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Warren Hastings, gouverneur des Indes et la
Compagnie des Indes orientales, mandatent George Bogle, accompagné
de quelques autres personnes dont Alexander Hamilton, un assistant-chirurgien,
pour se rendre auprès du Panchen lama, via le Bouthan, et si possible
jusqu'à Lhassa, afin d'explorer les possibilités d'envoyer
au Bouthan et au Tibet des marchandises impériales en échange
d'or, d'argent, de musc et diverses autres productions locales dont la
laine de chèvre, la fameuse "laine de châle" utilisée
pour la confection des cachemires; cette laine est une sorte de duvet qui
pousse en hiver sous la toison d'une variété de chèvres,
les keel ou tus; on recueille cette laine par peignage
l'été suivant. Hastings souhaiterait obtenir quelques couples
de ces animaux, ainsi que d'autres bêtes et plantes du Tibet. Bogle
est également chargé d'une mission d'investigation qui va
le faire soupçonner d'espionnage; il est par ailleurs équipé
d'un attirail européen inconnu au Tibet qui pourrait le faire passer
pour un magicien! En réalité, les Anglais rêvent d'entrer
commercialement en Chine par la porte de derrière ce qui n'est pas
du goût des autorités de Pékin.
L'émissaire anglais est d'abord arrêté
au Bouthan. Le regard qu'il porte sur le pays est rien moins que favorable.
Les maisons en claies de bambous, sans cordes ni fers, y ressemblent à
des cages à oiseaux; les hommes, les femmes et les enfants y dorment
pêle-mêle comme dans une porcherie; Bogle note qu'une marchande
ambulante qu'il rencontre boit de l'alcool comme un homme... Notre Anglais
finit par obtenir l'autorisation de passer la frontière. Le voyage
dans cette région montagneuse est pénible. Le portage s'y
fait à dos de coolies; mais les montagnards bouthanais sont plus
robustes que les Bengalis; une jeune fille de 18 ans porte même des
charges énormes sur de longues distances. Les petits chevaux "tangoutes"
s'avèrent plus solides qu'attendu et ils ont le pied sûr.
On traverse les rivières qui dévalent les pentes de cascade
en cascade, sur des ponts de bois ou de chaînes de fer. Au fur et
à mesure que la petite caravane s'élève, la végétation
naturelle et les cultures s'adaptent. Bogle et sa suite séjournent
dans la capitale du pays, Tassisudon, où notre Anglais souffre du
froid. Il rencontre les autorités du royaume en grand apparat dans
un palais, aux murs ornés d'armes, qui ressemble à une prison
dorée. Notre Anglais a la chance d'assister à une fête
au cours de laquelle des danses sont exécutées par des religieux.
Le Bouthan est gouverné par un Lama Rimpoche assisté d'un
Deb Rajah choisi par les religieux; cette dualité au sommet de l'État
entraîne parfois des conflits; quelque temps plus tôt, le Deb
Rajah, un personnage entreprenant et belliqueux, qui avait réduit
les pouvoirs du Lama, a été déchu de son titre et
de ses fonctions; il s'est réfugié auprès du Panchen
lama, auquel le Bouthan paie tribut, et a entrepris, en s'appuyant sur
une partie du clergé bouthanais, de reconquérir le pouvoir
par la force. Cette guerre civile ne se déroule pas sans plusieurs
exécutions capitales. Les religieux et les serviteurs de l'État
étant issus de la classe populaire, le pouvoir est respecté
par le peuple qui n'a cependant jamais voix au chapitre. Les religieux
restent célibataires; les serviteurs de l'État, bien que
non voués au célibat, ne se marient généralement
pas. Les religieux ne mangent pas de viande le jour de la mise à
mort de l'animal; religieux et serviteurs de l'État sont sélectionnés
dès leur plus jeune âge et, séparés de leurs
familles afin d'éviter la tentation de la transmission héréditaire
du pouvoir, ils sont soumis à une éducation appropriée.
Le Bouthan brûle ses morts, comme aux Indes, mais il ne connaît
pas le système des castes; les veuves ne montent pas sur le bûcher
de leur défunt mari. Les familles bouthanaises vivent en quasi autarcie
en fabriquant presque tout ce dont elles ont besoin, y compris leurs vêtements.
Les relations du pays avec l'extérieur sont très limitées
et les Bouthanais ignorent à peu près ce qui s'y passe; Bogle
soulève une grande émotion en exhibant un jour son microscope!
La rigueur du climat explique la propension des habitants à abuser
de l'alcool. L'armée est recrutée, si besoin est, dans la
population; tout Bouthanais étant un guerrier potentiel, dans chaque
demeure un arc est pendu au mur avec des flèches empoisonnées
et parfois aussi une pique. Le régime étant relativement
égalitaire et le cadre régissant les rapports sociaux étant
très rigide et bien accepté, les ressorts de la délinquance
font défaut et les vols comme les crimes sont peu nombreux. Cependant
il est d'usage de toujours goûter à une boisson avant d'en
offrir à quelqu'un d'autre.
Le séjour de Bogle à Tassisudon se prolonge car il a reçu des nouvelles peu engageantes du Panchen lama qui prend prétexte des réticences chinoises et d'une épidémie de variole pour le dissuader d'entrer au Tibet. Comme le Bouthan est tributaire du Panchen lama, le Deb Rajha souhaite évidemment rester en bons termes avec le second personnage de l'école gelugpa, d'autant que l'ancien Deb Rajha est réfugié près de lui. Il engage Bogle à retourner à Calcutta, d'où ce dernier n'a reçu aucune instruction depuis longtemps, mais sans l'obliger à s'en aller. La durée du séjour de Bogle n'est pas du temps perdu; notre Anglais se livre à des activités confinant à l'espionnage; en cas de nouveau conflit avec le Bouthan, il engage le gouverneur des Indes à prendre l'offensive plutôt que de défendre une frontière trop étendue dans une région insalubre. Bogle s'est entiché des Bouthanais, un peuple robuste toujours de bonne humeur au sein duquel chaque homme est un guerrier en puissance dans l'esprit du régime féodal. Il n'est pas favorable à une conquête du pays que les Anglais ne pourraient pas tenir et il montre sa préférence pour de solides accord commerciaux avec la perspective de faire du Bouthan un lieu de passage intermédiaire entre le Bengale et le Tibet. Depuis, 1769, à l'issue d'une guerre civile particulièrement cruelle, le chef des Gurkhas est devenu maître du Népal, ce qui a fermé les voies commerciales traditionnelles entre l'Inde et le Népal, au grand dam des Anglais. Pour ce qui est d'une expansion éventuelle de l'empire des Indes, Bogle engage plutôt Hastings à tourner son regard vers l'Assam. Finalement, Lhassa donne son feu vert et l'expédition peut reprendre sa marche à condition de restreindre au minimum le nombre de ses membres. La petite caravane repart donc en direction du Tibet, le 13 octobre 1774, au moment où les insurgés de l'ancien Deb Rajah viennent d'être chassés d'une forteresse. Elle traverse un village brûlé par l'armée gouvernementale en représailles de sa participation au soulèvement. Les Bengalis de l'escorte s'étonnent de voir de la neige sur les sommets; on leur dit que c'est une pelisse judicieusement jetée sur les épaules des montagnes par les dieux pour leur éviter de prendre froid, comme le gel durcit les rivières pour en permettre le passage, explications qui satisfont ces personnes crédules. Bogle remarque que les femmes bouthanaises participent grandement aux travaux des champs; il est vrai qu'elles ne font pas souvent la lessive: le lavage ne semble pas être à la mode dans le pays! Vers la fin du mois d'octobre, la caravane arrive à la frontière du Tibet. Elle se familiarise avec la vie sur le Toit du monde. Le récit de Bogle pourrait encore être, sur bien des points, celui d'un visiteur d'aujourd'hui. La description des maisons tibétaines, avec leur toit en terrasse, l'échappement libre de la fumée des foyers, par un trou dans le plafond, la suie qui noircit les murs, les rites au sommet des montagnes... tout cela est toujours d'actualité. Bogle assiste à des funérailles célestes qui consistent à livrer le défunt en pâture aux bêtes sauvages; il ajoute que seuls les lamas sont incinérés et aussi les morts de la variole pour contenir l'épidémie; il pense que les trois cinquièmes de la population servent de festin aux rapaces et autres carnivores, ce qui est probablement vrai, mais les rites funéraires tibétains sont plus diversifiés qu'il ne l'imagine. Il est frappé par l'affluence des dogues qui interdisent les promenades nocturnes. Les Hindous de la caravane refusent de monter des yaks car, si un animal venait à mourir, son cavalier devrait mendier son pain en guise d'expiation pendant des années. La région, soumise au Panchen lama, regorge de gibier: oies et canards sauvages, lièvres, antilopes, ânes sauvages... mais tuer est un crime qui indisposerait les divinités locales et la chasse est donc proscrite. Cela n'empêche pas les Tibétains de manger de la viande, les animaux de boucherie étant tués par des moins que rien (ou des musulmans). Les Tibétains s'inspirent des croyances indiennes mais, comme le yak ne ressemble que peu aux vaches sacrées, ils ne se sentent pas coupables d'en manger. D'ailleurs, si la mort d'un animal est imputée à crime à celui qui la donne, il existe des accommodements avec ce principe en fonction de l'intérêt qu'il y a à tuer pour l'humanité; c'est ainsi que, pour parler simplement, les animaux domestiques paraissent moins bien protégés que ceux qui sont restés à l'état de nature. L'expédition longe une rivière sur laquelle sont établis de nombreux moulins; leur roue est horizontale, au lieu d'être verticale comme en Europe, ceci afin d'éviter l'usage d'engrenages pour modifier l'orientation du mouvement. Des ponts en murs de briques enjambent les torrents; des murs à claires-voies permettent le passage du flux. Peu de temps avant d'arriver à Gyantse, Bogle est l'hôte de deux frères mariés à la même femme (on pratique la polyandrie). Les Tibétains lui semblent plus chétifs que les Bouthanais, mais aussi plus portés à rire, chanter et s'amuser. Il attribue la différence à l'absence d'occasion de travailler; on ne cultive que le fond des vallées; les collines sont dénudées; il n'y a pratiquement pas d'arbres; on rencontre beaucoup de maisons abandonnées, mais il est vrai que la variole a décimé la population. Au lieu de chercher à arrondir leur magot, les Tibétains achètent des bijoux de corail pour en orner leurs femmes dont le statut paraît plutôt favorable. Mais, sauf exceptions, les gens sont encore plus sales qu'au Bouthan. Cependant, ils possèdent nombre d'outils très ingénieux qui prouvent que l'industrie humaine se développe, même en l'absence des sociétés savantes britanniques. La caravane traverse le Tsangpo sur un bateau où se mêlent humains et animaux. Elle rencontre une caravane de moutons aux cornes horizontales qui rapportent au Tibet des sacs de grains après avoir emportés des charges de sel. Bogle croit s'apercevoir que les lamas se sont emparés de tout le pouvoir et que les religieux subalternes n'exercent aucune influence et n'ont aucun prestige. Il pense que les Khampas qu'il croise, plus grands que les autres Tibétains, sont d'origine malaise. Le 8 novembre 1774, il arrive au petit château de Desheeipgay, où réside alors le Panchen lama chassé de Tashilumpo par l'épidémie de variole. Il ne tarde pas à être reçu par le pontife tibétain. Il le trouve modeste, affable, non dépourvu d'humour et surtout vénéré par ses sujets. Il est impossible d'entendre la moindre critique à son égard de leur part. La curiosité attire la foule autour de Bogle qui est regardé comme une bête de ménagerie. Il assiste à la bénédiction de plusieurs milliers de fidèles qui viennent s'incliner devant le Panchen lama juché sur un trône de coussins. Le dignitaire tibétain coupe une touffe de cheveux sur la tête des jeunes, garçons et filles, qui se destinent à la vie monastique avec un couteau descendu du ciel sur un éclair. Les pèlerins déposent d'abondantes offrandes, dont des carcasses de moutons déshydratées à l'air libre, la nuit, sur le toit des maisons; le climat sec et froid du Tibet, comme la quasi absence de mouches, permettent cette ingénieuse manière de conserver la viande. Beaucoup de pèlerins attendent la fin de la cérémonie pour baiser les coussins sur lesquels s'est assis le Panchen lama. Celui-ci, qui est animé d'une charité infinie, entretient une foule de mendiants qui abondent au Tibet ainsi que de nombreux fakirs hindous dont certains sont musulmans. Au début du mois de décembre 1774, Le Panchen lama décide de retourner à Tashilumpo. Le voyage s'effectue à cheval par étapes. Le lama tibétain s'avère être un médiocre cavalier. Aux étapes, on étend des vêtements au sol pour qu'il marche dessus. On dort sous des tentes blanches, ornées de dessins bleus, qui ressemblent à celles que l'on peut encore voir au Tibet aujourd'hui. Il fait si froid que Bogle croit y perdre ses doigts. Notre Anglais noue des relations avec les neveux et nièces du Panchen lama. Il assiste à des danses où il remarque la présence de personnages burlesques armés d'un bâton qui déchaînent les rires de l'assistance sans que lui ne comprenne trop les raisons de cette hilarité; la description qu'il en donne rappelle ce que l'on peut voir encore de nos jours où les danses rituelles sont entrecoupées d'intermèdes comiques. Bogle visite Tashilumpo en compagnie du Panchen lama et assiste à des cérémonies au cours desquelles on mange et on boit force tasses de thé. Les longues descriptions qu'il en donne rappelleront des souvenirs à ceux qui ont visité les lieux mais il serait fastidieux de s'y appesantir. Il juge, en Occidental qui n'y comprend pas grand chose, les joutes verbales opposant des religieux qui gesticulent et tapent dans leurs mains; les orateurs anglais lui semblent beaucoup plus civilisés! Il se distrait en jouant aux échecs, notamment avec un général qui le quitte pour aller combattre les Gurkhas. Il rencontre un Tibétain ami des Russes parce qu'ils cherchent noise à l'Empire du Milieu; renseignement pris, cet homme, à Lhassa, servait une personne qui a été persécutée par les Chinois; cela prouve au moins que la tutelle chinoise n'était déjà pas appréciée par tous les Tibétains. Dans les régions soumises à la juridiction du Panchen lama, on n'exécute pas les condamnés; on se contente de les enfermer dans des forteresses où ils sont privés de nourriture: ils décèdent ainsi rapidement de mort naturelle dans le respect des principes! Au cours des cérémonies de la
nouvelle année, après force danses, on extermine un démon
blanc que Bogle soupçonne d'être l'effigie d'un Européen.
Hamilton exerce la médecine et sa réputation de magicien
devient telle qu'on lui demande de dire la bonne aventure, mais la prédiction
de l'avenir excède ses talents de chirurgien, péripétie
qui donne à Bogle l'occasion de dauber sur la crédulité
des Tibétains. Les Anglais sont venus chargés de cadeaux
mais ceux-ci ne sont acceptés qu'avec beaucoup de réticence
par ceux à qui ils sont destinés; les Tibétains considèrent
qu'il est de leur devoir d'accueillir avec la plus grande cordialité
des étrangers venus de si loin pour les voir sans en attendre en
retour des récompenses. Bogle est chargé de rédiger
un mémorandum sur les pays européens à l'intention
du Panchen lama, mais ses connaissances rudimentaires du tibétain
et l'absence d'ouvrages à consulter rendent ce travail très
difficile. Hamilton assiste incidemment au châtiment d'un jeune religieux
qui a négligé sa leçon; il est maintenu fermement
au sol par quatre personnes tandis qu'une cinquième le fustige vigoureusement
à coups de bâton sous les yeux de la foule. Bogle parvient
à obtenir d'un religieux, qui lui rend souvent visite, de se laver
le visage et les mains à l'eau savonneuse; le religieux semble apprécier
le résultat en se regardant dans un miroir, mais il ne renouvellera
pas cette expérience, si éloignée des usages locaux,
afin que ses amis ne se moquent pas de lui.
En mars 1775, Bogle et Hamilton obtiennent l'autorisation du Panchen lama d'accompagner un dignitaire qui se rend dans sa région. Ils y sont parfaitement reçus, au point que deux repas leur sont servis, l'un à la mode tibétaine et l'autre à la mode européenne, au cas où le premier ne les aurait pas satisfaits. Ils participent à des parties de chasse, notamment au daim musqué; Bogle s'aperçoit que les Tibétains sont loin de respecter les règles imposées par leur religion; ils mangent de la viande et boivent de copieuses rasades de bière d'orge et paraissent considérer la chasse comme une faute vénielle, en dépit de la crainte que leur inspirent les réactions possibles du Panchen lama, s'il venait à l'apprendre. Un loup et un chat-tigre enchaînés veillent sur la résidence du dignitaire tibétain et l'un de ces animaux sauvages se livre une nuit à des ébats qui font penser à une intervention démoniaque. Les classes supérieures du Tibet boivent du thé à longueur de journée; les classes inférieures ingurgitent beaucoup d'alcool de grain et fument énormément; les religieux n'ont le droit ni de boire ni de fumer, ce qui ne les empêchent pas de fumer à défaut de s'enivrer. Les Tibétains ne se lavent jamais les mains ni le visage; il est donc difficile de déterminer la couleur de leur peau qui semble plus foncée que celle des Bouthanais. Les Tibétains sont aussi généralement moins bien faits et plus petits que leurs voisins. Bogle donne sur le Royaume des Neiges beaucoup d'autres informations qu'il serait fastidieux de rapporter dans le détail. Celles qui ont trait aux moines et aux nones, moins nombreuses que les religieux masculins, aux habitations auxquelles on accède au moyen d'échelles et dont la fumée des foyers s'évacue par un trou dans le toit, aux funérailles célestes, conséquences du manque de bois de crémation, à la polyandrie, revanche, semble-t-il croire, des femmes sur la polygamie... sont proches de ce qu'un visiteur du 20ème siècle pourrait rapporter. Il rencontre une vieille femme, ermite très vénérée, qui vit sur une colline où l'on dépèce les cadavres. Bogle aborde enfin le sujet à l'origine de son voyage: le commerce; le Tibet manque d'une grande partie des objets de consommation de sa population et possède des ressources à offrir en contrepartie (or, musc, laine, sel...); d'autre part, les échanges n'y supportent pas de droits et s'effectuent sans restriction de la part du gouvernement; le contexte est donc favorable à des transactions commerciales intenses avec les pays voisins; elles sont d'ailleurs stimulées par le flot des pèlerins; et c'est la Chine qui en profite le plus*. Bogle s'étend sur les difficultés à vaincre pour accroître la part de l'empire des Indes dans ce commerce, soit par le Népal, soumis aux Gurkhas qui persécutent les marchands, soit par le Bouthan ou par le Mustang, à travers des chemins difficiles. Le Tibet ne possédant pas de monnaie, les échanges s'y font en talents de Chine ou en poudre d'or; le Népal a bien essayé d'introduire sa roupie mais les Tibétains, qui suspectent les Gurkhas de mauvaise foi, n'en veulent pas. La Chine a conquis la souveraineté sur
le Tibet comme cela se passe généralement, c'est-à-dire
en intervenant dans les querelles internes du pays. Le Panchen lama est
pour l'heure guide spirituel du Tibet, pendant la minorité du Dalaï
lama. C'est lui qui a découvert la réincarnation du Dalaï
lama et ce dernier a été reconnu par Pékin. Le régent
a d'abord montré beaucoup de déférence à l'égard
du Panchen lama ce qui était dans son intérêt, l'empereur
de Chine tenant ce dernier en grande estime. Mais, depuis quelques temps,
il fait preuve d'indépendance, dans le but de favoriser ses neveux
qu'il espère voir lui succéder. Ces problèmes de politique
interne interfèrent dans les relations que le Panchen lama entretient
avec ses hôtes anglais. Bogle admire l'affabilité, l'intelligence,
le caractère pacifique et l'immense popularité dont jouit
l'éminent religieux tibétain auprès des bouddhistes;
même l'empereur de Chine n'entreprendrait rien sans le consulter.
De son côté, le Panchen lama espère s'appuyer sur la
Grande-Bretagne, pour contrebalancer les pouvoirs du régent et recouvrer
sa puissance passée. Il souhaiterait pouvoir construire des sanctuaires
dans les territoires sous contrôle britannique afin de restaurer
l'influence du bouddhisme détruite aux Indes par l'intolérance
musulmane; un tel événement accroîtrait évidemment
son influence sur la politique tibétaine. A contrario, le régent
s'est montré dès le début hostile à l'ambassade
britannique et il a invité le Panchen lama à l'empêcher
d'arriver jusqu'à lui, sous quelque prétexte que ce soit,
en présentant les Anglais comme de dangereux perturbateurs qui ne
visaient qu'à s'emparer du Tibet par la ruse ou par la force, leurs
démêlés avec le Bouthan servant d'arrière-plan
à cette argumentation**. Une fois Bogle à
Tashilumpo, le régent lui a certes envoyé des cadeaux, mais
il lui a aussi fermé le chemin de Lhassa, afin de ne pas indisposer
les Chinois, aussi jaloux et suspicieux que lui. L'émissaire anglais
n'a donc pas d'autre choix que de négocier un éventuel accord
commercial avec le seul Panchen lama. Ce dernier ne rejette pas les ouvertures
anglaises et les appuie même auprès de Pékin; mais
il ne dispose pas des pouvoirs nécessaires pour l'ensemble du Tibet.
Bogle détaille par le menu ses discussions avec le Panchen lama. On apprend ainsi que ce dernier croit que la foudre est soit de pierre soit de fer; il montre même à l'émissaire anglais un couteau, avec des caractères chinois gravés sur sa lame, supposé être tombé d'un nuage***. Le religieux tibétain reconnaît que le commerce entre le Tibet et le Bengale est moins florissant qu'autrefois, et il semble le regretter; il pense que cette situation résulte de plusieurs facteurs: l'invasion musulmane de l'Inde, le climat trop chaud qui dissuade les voyageurs tibétains de descendre vers la plaine, les obstacles politico-militaires et notamment les menaces que les Gurkhas, maîtres du Népal, font peser sur les territoires tibétains et sur les marchands. Bogle observe qu'une alliance du Tibet avec les Anglais serait de nature à dissuader les Gurkhas de toute tentative d'invasion du Royaume des Neiges, comme des contrées sous son influence. C'est probablement vrai, mais il faut aussi compter avec la Chine. Le Panchen lama estime qu'il n'est qu'un tout petit personnage par rapport au lama qui réside à Pékin auprès de l'empereur. Les envoyés de Lhassa confirment que le Tibet est soumis à la Chine et que rien ne peut y être décidé sans l'accord de l'empereur mandchou. Lorsqu'il viennent prendre congé de lui, avant de retourner auprès du régent, Bogle émet le souhait de leur confier une lettre pour ce dernier; ils acceptent seulement à la condition que celle-ci se borne à n'être qu'un simple accusé de réception des cadeaux envoyés, sans aucune allusion au but du voyage de l'émissaire anglais; Bogle en déduit que le régent et son entourage continuent de le prendre pour un espion animé d'intentions hostiles et, finalement, c'est le Panchen lama qui dicte la lettre pour le régent, dans le respect des traditions épistolaires tibétaines. Le Panchen lama propose à Bogle de lui offrir une carte du Tibet; l'Anglais, soupçonnant un piège, refuse, en dépit de la grande valeur du document. A la lecture du compte-rendu de ces entretiens, on a parfois le sentiment que les Tibétains jouent au plus fin avec l'Anglais et qu'ils utilisent habilement les rivalités entre les différents niveaux de pouvoir pour repousser ses demandes, sans paraître le désobliger, tout en cherchant à le prendre en défaut. Sur ces entrefaites, une correspondance du chef des Gurkhas du Népal invite les Tibétains à refuser les avances anglaises; il assure que le commerce avec le Bengale peut s'effectuer à travers le territoire qu'il contrôle, à l'exception des lunettes et autres curiosités dont il refuse le passage, qu'un Anglais est déjà venu le voir mais qu'il va le renvoyer; Bogle paraît tout ignorer de ces contacts. Peu de temps après, Tashilumpo apprend la mort du potentat népalais, qui disparaît en fumée accompagné par trois veuves et six concubines, au moment où l'armée chinoise réduit par la force une rébellion des Khampas à l'est du Tibet. Le Panchen lama craint que les différents au sujet de tribus frontalières n'entraînent un conflit entre la Chine et la Russie, sitôt que la guerre de ce dernier pays avec la Turquie sera terminée; il pense que l'influence modératrice du lama résidant à Pékin ne parviendra pas à calmer le caractère belliqueux de l'empereur de Chine et qu'il pourrait alors avoir un rôle important à jouer comme conciliateur. Bogle rencontre des commerçants du Cachemire qui lui font part des difficultés rencontrées en passant par le Népal. La route du Bouthan semble d'autant plus sûre que les Bouthanais se sont fait étriller par les Britanniques et qu'ils ne sont certainement pas prêts à risquer à nouveau de s'attirer leur foudre. Cependant, l'avènement d'un nouveau prince au Népal pourrait changer la donne et rouvrir les relations entre le Bengale et le Tibet par la voie traditionnelle. Des commerçants tibétains font preuve de leur réticence à se rendre aux Indes dont le climat, trop chaud, leur est funeste; par ailleurs ils ne peuvent guère payer leurs achats qu'en or et l'empereur de Chine, souverain du Tibet, ne voit pas d'un bon oeil cette évasion de métal précieux. En avril 1775, le moment est venu pour les Anglais de prendre congé du Panchen lama. Plusieurs rencontres d'adieu ont lieu, au cours desquelles il est fait assaut d'amabilité. Le dignitaire tibétain en vient même à déclamer des vers d'un poète anglais. Il s'informe sur les moyens employés en Angleterre pour lutter contre la variole qui vient de décimer la population de ses territoires. Il aborde le sujet de la religion et des missions chrétiennes; Bogle observe que les missionnaires italiens ne sont pas de confession anglicane et que l'Angleterre, plus tolérante qu'eux, ne cherche pas à convertir à tout prix. Le Panchen lama rappelle à Bogle que la majorité du Dalaï lama est proche et que les pouvoirs du régent prendront bientôt fin; il pense que l'empereur de Chine se montrera alors favorable à la transmission au Dalaï lama du gouvernement du Tibet, conformément à la tradition. Il s'engage à intervenir pour faciliter la réception à Pékin d'un émissaire de l'empire des Indes. L'empereur de Chine étant actuellement en guerre contre un de ses vassaux du Yunnan, il suggère à Bogle que les Anglais pourraient s'entremettre dans ce conflit afin d'améliorer leur position. Bogle répond que son gouvernement ignore tout du conflit; par ailleurs, il se demande si le régent ne va pas tout mettre en oeuvre pour conserver le pouvoir à Lhassa. Bogle fait état pour finir d'une curieuse intrigue: une personne, se présentant comme un envoyé du régent, l'approcha en cachette du Panchen lama; cet émissaire, désavoué par le régent, cette intrigue ne sera jamais totalement tirée au clair; cependant, compte tenu des cadeaux que cet étrange intermédiaire avait reçus de son maître, Bogle pense que ce dernier l'a bien envoyé auprès de lui pour sonder ses intentions en court-circuitant le Panchen lama. Au final, Le Panchen lama ne peut que rester évasif sur les projets commerciaux caressés par son visiteur; il ne veut pas courir le risque de mécontenter Pékin; le temps s'est donc écoulé sans résultat tangible pour les Anglais. Ils vont rentrer en Inde avec des cadeaux et des promesses, rien de plus. Bogle quitte ses relations tibétaines non sans un pincement de coeur. Son bref séjour au Tibet en a fait un ami fervent de ce pays. Il épousera une parente du Panchen lama et deviendra ainsi l'interlocuteur obligé entre ce dernier et les Britanniques. Le voyage de retour nous vaut une série d'observations sur le pays traversé qui est d'ailleurs le même qu'à l'aller. Les mendiants y pullulent. Bogle rencontre des religieux à coiffes rouges et l'explication qu'il donne de leur différence avec les coiffes jaunes est exacte. Il observe que les sources d'eau chaude sont nombreuses au Tibet; on utilise certaines pour cuire les aliments et aussi pour soigner les maladies: le thermalisme n'est pas inconnu sur le Toit du Monde. L'expédition passe par Tassisudon, où Bogle essaie de placer des jalons pour ouvrir une voie commerciale entre le Tibet et le Bengale via le Bouthan; mais les autorités bouthanaises monopolisent le commerce; il est donc probable que presque tous les échanges s'effectueront dans le pays et que les caravanes n'iront pas plus loin. Par ailleurs, la menace d'une intervention tibétaine en faveur du Rajah déposé est toujours présente; cela ne milite pas en faveur d'une libre circulation des hommes et des marchandises. Malgré le projet favorable au Bouthan élaboré par Bogle, et l'appui du gouverneur Hastings, le Deb Rajah demeure inflexible: il craint, prétend-t-il, de s'attirer l'animosité de la Chine, ce qui n'est probablement qu'un prétexte pour refuser poliment les propositions de ces encombrants voisins et les tenir à l'écart de son pays. La mission a fortement indisposé la
Chine qui estime que les relations extérieures du Tibet sont de
son ressort, en vertu des traités. S'il faut en croire Turner,
le Tibet était alors sous la dépendance de l'Empire du Milieu.
Le Panchen lama, qui dirigeait le pays pendant la minorité du Dalaï
lama, aurait d'ailleurs, d'après lui, été pro-chinois;
mais la tutelle de la Chine était encore très légère.
Ces assertions ne sont pas totalement compatibles avec celles de Bogle
et, à la lecture des témoignages anglais, il est difficile
de se faire une opinion définitive sur les rapports qui règnent
entre le Tibet et la Chine à cette époque.
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