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7ème
jour: Irkoutsk - (Les
photos sont ici
)
Une nouvelle nuit dans le train s'écoule, avec la douche prise avant l'aube, comme les jours précédents. Nous arrivons à Irkoutsk. Avec ses 600000
habitants, cette ville, située au confluent des rivières
Irkout et Angara, au pied des monts Saïan, est l'une des plus peuplées
de Sibérie orientale. Un comptoir de traite des fourrures, établi
par Yakov Pokhabov, existait en 1652 à cet endroit; Pokhabov y commerçait
avec les Bouriates, un peuple autochtone d'origine mongole. Un inventaire
de 1684 révèle qu'Irkoutsk possédait à cette
date six tours avec des ponts, et des solives entre les étages,
une église du nom de Jésus-Christ, une cour souveraine, où
vivaient les voïvodes (gouverneurs de province), ainsi que
des granges, des caves, des isbas de bains, des isbas pour les cosaques
célibataires et des hôtels pour les marchands de passage;
il y avait des meurtrières dans les murs des tours, des canons et
une poudrière au-dessous d'une tour où se gardaient des armes
et des munitions. L'établissement reçut le statut de ville
en 1686, lorsque les Cosaques s'y installèrent. Au début
du 19ème siècle, le pouvoir tsariste y exila des opposants
politiques condamnés à y travailler dans les mines de fer.
Plus tard, la découverte de gisements aurifères entraîna
un afflux de pionniers et d'aventuriers, ainsi que l'ouverture de tripots
qui transformèrent la ville en une sorte de cité sans loi
comme il en existait dans l'ouest américain. En 1879, un gigantesque
incendie réduisit en cendres une partie de la bourgade dont les
maisons étaient en bois; la plupart furent ensuite reconstruites
en pierre, conformément aux ordres du gouverneur. A la fin du siècle,
l'arrivée du Transsibérien porta la population à plus
de 50000 habitants. Pendant la guerre civile, consécutive à
la révolution de 1917, la région fut le théâtre
d'une lutte sanglante entre l'Armée rouge et l'Armée blanche;
la seconde eut le dessous et son chef, l'amiral Koltchak, fut exécuté.
En 1920, les révolutionnaires mongols Sukhbaatar et Tchoïbalsan
résidèrent quelques temps dans la ville, avant de fonder
la République populaire de Mongolie. Sous le pouvoir des soviets,
Irkoutsk connut un développement démographique considérable
pour atteindre 639000 habitants en 1992. Depuis l'effondrement de l'Union
soviétique, sa population a amorcé un lent déclin,
comme d'ailleurs dans toute la Russie. Aujourd'hui elle compte cependant
30 instituts de recherche, 28 bibliothèques et 15 cinémas
et possède un patrimoine architectural intéressant. Elle
constitue une base de départ idéale pour visiter le lac Baïkal
et, dans sa région, se trouve l'imposant barrage de Bratsk, le plus
vaste réservoir de Russie et l'un des cinq plus grands du monde.
Le coeur de l'ancienne cité se situe entre la place Kirov et l'Angara,
là où s'élevait autrefois le poste cosaque.
Notre première visite est pour la maison des Volkonski convertie en musée des décembristes. On sait que les décembristes étaient des militaires aristocratiques qui tentèrent un coup de force en décembre 1825 pour contraindre le tsar à abolir le servage. Leur tentative ayant échoué, cinq d'entre eux furent exécutés, et plus de cent autres furent envoyés en Sibérie. Parmi ces derniers, figurait Serge Volkonski, un officier qui avait participé à la campagne de 1812, pendant laquelle il s'était illustré, dans l'entourage du tsar et comme partisan. Il fut condamné à une peine de plusieurs années de travaux forcés qu'il accomplit dans une mine; il avait d'abord été affecté à une usine d'Irkoutsk, mais le gouverneur trouva la punition trop légère et il l'envoya dans un trou, 1500 km plus à l'est. Son épouse décida de partager son sort et vint habiter la Sibérie. D'autres épouses de proscrits l'imitèrent. En prenant ce parti, ces jeunes femmes faisaient preuve d'un courage exemplaire. Elles n'ignoraient pas combien la vie serait pénible, loin de leurs familles, dans cet environnement hostile où, pendant les nuits d'hiver, leurs cheveux gelaient sur leur tête. Elles renonçaient à leurs droits de citoyennes et à leur position sociale; elles acceptaient d'être soumises à une surveillance constante de la part des autorités. Pendant les années d'incarcération de leur mari, elles ne pouvaient le voir qu'au cours de brèves visites, deux fois par semaine, et sous le regard d'un policier. Une fois leur temps de peine achevé, il leur était interdit de revenir en Russie occidentale; sauf amnistie, l'exil était définitif. La vindicte gouvernementale les poursuivait jusque dans leurs enfants; le fils Volkonski, brillant élève, se vit interdire la poursuite de ses études parce que son certificat portait la mention "fils d'un criminel d'État". Malgré tous ces inconvénients, des femmes, jeunes et jolies, décidèrent de suivre leur époux et elles furent même accompagnées parfois par des servantes. Ces souvenirs d'une époque que l'on souhaiterait révolue me ramène en mémoire ce conseil pittoresque lu dans le Dictionnaire insolite de la Russie de Catherine Alexeïev (Editions Cosmopole - 2014) que j'ai lu depuis mon voyage: "pour l'hiver: saupoudrer l'intérieur de ses chaussettes et de ses mouffles de poivre ou de piment pour renforcer l'impression de chaleur". En 1839, sa peine achevée, Serge Volkonski et son épouse Marie firent construire une maison de bois dans le village d'Ourik. En 1846, ils achetèrent un terrain à Irkoutsk, près de l'église de la Transfiguration, et ils y transportèrent leur maison. C'est cette maison, restaurée en 1985, que nous visitons aujourd'hui. C'est une belle et vaste demeure comportant un rez-de-chaussée et un étage. On y trouve de nombreux souvenirs de l'époque dans des pièces convenablement meublées et décoréees, bureau, salle à manger... où rien ne semble avoir changé de place. La famille résida 17 ans dans cette maison, jusqu'à l'amnistie du mari par le tsar Alexandre II. Elle y reconstitua une vie sociale en organisant des bals costumés et des concerts ainsi que des soirées consacrées à la musique et à la littérature. La maison Volkonski devint le centre de la vie culturelle d'Irkoutsk. Ses propriétaires disposaient même d'un jardin d'agrément. Beaucoup d'objets témoignent de cette activité: des photos du couple et d'autres proscrits, un serre intérieure de plantes vertes, un piano à queue droit, une collection reliée de journaux français de l'époque... J'ai aussi noté la présence d'une gravure rappelant la guerre de 1812 sur laquelle on peut voir Napoléon confronté à un cosaque. Pour rappeler ce passé prestigieux, nous sommes conviés, dans le salon où se tenaient les réception, à un concert auquel participent, en habit de soirée, un chanteur, une chanteuse et un pianiste. Notre guide russe nous traduit le discours de présentation et le programme. Puis la visite s'achève en trinquant avec une coupe de champagne russe. La maison est flanquée d'une cour; dans une dépendance, sont exposés des dessins d'enfants consacrés à la guerre de 1812. A proximité, les bulbes dorés d'une église orthodoxe brillent au soleil; je pense qu'il s'agit de l'église de la Transfiguration déjà citée. La maison Volkonski est située à l'écart de la vieille ville. Nous allons maintenant visiter le quartier des anciennes maisons de bois qui est dans le même secteur. Plusieurs sont regroupées dans la rue Fridrikh Engels. Leur état de conservation n'est pas toujours parfait mais certaines ont été restaurées et, avec leurs dentelles de bois ouvragé, elles sont alors tout à fait charmantes. La plupart du temps, elles sont pourvues d'une cour fermée plus ou moins vaste. Les fenêtres du rez-de-chaussée sont souvent au raz du sol, voire même en dessous. C'est, qu'au moment du dégel, le sol devient instable et les bâtiments ont tendance à s'y enfoncer; d'autre part, comme partout dans le monde, les rues et les trottoirs s'élèvent progressivement au fur et à mesure de leurs réfections. La Maison de l'Europe est la plus belle de toutes; elle existait déjà en 1843 et elle changea plusieurs fois de propriétaires; en 1907, Apollos I. Shastin en prit possession; en 1998, fut créée l'institution municipale qui lui a donné son nom; cette institution vise à développer les relations d'Irkoutsk avec les pays européens; elle constitue aujourd'hui un important ensemble architectural historique ainsi qu'un centre d'affaires et de tourisme; les éléments de base en sont la maison Shastin et ses dépendances, converties en bâtiment administratif, la maison Serpilov qui abrite un café, les maisons Grimbert et Larin, avec un passage couvert, occupées par un hôtel, et la maison Polkanov où se trouve un musée du mode de vie local. Tandis que nous admirons les belles façades colorées aux fenêtres blanches, passe un bus dont le nom de la compagnie attire mon attention: Bordeaux bus. La maison de l'Europe, qui abrite l'Office du tourisme et que l'on qualifie parfois de "maison de dentelles", avec son entrée à perron couvert, est particulièrement charmante; même les tuyaux d'évacuation des eaux de pluie sont travaillés et élégamment tournés; la cour intérieure, que l'on aperçoit à travers les jours du portail, est très bien entretenue et joliment fleurie. En début d'après-midi, nous nous rendons au monastère Znamensky. Un couvent y fut fondé en 1689. En 1762, un bâtiment de briques remplaça l'ancien édifice de pierres. Dans les années 1920, un atelier d'hydravion y fut installé. Dans le cimetière qui jouxte les bâtiments du monastère, on peut voir les tombes de plusieurs personnes: celle de Betchasnov, simplement marqué d'une croix, un décembriste, sous-lieutenant de la 8ème brigade d'artillerie, condamné au bagne à perpétuité, dont la peine fut ensuite réduite à 20 ans; celle de la princesse E. I. Troubetskaïa, une aristocrate issue de la famille français de Laval, épouse du décembriste Troubetskoï, un membre du complot qui refusa de participer à la prise d'armes, qu'il jugeait prématurée, mais qui n'en fut pas moins condamné à mort, peine qui fut commuée en exil; sa jeune femme le suivit en Sibérie où elle trouva la mort; leurs trois enfants, Sophia, Vladimir et Nikita sont enterrés à côté de leur mère. Un peu plus loin, à l'arrière du monastère, un imposant monument marque la tombe de Chelikov, qui fonda, en 1784, le premier établissement russe en Alaska, un comptoir de traite de fourrures imposé aux Indiens locaux à coups de canons. En face du monument de Chelikov, le mur extérieur du monastère est décoré d'une fresque inspirée du style des icônes. D'autres peintures de même façon agrémentent de vives couleurs les espaces libres d'autres murs blancs du monastère. On dit, qu'en 1921, les soldats de l'Armée rouge ouvrirent dans le monastère le cercueil du premier évêque d'Irkoutsk, lequel avait été canonisé en raison de sa vie exemplaire; on ajoute, qu'en 1990, le corps du saint homme, retrouvé intact à Iaroslav, fut rapporté à Znamenski où il repose à nouveau. A peu de distance du monastère, une grande statue de l'amiral Koltchak a été érigée, non loin de l'endroit où il a été fusillé par les bolcheviks, le 7 février 1920. Cet officier supérieur commandait l'Armée blanche de Sibérie qui venait d'être battue par l'Armée rouge, suite à la défection d'un brigade tchécoslovaque qui combattait aux côtés des contre-révolutionnaires. Après la disparition de Koltchak, les troupes qui continuaient à combattre les bolcheviks furent commandées par le général Dénikine; les rescapés des combats, sous les ordres du général Wrangel, furent évacués de Crimée par des navires français à la fin de l'année 1920. Notre guide locale nous dit que la statue a été élevée à la gloire de Koltchak, malgré son implication dans la guerre civile, parce qu'il était aussi un savant et un explorateur qui illustra la nation russe; il participa en effet à plusieurs expéditions polaires et une île porte même son nom; n'empêche que l'on dit aussi que, si le socle de la statue est aussi élevé, c'est afin d'éviter que des nostalgiques du régime soviétique ne détériorent l'effigie de l'amiral. A ses pieds, deux soldats jumeaux, un garde blanc et un garde rouge, se font face, symboliquement réconciliés dans la pierre en un saisissant raccourci de l'histoire contemporaine russe. Quant à l'or enlevé à la banque de Kazan, qui dormirait soi-disant encore au fond du lac Baïkal, notre guide russe m'affirme que c'est une légende sans fondement et que l'ont sait parfaitement que cet or a pris le chemin du Japon et de l'Angleterre. Nous nous rapprochons de la vieille ville.
Notre visite suivante est pour l'église en pierre blanche du Sauveur.
Elle date de 1706 et a la forme d'un navire. Sa façade est surmontée
d'une grande fresque un peu passée. Cette église a été
transformée en musée. Devant elle, sous une sorte de dais
en pierre, le plan de l'ancienne Irkoutsk est gravé sur une grande
plaque de roche noire.
Nous allons ensuite en direction de cette place et du Mémorial de la Flamme du souvenir qui a été allumée en 1975, pour le trentième anniversaire de la victoire russe dans la Grande Guerre patriotique, c'est ainsi que les Russes nomment la Seconde Guerre mondiale. Derrière cette flamme, qui brûle sur une vaste esplanade fleurie et entourée d'arbres, on peut lire, sur une plaque de marbre: "Sibérie, tu as forgé la victoire avec tout le peuple"; cette phrase est accompagnée d'une longue liste qui fait penser à nos monuments aux morts. Chaque année, les écoliers montent une garde d'honneur auprès de la flamme. Notre guide nous emmène ensuite sur l'esplanade en direction du fleuve. Nous passons auprès du buste d'un général soviétique: Afanassi P. Beloborodov (1903-1993). Cet officier supérieur, natif de la région, fils de paysans, s'engagea à l'âge de 16 ans dans l'Armée rouge, pour combattre les contre-révolutionnaires. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, il s'illustra dans plusieurs batailles décisives, à Moscou, Stalingrad et Koenigsberg. Après la guerre, il occupa plusieurs postes de commandement importants. On lui décerna à plusieurs reprises le titre de héros de l'Union soviétique; d'après la loi, Irkoutsk avait l'obligation de lui ériger un buste, tous les doubles héros de l'Union soviétique ayant droit à cet honneur. Au bout de l'esplanade, nous dominons le fleuve. A droite, au bord de ce dernier, entre lui et une large avenue, se dresse une statue aux fondateurs de la cité inaugurée en 2011, pour le 350ème anniversaire de la fondation d'Irkoutsk. Ce monument de 6 mètres de haut, fondu dans les environs de Moscou, a été financé par l'État, par des mécènes et par les citoyens de la ville. De l'autre côté de l'avenue, la cathédrale de l'Épiphanie, blanche et rouge, lance vers le ciel ses coupoles et ses tours artistement décorées. La première cathédrale en bois fut construite par des prisonniers en 1693. L'édifice ayant été détruit par les flammes, une nouvelle église orthodoxe en pierre fut construite en 1716. En 1815, on la pourvut d'un campanile extérieur qui fut équipé d'une cloche de 12 tonnes, la plus grosse de la ville. L'ensemble fut rénové, après l'incendie de 1879, dans le style classique russe. Après la révolution, elle fut nationalisée et utilisée pour des activités économiques. On la rendit à l'église orthodoxe en 1990. La cathédrale est aujourd'hui un bel édifice classique russe, plus dépouillé que Saint Basile de Moscou; je la trouve baroque, certes, mais sobre, et par conséquent plus raffinée. Toujours sur la droite, au milieu des arbres, on aperçoit les toits et le clocher bleu vert de l'église du Sauveur dans sa robe immaculée. Ce soir, nous allons dîner dans une datcha
des environs d'Irkoutsk, en pleine forêt. Une datcha ne doit pas
être confondue avec une isba. Une isba est une maison ordinaire;
une datcha est une maison entourée d'un jardin avec ses dépendances;
l'ensemble est généralement protégé par une
clôture. La datcha où nous sommes reçus est spacieuse;
elle est accompagnée d'un grand jardin où poussent légumes
et plantes d'ornement et où s'ébattent des volailles sur
une pelouse. La famille est accueillante et le repas, typiquement russe,
est excellent, et généreusement arrosé de bière
et de vodka. Avant de nous séparer, mère, père et
enfants se prêtent de bonne grâce à la photo souvenir.
Cette nuit, trève de tintamarre et de secousses, nous dormirons à l'hôtel dans un bon lit. Je vais en profiter pour recharger les batteries de mon appareil photos et pour savourer un bon bain tiède demain matin! 8ème jour: Talsy - Le lac Baïkal (Les photos sont ici ) Le matin, levé de bonne heure, après avoir pris mon petit déjeuner, je lis dans le salon d'accueil de l'hôtel, un journal local rédigé en anglais. Un colosse russe vient s'asseoir sans façon en face de moi et commence, dans un mauvais anglais, à nouer une conversation dont je ne comprends à peu près rien et à laquelle je ne peux donc pas participer. Je saisis qu'il me dit son nom, rien de plus, et ne sais donc pas ce qu'il me veut. Il est rapidement rappelé à l'ordre par un autre Russe qui l'attire à l'écart et semble lui faire la leçon: il ne faut pas ennuyer les touristes! Du moins, c'est mon interprétation. Nous prenons un bus qui doit nous emmener au village russe de Talsy (ou Taltsy), au bord de l'Angara. C'est un musée en plein air où a été reconstituée la vie d'autrefois en Sibérie. Il rassemble les habitations d'un village déplacé lors de la construction du barrage d'Oust Limsk en 1966. Ses maisons de bois sont beaucoup plus rudimentaires que celles d'Irkoutsk. Elles me rappellent celles que j'ai vues naguère au Canada, en Abitibi. Nous en visitons une et notre guide locale nous donne quelques informations à son sujet. Les bâtiments sont disposés autour d'une cour fermée dont ils constituent la clôture. Ils comportent un rez-de-chaussée et un étage avec un balcon couvert fermé par une rambarde de bois auquel on accède par un escalier extérieur. Le bâtiment de droite servait de maison d'habitation et celui de gauche d'entrepôt pour divers usages, notamment le stockage d'une partie des récoltes. Les principales ouvertures des bâtiments donnent sur la cour. Celle-ci est divisée en deux parties: au niveau de la maison d'habitation, un espace recouvert d'un parquet de planches: la cour propre; au-delà de la cour propre, un espace libre aujourd'hui herbeux: la cour sale, c'est-à-dire en bon français la basse-cour, où s'ébattaient les animaux, le poulailler, la porcherie et l'étable étant situés sur les côtés de cette partie de la cour. Une palissade de hauts piquets pointus très serrés forme l'enceinte d'un espace fortifié où les habitants pouvaient se réfugier en cas de danger. La palissade est renforcée de tour carrées couvertes de toits pyramidaux étagés terminés par une flèche. L'entrée dans l'espace protégé s'effectue par la porte d'une tour de guet monumentale, dont la flèche est ornée de l'aigle à deux têtes. Cette porte, assez large pour laisser passer une voiture, est munie d'un guichet plus étroit pour donner accès aux personnes car la porte est généralement close. Au dessus de cette porte, en saillie sur la façade de la tour, un balcon fermé, aux allures de petite chapelle, est surmonté d'un bulbe portant une croix. C'est probablement là que se tenait la vigie. Une maquette, qui reconstitue le plan d'un village sibérien fortifié, nous permet de vérifier que ce mode de construction était classique. Un peu plus loin s'élève une petite chapelle à l'extérieur de l'enceinte. Le village possédait une école avec son tableau noir et ses tables d'écoliers peu différentes de celles sur les bancs desquelles j'ai usé mon fond de culotte en Auvergne pendant mon enfance. Les déportés politiques, on l'a vu, étaient généralement des gens cultivés; ils étaient animés par un idéal d'émancipation du peuple; aussi, ceux qui le pouvaient occupaient-ils leur temps à éduquer les enfants des paysans; il en résultait le paradoxe que la Sibérie, lieu de détention, était sensiblement mieux scolarisée que le reste de la Russie. Naturellement, les petits paysans ne pouvaient pas tous et tout le temps fréquenter l'école; les travaux des champs exigeaient aussi leur présence; mais les plus grands, qui possédaient déjà quelques rudiments d'instruction, en faisaient profiter les autres, comme cela se pratiquait d'ailleurs aussi dans nos pays au début du 19ème siècle. Le maître ou la maîtresse d'école possédait une maison rustique où les moyens les objets usuels, comme une fontaine et son évier, étaient fabriqués avec des objets de récupération. Bien sûr, le village possédait également une église orthodoxe avec son clocher pointu et son bulbe peint en vert, tout cela en bois. Une autre maison essentielle à la vie d'un village russe était l'isba des bains. L'eau y était chauffée sur un foyer de briques recouvert d'un amas de pierres sèches. On y utilisait de grandes cuvettes en bois grossièrement taillées. On s'y lavait dans des bains de vapeur avant de se fustiger avec des branches de bouleau, pour activer la circulation du sang, puis de se plonger dans de l'eau glacée. Alexandre Dumas constatait en 1859 que: "Le Russe, si pauvre qu'il soit, se saurait se passer de deux choses: de son thé deux fois par jour, de son bain une fois par semaine". Le bouleau, que nous avons déjà rencontré plusieurs fois et que nous verrons encore, est l'arbre emblématique de la Russie. Il servait à bien des usages; les chaussures des moujiks étaient autrefois confectionnées en écorce de bouleau et, pendant la seconde guerre mondiale, son bois servit dans la construction des fameux avions yaks. La visite d'une autre maison offre l'occasion à notre guide de nous fournir quelques précisions sur les coutumes et le mode de vie des habitants du village. Les jeunes filles étaient initiées à la broderie et elle passait une partie de leur temps à fabriquer de véritables petits chefs d'œuvres propres à séduire le mari le plus exigeant. Chaque jeune fille possédait sa boîte à ouvrage en fer. La robe de mariage était artistement décorée et toujours de couleur rouge, la couleur de la beauté. On faisait le pain à la maison; on le cuisait dans un four monumental qui chauffait en même temps l'intérieur du logis; on couchait sur le haut du four ou sur des bancs de bois installés le long de lui. Le repassage du linge s'effectuait au moyen d'un rouleau de gros tissu que l'on faisait mouvoir au moyen d'une sorte de crochet fabriqué à partir d'une grosse branche sur laquelle une branche secondaire plus petite faisait un angle; la grosse branche, fendue en deux était dentée de petites encoches pour mieux entraîner le rouleau et la petite branche servait de poignée. Avant de quitter le village, je photographie quelques instruments agricoles: des araires rustique dont seul le soc, en forme de pelle, est en fer; et des traîneaux, véhicules d'hiver indispensables. Nous partons ensuite pour la
bourgade de Listvyanka, sur les bords
du lac Baïkal. Nous n'avons pas de chance: le temps est pluvieux et
nous ne pourrons pas jouir à plein de la beauté du paysage
environnant. A travers la brume, nous apercevons des collines boisées,
refuges d'une faune sibérienne où abondent les bêtes
à fourrure, dont les ours, ce qui, une fois de plus m'amène
à évoquer le Canada.
Nous flânons à travers le marché où, sur les
étals de bois couverts, sont exposés plusieurs variétés
de poissons fumés, séchés, salés ou accommodés
d'autres manières; à l'entrée on peut lire, en caractères
cyrilliques, que je traduis approximativement: omoul, kharious,
sig, trois variétés de poissons du lac Baïkal.
L'omoul est le poisson le plus pêché du lac; c'est
un salmonidé propre au Baïkal à la chair très
appréciée. Je n'ai pas d'information particulière
sur le kharious, si ce n'est qu'il s'agit d'une variété
d'omble. Quant au sig, appelé aussi poisson blanc,
c'est, comme l'omoul, un salmonidé qui, à la différence
de l'omoul, fréquente plutôt les bords du rivage; ces
deux poissons seraient issus d'un ancêtre commun voici environ 20000
ans. Ces trois espèces n'épuisent évidemment pas toutes
celles qui habitent les eaux du lac: on en compte des dizaines, appartenant
à plusieurs familles, et un bon tiers ne se rencontrent nulle part
ailleurs; citons, outre ceux déjà nommés, l'esturgeon,
le lavaret, la barbue, le silure, la carpe,
le golomianka, un poisson vivipare, transparent et très gras,
ainsi qu'une variété de chabot.
Les commerçants du marché ne vendent pas seulement des poissons. On trouve aussi sur les étalages des articles de l'artisanat local, fabriqués notamment avec de l'écorce de bouleau dont on faisait autrefois, on l'a déjà dit, la chaussure des moujiks, et des pierres locales semi-précieuses de couleur bleue, verte ou corail, brutes, sous forme de bijoux ou de sculptures de personnages totémiques ou d'animaux (dont l'inévitable ours) qui me font penser à l'art inuit. A côté du marché, une boutique offre aux touristes une large gamme de souvenirs plus ou moins conventionnels. De l'autre côté, par rapport à l'entrée, un restaurateur en plein air faire cuire, sur un réchaud rudimentaire, une sorte de paella locale. Nous quittons le marché en franchissant les flaques d'eau de pluie sur des planches posées sur le sol au niveau de l'entrée. Nous allons prendre un bateau pour rejoindre Port Baïkal, où notre train nous attend avec nos gros bagages que nous y avons laissés n'emportant avec nous que le nécessaire dans un sac. Le temps ne permet pas de profiter à plein de notre croisière. Le lac Baïkal est pourtant un lieu de villégiature qui attire de nombreux touristes. Plus grande réserve d'eau douce du monde, ce lac immense, véritable mer intérieure, posée comme un joyau dans l'écrin de la forêt sibérienne, et dont la profondeur atteint 1740 mètres, contient un volume d'eau équivalent à celui de la Baltique qui représente 20% de l'eau contenue dans toutes les rivières et les lacs du globe; sa célèbre transparence permet de voir, par temps clair, jusqu'à 40 mètres de profondeur, mais ce n'est pas le cas aujourd'hui; on l'appelle parfois la perle de la Sibérie et les Bouriates, qui vivaient sur ses berges, en avaient fait une mer sacrée. Il est entouré de montagnes sur les pentes desquels se succèdent bouleaux, peupliers et aulnes, vers le bas, puis cèdres (dont une curiosité végétale, le cèdre rampant), épicéas et sapins au fur et à mesure que l'on s'élève, et enfin les prairies couronnées de neige. Il possède une grande île, Orkhon, ce qui ajoute encore à ses attraits naturels. Il est alimenté par plus de 300 rivières, dont la Selenga qui prend sa source en Mongolie, et se déverse par l'intermédiaire de l'Angara dans l'Ienisseï près d'Irkoutsk. Il est né de l'effondrement du socle sibérien intervenu voici 25 millions d'années, ce qui en fait l'un des lacs les plus anciens de la planète. Comme l'enfoncement s'est poursuivi jusqu'à nos jours, une couche de sédiments très épaisse s'y est accumulée tandis que ses bords montagneux se relevaient, ce dont témoignent les terrasses lacustres qui le bordent. On y a recensé près de 2000 espèces animales et un millier d'espèces végétales dont la moitié au moins sont endémiques. On a déjà évoqué les poissons; l'un de ceux-ci, qui vit en profondeur, le coméphore, présente la particularité d'exploser si on le remonte trop vite; le lac Baïkal contient aussi environ 300 espèces de crustacés d'eau douce, soit le tiers des espèces de crevettes connues, dont une écrevisse minuscule qui pullule et contribue au nettoyage de l'eau du lac; parmi les autres curiosités, citons des éponges vertes, remontant au tertiaire, qui filtrent l'eau du lac et le débarrasse de ses impuretés, ainsi que le nerpa, un phoque d'eau douce, dont on ignore comment il est arrivé là; on dit qu'il serait venu en remontant les rivières à l'époque de la dernière glaciation. Sur les berges, dans les forêts, on rencontre l'ours brun de Sibérie, dont il a déjà été question, mais aussi des zibelines, des hermines, des écureuils, des renards (dont le renard bleu), des lynx, des gloutons, des putois, des élans, des cerf, des boeufs musqués, des moutons des neiges, des chevreuils, des lièvres et bien sûr des loups. Sur les eaux et sur la terre ferme, on peut aussi voir de nombreux oiseaux: mouettes, canards, oies, cygnes, hérons, grèbes, bécassines, tétras, perdrix, gélinottes, hiboux et chouettes, aigles dont les Bouriates pensent que l'un de ces rapaces fut le premier à recevoir le don chamanique et que celui qui le tue est immédiatement puni par la mort. Parmi les animaux il ne faut malheureusement pas oublier ceux contre lesquels il convient de se prémunir: tiques, moustiques et insectes volants de tous genres, friands de sang humain, que les Russes rassemblent sous l'appellation sommaire de "mochka"; le temps étant ce qu'il est, nous n'avons pas à nous en soucier et les produits achetés à la pharmacie de Roissy s'avèrent inutiles. En 1996, le lac Baïkal a été inscrit par l'UNESCO au patrimoine de l'humanité. La construction d'une usine de cellulose sur ses rives a suscité une légitime inquiétude; certes, la production de cette usine a été arrêtée en 2008, afin que l'entreprise prenne les mesures nécessaires pour éviter la pollution, mais on parle de la rouvrir sans que les investissements indispensables n'aient été réalisés. La petite gare de Port Baïkal est charmante, avec ses bâtiments de bois ouvragé. Notre train est déjà à quai. Mais nous pouvons nous promener avant de repartir. Port Baïkal est un petit village sans grand intérêt bâti sur le bord du lac et au pied de pentes déboisées sur lesquelles affleurent des rochers gris. Une vieille locomotive à vapeur, noire et rouge, très bien entretenue, y est exposée à l'air libre. Un peu, plus loin, une jetée avance dans le lac. Auprès de la voie, je remarque deux maison typiques assez jolie, l'une peinte en vert, et l'autre en bois naturel, joliment fleurie. Comme partout ailleurs, une palissade de piquets de bois enclôt les propriétés. Nous repartons le long du lac en empruntant la voie circumbaïkale, aujourd'hui abandonnée par le Transsibérien, qui longe le lac. Ceux qui le souhaite pourront se rendre sur la galerie découverte de la locomotive pour mieux admirer le paysage. Le temps ne s'y prête guère, mais avec un bon kway, on peut affronter les intempéries. Si nous ne voyons pas grand chose, au moins nous bénéficions d'un grand bol d'air et les quelques gouttes de pluie qui traînent dans l'air ne nous dérangent pas beaucoup. Des écharpes de brume enveloppent les rives escarpées du lac. Chemin faisant, nous rencontrons des sites gracieux qui doivent être agréables par beau temps; des pavillons le laissent supposer. Sapins et bouleaux se succèdent, penchés sur une eau que quelques légères vagues agitent. Parfois des rochers nus sont suspendus sur nos têtes, avant la traversée d'un tunnel. Des isbas sibériennes, accompagnées d'un potager, apparaissent sur la rive. Un bateau bleu et blanc quitte un embarcadère... Le temps s'est arrangé et nous allons pouvoir dîner sur l'herbe comme prévu. Le train s'arrête dans un endroit idyllique. D'un côté de la voie, une presqu'île montagneuse boisée avance dans le lac dans lequel elle se reflète sous un ciel redevenu bleu malgré la persistance de quelques nuages. De l'autre côté, des prairies bordent un plan d'eau, sous la verdure sombre des montagnes, au pied desquelles un village sibérien se blottit, au débouché d'une vallée. Le coin est charmant et c'est de ce côté que nous allons manger. Tout ou presque est déjà en place; cuisiniers et serveurs s'affairent, y compris la serveuse de notre wagon-restaurant dont une touriste a observé, sans charité mais assez justement, que sa jupe de plastique noir semble coupée dans un sac poubelle. On nous distribue de la boisson à volonté et je commets la sottise de prendre du vin que je jette bientôt discrètement. Décidément, mieux vaut en rester à la vodka. Notre guide féminine russe nous fait goûter l'omoul, apprêté de diverses manières, qu'elle a acheté à cette intention au marché de Listvyanka; c'est un poisson excellent, et la vodka lui convient bien. Pour le reste, nous disposons d'un buffet bien garni de légumes, de brochettes et de gâteaux. Ce repas champêtre au bord du lac est très réussi; j'en garderai un excellent souvenir. Avant de partir, je prends une dernière
photo du lac, légèrement teinté de rouge sous le soleil
couchant. C'est sans doute le sang du vieux pèlerin qui, selon
une légende sibérienne, s'arracha le coeur en haut d'une
montagne, pour créer le lac Baïkal, et ainsi offrir à
des errants le coin de paradis qu'ils cherchaient en vain depuis longtemps.
9ème jour: Oulan Oude (Les photos sont ici ) Vers 2 heures du matin, le train s'arrête dans une gare tout en marbre. Je descends sur la quai pour prendre des photos. Mais mon wagon est très éloigné des bâtiments, vivement éclairés dans l'ombre de la nuit, et je n'ose pas trop m'écarter de peur que le convoi ne parte sans moi. Je ne vois donc l'ensemble que de loin et sous les lumières jaunes, vertes et rouges, de la fée électricité. A petit matin, un paysage montagneux se déroulent
sous nos yeux. Des villages bouriates
apparaissent, protégés par des palissade en bois, avec leurs
maisons colorées, au milieu des arbres, et leurs jardins bien entretenus,
où verdoient des rangées de légumes; certaines toitures
à pentes cassées de diverses formes, comportant parfois un
larmier, sont originales par rapport à celles qui se rencontrent
chez nous.
Notre première visite est pour un théâtre où nous devons assister à un spectacle folklorique. Le théâtre est moderne et décoré de grandes fresques vivement colorées. Malheureusement le spectacle ne nous a guère convaincu. Nous nous sommes ensuite rendus sur la place principale de la ville (place Sovetov). Cette place immense, entourée d'immeubles qui paraissent neufs, est pavée d'un fond gris sur lequel ressortent des arrangements géométriques combinant deux nuances de rose. Au centre de la place trône une énorme tête de Lénine. Ce monument de 12 tonnes, reconnu le meilleur à l'Exposition universelle de Montréal, a été érigé sur la place en 1970, à l'occasion du 100ème anniversaire du chef de la révolution bolchevique. On dit que les oiseaux l'on toujours respecté et qu'il est resté indemne de fientes; les mauvais esprits prétendent qu'il est protégé par des petites piques; pour ma part, je pense plutôt qu'il leur fait peur. On raconte aussi que le sculpteur de cette tête colossale faillit être arrêté pour avoir oublié que toute représentation de Lénine devait montrer de son doigt la direction de l'avenir; mais il est évidemment impossible de vérifier la véracité de cette anecdote. Traditionnellement, les jeunes mariés viennent se faire photographier à son pied, ou plutôt devant son socle; un cortège nuptial est justement en train de procéder à cette cérémonie. Nous nous sommes ensuite portés à l'un des coins de la place, au débouché de la rue Lénine, où s'ouvre une autre place, moins grande, au pavage encore gris et rose, bordée de beaux immeubles parfaitement entretenus parmi lesquels l'Opéra. A côté de cet édifice s'élève la statue des deux premiers danseurs classiques bouriates. L'opéra a été rénové mais au-dessus de son entrée figure toujours un médaillon à l'effigie de Lénine sur un fond de drapeaux rouges. En suivant la rue Lénine, on passe sous un arc de triomphe élevé en mémoire du passage dans la ville du futur Nicolas II, encore prince impériale, en 1891. En arrière de nous, une colonnade blanche ferme de ce côté l'opéra aux murs beiges rehaussés de reliefs blancs et de bandeaux gris. A gauche de la rue Lénine, se trouve une belle maison ancienne que l'on nous dit être celle des enfants trouvés. Sur la droite, très en retrait par rapport à la rue, au fond d'un espace vide envahi par la végétation, un vaste bâtiment couvert d'un dôme, qui ressemble à un chapeau vert ou plutôt au sommet d'une yourte, abrite l'ambassade de Mongolie. Passé le croisement de la rue Sovetskaya, la rue Lénine devient piétonne. Elle est bordée de belles maisons aux façades peintes ayant appartenu à de riches marchants. L'une d'entre elles est ornées de statues façon cariatides, sauf que les personnages supportant la corniche sont des hommes au lieu d'être des femmes. Le tsar Nicolas II résida dans une autre maison dont la façade est percée de nombreuses fenêtres artistement décorées et dont le dessous du toit est recouvert d'une fine dentelle de boiserie. Au milieu de la rue, une statue représentant deux oiseaux qui s'envolent de concert symbolise la jonction des deux rivières: Ouda et Selenga. Sur une autre place, au pavage toujours rose et gris, se dresse un obélisque, que je suppose être un monument commémoratif de la Seconde Guerre mondiale, au sommet duquel on distingue les armes de l'ancienne URSS: la faucille et le marteau surmontées d'une étoile à cinq branches. A peu de distance, une chapelle blanche à bulbe vert (chapelle Tchasovnya) a été érigé, nous dit-on, en mémoire du passage du prince impérial, futur Nicolas II, qui fut assassiné à Ekaterinbourg. Un long bâtiment à arcades abritant des commerces nous est présenté sous le nom de caravansérail; sur le plan de la ville, il figure comme les Arcades commerciales. Au bout de la partie piétonne de la rue, sur la gauche, on aperçoit de vieilles maisons de bois restaurées et, de l'autre côté d'une rue que je pense être la rue Kuybysheva (de Kouïbychev (1888-1935), un ancien dirigeant bolchevik?), une charmante église orthodoxe blanche, aux toits bleus et aux coupoles dorées, côtoie un jardin d'enfants. C'est là que se termine notre visite d'Oulan Oude. Nous reprenons le train pour nous arrêter longuement dans une petite gare juste avant la frontière mongole. Les gardes frontières russes viennent nous enlever nos passeports qu'ils nous rapporteront une fois accomplies les formalités administratives. Cela va prendre beaucoup de temps et nous pouvons visiter le village, qui s'est construit autour de la gare. Beaucoup de voyageurs se précipitent au magasin du coin où ils font la queue pour acheter une bouteille de vodka meilleur marché que dans le train. Je vais y jeter un coup d'oeil mais la presse est trop grande et les produits proposés peu attractifs. Je préfère me promener dans les rues. Les maisons sont, comme dans les autres villages russes que nous avons aperçus le long de la voie, protégées par une palissade de piquets serrés. Un chemin de terre battu mène, le long de la voie ferrée, jusqu'au bout du village qui n'est pas bien grand. Des chevaux, de diverses tailles et robes, y sont rassemblés, autour d'une remise aux portes ouvertes; ils paraissent jouir d'une liberté complète; une jument, plus audacieuse que les autres, s'est écartée du troupeau pour paître l'herbe maigre au bord du chemin. On pourrait presque déjà se croire en Mongolie. Après une longue attente, nos passeports nous sont remis. Le train s'ébranle. De l'autre côte de la frontière, il s'arrêtera à nouveau, cette fois pour satisfaire aux formalités administratives et douanières mongoles. Il fait nuit et, comme les policiers mongols ne sont pas encore annoncés, je pose en évidence mon passeport sur ma table, je laisse la porte de mon compartiment ouverte, et je m'endors. Lorsque je me réveille dans la nuit, un peu plus tard, mon passeport a disparu. Je me rendors et, avant le matin, à l'heure de mes ablutions nocturnes, il est revenu. Je n'ai pas vu les policiers des frontières mongoles; on me dira que c'étaient des femmes. Notre séjour en Russie s'est achevé. Il serait prétentieux de supposer, qu'en un temps si bref, on a pu voir l'essentiel d'un aussi vaste pays. Je me bornerai donc à formuler seulement quelques impressions. Les paysages russes m'ont souvent rappelé le Canada, je l'ai dit à plusieurs reprises. L'architecture des villes est probablement tributaire de plusieurs influences, européennes mais aussi asiatiques; certes, il existe un style russe, mais il évoque souvent le baroque d'Europe centrale tandis que le goût pour le rouge et l'or, et l'existence des kremlins, font inévitablement penser à l'Asie; la Russie est réellement au carrefour de deux mondes. Je n'y ai pas senti cependant le dynamisme qui est si perceptible en Chine. La Russie semble ne pas s'être complètement remise du traumatisme causé par l'effondrement de L'URSS. Certes, elle paraît s'être réconciliée avec son passé, celui d'avant comme d'après la révolution, et à ce titre le monument de Koltchak à Irkoutsk est, à mes yeux, tout à fait symbolique; le tsarisme est réhabilité, mais la période soviétique marque encore fortement le pays de son empreinte. Ce pays possède beaucoup de souvenirs grandioses et admirables, dans plusieurs domaines, mais nous n'avons pas vu de réalisations contemporaines qui témoigneraient d'un nouvel élan: les églises reconstruites, par exemple, sont belles, mais ce ne sont que des imitations des monuments d'antan. On ne nous a pas montré d'édifices modernes, mais il est vrai qu'à Paris les touristes sont amenés plus facilement aussi à Notre-Dame qu'à la Défense et un visiteur ne ramène bien souvent qu'une idée fausse du pays qu'il a rapidement traversé. Beaucoup d'usines de l'époque soviétique ont été fermées et on n'entend guère parler des réussites de l'industrie. On a même parfois l'impression qu'on n'invente plus rien et qu'on ne produit plus grand chose en Russie. Il y a beaucoup d'automobiles dans les rues, mais elles sont presque toutes étrangères et, si ce pays semble assez bien approvisionné, il est probable qu'il le doit essentiellement à ses exportations de matières premières. Bref, tout se passe comme s'il était sur la voie du sous-développement. Ces impressions pessimistes sont corroborées par le sentiment d'un compositeur russe, Vladimir Martynov, rapporté un grand quotidien français du soir: "De même que nous avons une économie de rente, nous avons une culture de rente, figée dans le 19ème siècle." Plus grave, la population russe, menacée par l'alcoolisme, diminue très fortement, et des calculs montrent que, d'ici 50 ans, si rien n'arrête son déclin, la Russie pourrait être moins peuplée que la France! Malgré tout, la Russie, plus vaste pays du monde, possède de nombreux atouts et elle n'a certainement pas dit son dernier mot. Elle est le premier producteur mondial de gaz naturel et de nickel. Elle figure dans le peloton de tête des pays producteurs d'or, de diamants, d'uranium, de fer, de potasse, de zinc, de bauxite. Elle abriterait 26% des réserves de bois de la planète, 20% des réserves de charbon, de fer, de diamants... Elle est le seul pays industriel à être presque autosuffisant. Sa population est relativement faible pour tant de richesses. Mais il y a un hic: ces ressources se trouvent dans des régions où elles sont difficilement exploitables du fait du climat! Depuis le début du 21ème siècle, les investissements russes à l'étranger ont fortement progressé; ils se dirigent vers des entreprises hautement stratégiques et pourraient constituer un important moyen de pression de la Russie sur l'Europe, en plus des approvisionnements en hydrocarbures, à l'avenir. La Russie détient d'ores et déjà les secondes réserves de devises de la planète après la Chine; Moscou dispose d'un fonds souverain dit de bien être social de 32 milliards de dollars pour financer des prises de participations. La croissance reste soutenue et le produit intérieur a fortement progressé. Tandis que je rédige ces notes, la télévision française m'apprend qu'un gisement de diamants, qui représente cent fois les réserves mondiales connues jusqu'à ce jour, a été découvert en Sibérie dans les années 1970; les conditions d'exploitation sont difficiles mais devenues possibles avec les technologies actuelles. Voilà une autre source de richesse, avec le pétrole, le gaz et l'or, qui pourrait replacer la Russie au premier plan dans les années qui viennent, et donner même lieu à une nouvelle révolution industrielle, si on en croit les commentateurs. Au cours de la traversée de la Sibérie,
dans notre wagon-restaurant, notre accompagnateur-conférencier français
nous a réuni pour traiter différents sujets: l'histoire de
la Russie, la construction du Transsibérien, le chamanisme.
L'exposé était toujours bien documenté et très
intéressant. Nous étions pourvus d'écouteurs pour
n'en rien perdre.
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