Voici comment Turner analyse les rapports de la Chine et du Tibet à cette époque: "Les Thibétains, il est vrai, ne sont pas directement soumis à l'autorité de la cour de Chine: mais cette cour a une puissante influence sur toutes leurs démarches, et la crainte continuelle qu'ils ont de lui déplaire, leur donne plus l'air d'être ses sujets que ses alliés.".  

Les Tibétains que rencontre Turner semblent heureux. L'architecture de leurs temples est fortement marquée par les influences de l'Inde et de la Chine. Accomplir un pèlerinage en Inde, ou contribuer à en faciliter un, procure du mérite quand bien même plusieurs pèlerins supporteraient mal le climat chaud et humide des basses terres. La dépouille mortelle des lamas prestigieux est brûlée et les cendres sont mises dans de petites statues très bien faites que l'on expose dans une salle du monastère à la vénération des visiteurs.  

La Russie cherche à nouer des relations avec le Tibet, mais la Chine veille.  
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Mausolée du défunt Panchen lama 
Source: Gallica (Ambassade au Thibet et au Boutan)
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Turner raconte les pérégrinations d'un religieux qui, après être resté debout sans interruption durant douze ans, a parcouru le vaste monde les mains jointes sur la tête pendant douze autres années et à qui il ne reste plus qu'à être pendu  par les pieds au-dessus d'un feu et à être enterré vivant pour atteindre la sainteté, s'il survit. Les Tibétains n'ont qu'une idée très imprécise de la chronologie, leurs connaissances scientifiques sont rudimentaires mais ils paraissent cependant ne rien ignorer des planètes. Ils auraient entretenu d'étroites relations avec l'Égypte antique et Turner pense que c'est peut-être de là que vient leur vénération pour le lion des neiges. Ses interlocuteurs, des lamas de Tashilumpo, admirent les connaissances des Chinois et leur munificence. Pour conserver la viande de mouton, les Tibétains la soumettent au froid naturel (comme le font les habitants des hauts plateaux andins avec les pommes de terre) et cet aliment ainsi desséché se mange ensuite tel quel. On tue quelquefois les brebis prêtes à mettre bas parce que la laine de leurs agneaux est plus fine et leur peau plus recherchée. Le froid fait éclater les bois des constructions et c'est pourquoi on les entoure de tissus.  

La religion du Tibet doit beaucoup aux croyances des Indes mais il existe une différence essentielle entre les Tibétains et les Hindous: les castes sont inexistantes au Tibet. Une séparation entre ceux qui s'adonnent à des activités profanes et les religieux existe, mais sans que celle-ci n'entraîne un sentiment de prédominance ou de soumission. Le clergé joue seulement un rôle prépondérant en matière politique et spirituelle. L'année tibétaine est lunaire et, comme dans d'autres pays d'Asie, il existe des cycles de douze ans. L'astrologie tient une place importante chez les Tibétains qui n'entreprennent rien d'important sans sa consultation (d'où sans doute leur bonne connaissance des planètes). Ils savent utiliser l'imprimerie et le papier depuis longtemps mais n'en font guère usage que pour les textes sacrés; ceux-ci sont gravés sur des planches et reproduits sur des feuilles de papier longues et étroites placées entre des planches à défaut d'être reliées.  

Turner décrit avec réalisme les différents types de funérailles sans paraître en comprendre les motifs. Les récits des guerres qui ont opposé coiffes rouges et coiffes jaunes, jusqu'au triomphe des seconds, sont parvenus jusqu'à lui et il en fait état à sa façon. De retour à Tashilumpo, le régent, après une absence, montre à Turner qu'il est au courant de tout ce qui s'y est passé. L'hiver approchant, il invite notre Anglais à repartir au plus vite au Bengale, muni des lettres pour le gouverneur qu'il lui remet. Le régent est toujours prévenant et plein d'attention (on peut toutefois s'interroger sur sa sincérité compte tenu de son insistance pour accélérer le départ de ses visiteurs). Pour se distraire, Turner à joué aux échecs avec des moines qui se sont révélés de redoutables adversaires. Au moment de quitter Tashilumpo, Turner est assailli par une foule de mendiants qu'il écarte en leur jetant des pièces de monnaies; pendant qu'ils se les disputent, ils laissent la voie libre et évitent les coups de fouet que l'accompagnateur local des Anglais s'apprêtait à leur dispenser généreusement. Parmi les mendiants, il y a beaucoup d'étrangers, notamment des musulmans, attirés là par la réputation de charité de monastère.  

Les Anglais s'arrêtent au passage à la résidence du jeune Panchen lama spécialement construite pour lui. Turner le trouve très intelligent malgré son jeune âge (18 mois!). Le père du Panchen lama, un homme instruit et habile dans beaucoup d'arts, a été exilé de Lhassa par suite des intrigants qui y gravitent dans les allées du pouvoir, lesquels le jalousaient et l'ont desservi dans l'esprit des ambans chinois. Cet homme, couvert d'honneur et de richesse, comme père d'un réincarné, n'a pas de mots assez durs pour peindre l'ambition, la fourberie et la méchanceté qui règnent à Lhassa parmi les puissants dont il excepte le Dalaï lama. La mère du jeune lama s'abstient de mange de la viande et de boire de l'alcool tant qu'elle doit nourrir son fils, et cela lui manque. Ce père et cette mère  sont de très bons musiciens: les Tibétains savent transcrire la musique et interpréter celle qu'ils lisent. Certains de leurs soldats peuvent nager debout, comme s'ils marchaient dans l'eau, ce qui leur permet de protéger leurs armes et même de tirer en traversant une rivière. Les Tibétains des classes inférieures pratiquent la polyandrie que Turner décrit avec beaucoup de réalisme en ajoutant très justement qu'elle est imposée par les circonstances particulières du pays. L'air de ce pays serait toujours pur si le sable n'y remplaçait pas trop souvent les brumes....  

Dans son rapport à Warren Hastings, notre explorateur diplomate donne des précisions de seconde main sur le déroulement du voyage du défunt Panchen lama à la cour de Chine. Il affirme que le lama tibétain y plaida la cause de l'ouverture du Tibet au commerce britannique et réclama la restitution aux lamas de toutes leurs prérogatives antérieures à l'établissement de la tutelle mandchoue sur leur pays. L'empereur aurait donné droit à ces requêtes mais le Panchen lama serait mort prématurément deux jours après, ce qui à rendu caduc cet accord d'autant plus facilement qu'il se heurtait à l'opposition de certains milieux de Lhassa. Ce sont ces mêmes milieux qui, redoutant la puissance anglaise déjà prépondérante en Inde, auraient empêché Turner de se rendre dans la capitale tibétaine. Ce dernier ajoute que la présence chinoise sur le Toit du monde y aurait mis fin aux invasions et aux conflits religieux qui désolaient auparavant le Tibet. L'intérêt de l'instauration de liens commerciaux entre l'Inde et le Tibet est souligné, appuyé par une longue énumération des produits susceptibles d'être échangés qui montre que le Royaume des Neiges est loin d'être aussi dépourvu de ressources que certains le pensent. 

Dans une lettre jointe à son ouvrage, Turner dépeint par ouïe-dire l'intronisation en grande pompe du nouveau Panchen Lama âgé de trois ans. Les commerçants anglais ont commencé à pénétrer au Tibet mais cette tentative restera sans lendemain. Le remplacement du gouverneur général Hastings et la guerre qui va éclater entre le Népal et le Tibet va fermer la frontière à nouveau. Les Chinois soupçonnent en effet les Népalais de n'être que des avant-coureurs des ambitions britanniques. Après avoir repoussé les Népalais, ils fortifient la frontière pour contrôler militairement les passages. Le Sikkim, inquiet, demande même à bénéficier de la protection chinoise. 

La suite de l'ouvrage de Turner est consacrée à un "Essai sur les productions végétales et minérales du Boutan et du Thibet" par Robert Saunders qui sort du cadre historique. Bornons-nous donc à un bref résumé. L'auteur passe en revue les ressources des pays traversés. Le Tibet possède en relative abondance des minerais précieux, comme l'or; un des problèmes qui se pose pour les exploiter est l'absence de combustible; on peut difficilement employer de la bouse de yak! Il souffle au Tibet un vent sec et froid qui a la réputation de faire tomber les dents si on s'expose de face à lui; il fit se fendre les caisses de bois et peler la peau du visage des membres de l'expédition. Les Tibétains sont affectés par des maladies vénériennes que l'ont soigne avec des préparations mercurielles; à la grande surprise de Saunders, les médecins tibétains savent préparer ces dernières de manière empiriques. Des Tibétains de la classe inférieure sont aussi affligés d'un goître, maladie qui se rencontre dans beaucoup d'endroits montagneux. Quand une épidémie de variole touche un village, celui-ci est totalement isolé et ses habitants sont abandonnés à leur sort car on ne sait pas soigner cette maladie et on ne connaît évidemment pas la vaccination. Les médecins se contentent la plupart du temps de prendre le pouls de leur patient. Il existe de nombreuses sources thermales aux effets divers. 

De la correspondance publiée en fin d'ouvrage, on retient qu'à cette époque les dignitaires de Tashilumpo considéraient déjà que le monastère de Kumbum, au Qinghai, était situé en Chine et ne faisait donc pas partie du Tibet. Enfin, l'ouvrage se termine par le récit d'un témoin oculaire qui participa au voyage en Chine du défunt Panchen lama, lequel l'accomplit à regret; à la fin de ce témoignage, les Anglais font état de leurs soupçons à l'encontre des autorités chinoises qui pourraient bien avoir assassiné ce lama pour contrecarrer les projets de pénétration commerciale au Tibet.


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