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3ème
jour: Kazan - (Les
photos sont ici
)
Vers quatre heures du matin, je suis éveillé. Je décide d'aller faire ma toilette en espérant qu'à cette heure matinale la cabine sera vide. La compagnie du train a mis des serviettes à notre disposition dans chaque compartiment. Je me rase puis me lave sous une pomme amovible qui laisse couler une eau tiède parcimonieuse mais suffisante. Nul ne me dérange. Puis je regagne mon compartiment où je m'allonge pour compléter mon repos. J'ai emporté un réveil-matin que j'ai laissé à l'heure de Paris; il ne me sera d'aucune utilité. Le jour levé, je regarde défiler
le paysage derrière la vitre en attendant l'heure de me rendre au
wagon-restaurant pour y prendre mon petit-déjeuner. A la plaine
boisée a succédé une steppe herbeuse, ponctuée
ça et là de villages accompagnés de bosquets plus
sombres. Le sol est bosselé par endroits comme s'il avait été
fouillé. Aux approches de Kazan, des plans d'eau sont de plus en
plus fréquents. Certains sont formés par des méandres
de la Volga.
Nous nous arrêtons sur la place du 1er mai, à l'entrée du kremlin, aux pieds d'une imposante statue qui représente un homme aux mains liées dans le dos et aux jambes entourées de fil barbelé le regard perdu vers l'horizon en un geste de défi. Cet homme est le poète tatare au destin tragique Moussa Djalil (1906-1944). Engagé volontaire dans l'Armée rouge en 1941, il fut blessé et fait prisonnier en 1942. Les Allemands l'enrôlèrent de force dans la Wermacht et dès lors il passa pour un traître en Union soviétique où on le crut réfugié en Occident après la guerre. Cependant, il avait organisé un réseau de résistance antifasciste. Son réseau ayant été découvert en 1943, il avait été arrêté, torturé et incarcéré dans la célèbre prison berlinoise de Moabit. Condamné à mort, il avait écrit dans sa cellule Les Cahiers de Moabit où il décrit les souffrances, le courage et la foi en la victoire finale des soldats soviétiques. Cette oeuvre, retrouvée plus tard, lui valut d'être réhabilité et d'obtenir le titre de héros de l'Union soviétique en 1956. Six statues de lui existent en Russie dont une à Moscou. Derrière la statue de Kazan une plaque honore la mémoire d'autres combattants de la Seconde Guerre mondiale. Le kremlin de Kazan est moins important que
celui de Moscou mais il n'en est pas moins intéressant. Ses murs
blancs sont renforcés de tours rondes à poivrières
et de tours carrées couvertes d'un toit pyramidal. A l'intérieur
de l'enceinte, une rue qui le traverse sur toute sa longueur (Sheynkmana)
partage l'espace en deux. On entre à l'intérieur de l'enceinte
par la Tour Spasskaya (Tour du Sauveur), coiffée d'un toit en pyramide
octogonale surmonté d'une étoile, en passant sous un long
porche voûté qui donne une idée de l'épaisseur
des remparts. La Tour Spasskaya, possède son horloge et ses cadrans,
comme celle de Moscou. A gauche, après l'entrée, un plan
en couleur, aide le visiteur à s'orienter.
Nous prenons sur la gauche un chemin descendant face à une tour carrée coiffée d'un toit pyramidal à étages. Sur la droite, apparaît bientôt une vaste esplanade sur laquelle s'élève la mosquée Kul Charif, avec ses coupoles bleues et ses sveltes minarets blancs. Il s'agit d'un ensemble moderne, inauguré en 2005, qui fut construit après la disparition de l'Union soviétique, avec des fonds en provenance notamment d'Arabie saoudite et des Émirats du Golfe persique. La nouvelle mosquée remplace une mosquée ancienne qui fut détruite lors de la prise de Kazan par les troupes d'Ivan le Terrible qui fit alors édifier, dit-on, en trois jours à la place, une église de bois. Le tsar marquait ainsi sa volonté de convertir la population à l'orthodoxie, du moins celle qu'il n'avait pas exterminée. La nouvelle mosquée est la plus grande de Russie et même d'Europe en dehors de la Turquie. Nous y pénétrons, après avoir remplacé nos chaussures par des pantoufles de plastique qui nous ont été prêtées, et, par un escalier de 88 marches, nous montons jusqu'en haut d'où nous pouvons admirer l'architecture intérieure de la vaste rotonde où se réunissent les fidèles, hommes et femmes séparés. La mosquée sert de lieu du culte musulman mais aussi de musée de l'islam. A la sortie, nous tombons sur un couple de jeunes mariés musulmans qui se laissent complaisamment photographier; le jeune époux est tout de blanc vêtu tandis que la jeune épouse, dont le visage est encadré d'un fichu blanc, arbore les couleurs de la mosquée: pantalon blanc et tunique bleue. L'esplanade sur laquelle se dresse la mosquée est pavée de damiers de couleur rouges, bleus et blancs. Tout cela est neuf et très harmonieux. Notre accompagnateur français nous donne d'intéressantes précisions sur le caractère symbolique du chiffre 8 qui apparaît beaucoup dans la mosquée et sur les raisons pour lesquelles l'intérieur des mosquées est généralement aussi large que long, particularité qui serait due à la manière dont les caravanes se déplacent dans le désert. Malheureusement, il est interrompu par notre guide locale qui rappelle que le temps nous est compté, intervention dans laquelle on sent poindre un soupçon de jalousie. Nous avançons vers l'autre côté de l'esplanade, contournons des bâtiments pour remonter et nous débouchons face à une église orthodoxe: la cathédrale de l'Annonciation qui a remplacé, en 1561-62, l'église de bois construite par Ivan le Terrible. Cet édifice religieux est le plus ancien monument de l'histoire et de l'architecture de la ville. C'est une église russe classique où l'on sent néanmoins des influences tatares. En 1841–1846, l'édifice a été élargi au nord, au sud et à l'ouest. D'anciens petits autels sont devenus une partie du temple principal tandis que le réfectoire et le perron ont été démolis. La cathédrale a été fermée au mois de septembre 1918. Elle a été restaurée et rouverte pour le millième anniversaire de Kazan en 2005. Après avoir visité l'intérieur où les icônes abondent, nous allons sur l'arrière de l'édifice d'où on jouit d'une belle vue sur sur l'ensemble, lui aussi bleu et blanc, et sur la coupole centrale dorée entourée de bulbes bleus. La proximité au kremlin de cette cathédrale et de la mosquée est symbolique de la diversité des religions du Tatarstan; il existe d'ailleurs à Kazan un édifice composite dédié à tous les cultes et l'on y trouve aussi d'autres mosquées, églises ou synagogue. Derrière la cathédrale, on se trouve sur une éminence qui domine une partie de la ville et les deux rives de la Kazanka. A main droite, on voit l'ancienne Kazan, avec de beaux immeubles classiques colorés, au milieu d'espaces verts et, sur l'autre rive, des tours modernes estompées par la brume. Juste en dessous court la muraille crénelée de briques rouges de l'enceinte du kremlin. Nous revenons sur l'avant de la cathédrale. Un peu plus bas, diamétralement opposée à l'entrée du kremlin, sur le bord de l'allée centrale, se dresse une majestueuse tour de briques rouges. C'est la Tour Söyembikä (Suumbiké). Édifiée au 17ème siècle, elle porterait le nom de l'épouse des trois derniers khans de Kazan qui se serait jetée du haut pour échapper aux conquérants russes. Cette tour de 58 mètres, est l'un des monuments les plus intéressants de Kazan. Elle est penchée vers le nord-est, son aiguille étant aujourd'hui inclinée de 1,98 mètres par rapport à la verticale. Vers 1730, cette aiguille avait été couronnée par l'aigle à deux têtes russe qui fut remplacé par une lune d'or à l'époque soviétique. A droite de la tour, l'ancien palais du gouverneur est aujourd'hui la résidence du président de la République du Tatarstan. Le drapeau de la République flotte à son sommet. C'est un ensemble de bâtiments classiques construit par l'architecte Konstantin Thon. Entre le palais présidentiel et la tour Söyembikä, l'église du palais, est située à l'emplacement d'une ancienne mosquée Nous remontons l'allée centrale, entre de longs bâtiments administratifs blancs, depuis la tour Söyembikä jusqu'à la tour Spasskaya par laquelle nous sortons du kremlin. En contrebas de la place du 1er mai, derrière des sapins, une église orthodoxe exhibe ses bulbes et son toit verts. L'autobus nous emmène à un embarcadère sur les bords de la Volga. Nous allons participer à une courte croisière sur ce grand fleuve russe, partout navigable, grâce aux travaux accomplis pendant la seconde moitié du vingtième siècle et dans la vallée duquel se concentre, depuis la Seconde Guerre mondiale, une grande partie de l'activité industrielle russe. Malheureusement, le temps est pluvieux et la visibilité peu favorable. Des rafraîchissements et de la vodka nous sont offerts. Sur les berges, la présence de fortes grues nous laisse supposer que Kazan, au confluent de la Volga et de la Kazanka, est un important port fluvial. La Volga est le fleuve le plus long d'Europe (3700 km). Elle prend sa source près de Moscou, sur le plateau de Valdaï, pour finir sa course dans la Caspienne. Avec ses affluents, elle arrose plus d'un tiers de la Russie européenne. Elle est au coeur d'un système navigable qui relie Moscou à la mer Blanche, la Baltique, la mer d'Azov, la Caspienne et la mer Noire. 45% de la production industrielle du pays et 50% de la production agricole sont concentrés dans son bassin, ce qui ne va pas sans nuisances: plus de la moitié des cent villes de ce bassin comptent parmi les plus polluées de Russie. A l'issue de cette promenade en bateau, nous allons déjeuner. Après déjeuner, nous nous rendons dans une école de musique pour y entendre des élèves interpréter des oeuvres classiques. L'âge des exécutants varie de 9 à 18 ans. Tous maîtrisent déjà parfaitement leur art et, même les plus jeunes, se comportent en véritables artistes. C'est un plaisir de les voir et de les entendre. Certains professeurs russes n'hésitent pas à faire jouer leurs meilleurs élèves avec des orchestres renommés et sous la baguette des plus grands chefs. Cela valorise les jeunes interprètes et leur donne de l'assurance et ils semblent beaucoup apprécier ces méthodes. Le reste de l'après-midi est consacré à une promenade sur la rue Baumana (ou Baouman), avant de retourner prendre notre train. Nous nous rendons à la place Tukay (ou Toukaï), la place centrale de la cité, où des marchandes de fleurs vendent leurs pots et leurs bouquets à même la rue. Les fleurs sont très prisées des Russes; les fleuristes sont donc très nombreux dans les villes russes; on offre souvent une fleur, ou un nombre impair de fleurs, mais jamais un nombre pair réservé pour les funérailles. Nous remontons la rue piétonne Baumana en direction du Kremlin. La rue Baumana est l'une des plus ancienne rue de Kazan; elle existe depuis l'époque de la Horde d'or. On l'appelait autrefois la Grande Brèche car c'est là que la destruction de deux grandes tours permit aux troupes russes de s'emparer de la ville. Elle fut rebaptisée après 1917 du nom d'un révolutionnaire local, Nikolaï E. Baouman, tué en 1905 à Moscou. Aujourd'hui rénovée et bordée de boutiques, de cafés, de restaurants et de lieux de détente, elle est l'Arbat de Kazan. A son entrée, près de la place Tukay, une horloge sculptée, ornée de caractères arabes, oeuvre de I. Bachmakov, nous rappelle que, bien que seulement à environ 700 kilomètres de Moscou, nous sommes déjà dans un lieu où les influences de l'Asie centrale sont tout à fait perceptibles. Si la population parle russe, un autre langage, d'origine turque, est également en usage et les deux idiomes ont un caractère officiel. Notre guide locale ressemble d'ailleurs plus à une Turque qu'à une Russe. En remontant la rue, sur la gauche, nous apercevons, sur une petite place, une statue de Chaliapine, un enfant de Kazan. Entre autres célébrités natives de la ville, citons Gala qui épousa successivement Paul Eluard et Salvador Dali. A côté de la place, une haute tour de briques ne passe pas inaperçue; c'est le clocher de l'église de l'Épiphanie détaché de l'édifice principal; ce clocher fut bâti entre 1895 et 1897, selon les plans l'architecte H. Rouch, avec un financement du commerçant Ivan S. Krivonosov; il fut doté d'une cloche de 860 kilos en 1900; il remplaça, en 1909, l'ancien clocher de l'église qui fut démoli pour cause de vétusté; pendant la période soviétique, le clocher fut fermé, puis utilisé comme entrepôt et comme atelier; il fut rouvert et restauré dans les années 1990; il est occupé aujourd'hui par un musée consacré à Chaliapine et par une salle de concert. Haut de 63 mètres, cet édifice où se mêlent les influences russes, gothiques et orientales, est le plus élevé de Kazan. L'église de l'Epiphanie, à laquelle, comme on l'a dit la tour sert aujourd'hui de clocher, se trouve juste derrière et à demi masquée. Cet édifice du 18ème siècle succéda à une église de bois plus ancienne. Ses murs et ses toits, peints en bleu rehaussé de blanc, ses coupoles dorées, en font une église typiquement russe; vue de l'extérieur, elle ne semble pas en très bon état, la dégradation de l'enduit des murs laissant par place apparaître les briques. Chaliapine y fut baptisé en 1873. Un peu plus loin, sur la droite, un immeuble néo-grec, construit en 1914-1915, abrite la Banque nationale de la république du Tatarstan. Cet édifice remplaça une maison plus ancienne où vécut le mathématicien N. I. Lobatchevski. En 1908, la maison fut acquise par la Banque de Russie et, à l'époque de la guerre civile, une partie importante des réserves d'or de l'empire fut déposée dans le bâtiment qui l'avait remplacée. En 1919, au cours d'un raid sur Kazan, les troupes blanches de l'amiral Koltchak s'en emparèrent et les évacuèrent vers la Sibérie, afin de les soustraire à la Légion Tchèque. Une fraction de cet important magot finança l'achat au Japon d'armes qui ne furent jamais livrées pour lutter contre les bolcheviks; une autre fraction fut déposée dans des banques étrangères et le solde disparut mystérieusement; d'après notre guide locale, il pourrait être encore quelque part au fond du lac Baïkal. Encore plus loin, au milieu de la rue et en
face du théâtre d'art dramatique Vassili Katchalov, a été
placée la reproduction en bronze, en taille réelle, du carrosse
à deux places de l'impératrice Catherine II. Cette sculpture
collective originale est une copie d'une oeuvre réalisée
à la fin du 19ème siècle qui figure dans le musée
de la ville. Il attire la jeunesse qui semble aimer monter sur le véhicule
immobile pour s'y faire photographier. Au moment de notre visite, une jeune
fille blonde pose devant la voiture une colombe blanche dans les mains
et une autre sur sa tête.
Ici prend fin notre promenade. Nous revenons vers la place Tukay. Chemin faisant, nous croisons un groupe de policiers ou de militaires qui semblent tout droit sortis de l'époque soviétique. De l'autre côté de la place, sur un tertre de gazon, s'élève la statue d'un héros que je ne parviens pas à identifier. Il surplombe deux éléphants roses perdus sur la rue, entre l'intense circulation et des voitures à l'arrêt. De l'autre côté de la place, le buste de Lev Goumilev, un ethnologue et historien russe, fils de la poétesse Anna Akhmarova, trône en haut d'une colonne blanche; Goumilev doit cet hommage à son engagement auprès des Tatars pour défendre leurs droits. Le moment est maintenant venu de regagner la
gare où notre train ne nous attendrait pas. Ce soir, nous devons
avancer nos montres de deux heures. La seconde nuit dans le train reproduit
à peu près la première.
4ème jour:
Ekaterinbourg - (Les
photos sont ici
)
Nous approchons de l'Oural. C'est encore la
steppe, mais le paysage est un peu plus vallonné. Je remarque un
long bâtiment, que je suppose être celui d'une ferme, avec
son toit de tôle à deux pentes pourvu de plusieurs chiens
assis qui ne manquent pas d'élégance avec leurs toits à
quatre pentes (chacune des deux pentes étant cassées).
La ville fut fondée ex nihilo en 1723, sur décision de Pierre le Grand qui lui donna le nom de son épouse, par le militaire russe Tatishchef et l'ingénieur germano-hollandais de Gennin. Tatishchef choisit l'emplacement de l'usine fortifiée et de Genin la construisit et la fit fonctionner. Cette usine était destinée à exploiter les ressources minières métalliques de la région, riche en fer et aussi en métaux précieux. Tatishchef aurait cédé la place à de Gennin par suite d'un conflit qui l'opposait à l'une des grandes familles de propriétaires de la région, les Demidov. La première activité industrielle consistait à traiter du minerai de fer. Mais, progressivement, la ville, d'abord composée de maisons de bois, se développa et devint une importante place manufacturière et financière. Située à proximité de la frontière entre l'Europe et l'Asie, elle joua un rôle de premier plan pour favoriser les échanges et la pénétration russe au-delà de l'Oural. Elle fut une étape importante sur la route transsibérienne tracée à la fin du 17ème siècle. La découverte de mines d'or dans les environs accéléra encore l'expansion de la ville et, pendant longtemps, ses marchants bénéficièrent du monopole de son commerce. Au milieu du 19ème siècle, Ekaterinbourg était devenu un important centre culturel avec une école des mines, une société de recherches minières, un musée de la mine, et un théâtre. La construction du Transsibérien lui donna un nouvel essor. En 1917, elle adhéra rapidement à la révolution et la famille impériale y fut assignée à résidence avant d'y être assassinée. En 1924, elle fut débaptisée pour devenir Sverdlovsk du nom du révolutionnaire Sverdlov, proche de Lénine, qui serait l'un des responsables de l'assassinat des Romanov. Pendant les années précédant la Seconde Guerre mondiale, son développement se poursuivit. De nombreuses usines, accompagnées de logements, de boutiques, d'écoles et d'hôpitaux furent construites, ce qui entraîna un triplement de la population. En 1940, la ville comptait 12 institutions d'enseignement supérieur, 30 écoles techniques, 100 écoles secondaires, 166 bibliothèques, 7 musées et 5 théâtres. Pendant la guerre, Ekaterinbourg se transforma en un puissant arsenal militaire de l'arrière. Ses usines furent converties dans la fabrication de matériel militaire. Plusieurs entités scientifiques et culturelles moscovites s'y réfugièrent, loin des menaces allemandes. La ville garda ce rôle pendant la guerre froide et son accès aux touristes étrangers fut interdit pendant plusieurs années. En 1960, c'est dans ses environs que fut abattu l'avion espion américain piloté par Francis Gary Powers. Aujourd'hui, Ekaterinbourg, qui a retrouvé
son nom du temps du tsarisme, avec son million et demi d'habitants, est
l'un des centres d'affaires les plus importants de Russie. C'est aussi
un important noeud ferroviaire et un centre industriel et culturel majeur.
Malheureusement notre bref passage ne nous permettra pas d'y voir grand-chose.
De l'usine initiale, il ne reste presque rien, à part le barrage, plusieurs fois remanié, et un ancien château d'eau qui s'élève à proximité de la statue des fondateurs de la ville. Cette statue se trouve en haut de quelques marches, sur une place dallée de carreaux roses et gris, sur une des berges de la rivière, au niveau du barrage. De là, on aperçoit, de l'autre côté de l'avenue Lénine, la belle maison baroque, joliment peinte et décorée, d'un riche excentrique: Nikolaï Sevastianof; la destination de ce bâtiment de prestige est imprécise: elle servirait parfois à loger de hautes personnalités. Un musée de l'Architecture et de l'Industrie se trouve derrière le château d'eau. Après cette brève présentation d'Ekaterinbourg, nous partons en direction de la cathédrale sur le sang versé. Chemin faisant, nous passons devant une statue du maréchal Joukov; la popularité de ce général prestigieux, vainqueur de la bataille de Moscou, pendant l'hiver 1941-1942, portait ombrage à Staline qui l'avait éloigné dans l'Oural. Un peu plus loin, un monument moderne a été élevé aux soldats russes tombés en Afghanistan. La cathédrale sur le sang versé a été construite, après la chute du régime soviétique, sur l'emplacement de la maison qui vit périr les Romanov. Boris Eltsine, un enfant de la région, qui la dirigeait à l'époque, avait fait raser cette maison, car elle attirait trop de pèlerins. Paradoxalement, c'est sous sa présidence que la cathédrale a été édifiée. Il est vrai qu'entre temps, Boris Eltsine, ex-bon camarade, était devenu un adversaire résolu du communisme! Cette cathédrale, de plein pied d'un côté, s'élève de l'autre sur une éminence. Sur l'escalier qui y mène depuis le bas, un groupe de statues représente la famille impériale sacrifiée. A gauche de l'escalier, sur le mur qui soutient le terre-plein, les membres de la famille impériale apparaissent sur une grande affiche, auréolés comme si le martyr les avait sanctifiés. L'édifice respecte l'architecture russe traditionnelle. A l'intérieur de la nef, dans le fond, un double escalier conduit jusqu'à un endroit où l'on peut voir l'emplacement de la pièce où la famille impériale fut massacrée. De nombreux témoignages de ce tragique événement sont parvenus jusqu'à nous, sans éclaircir tous les mystères. On en connaît cependant à peu près le déroulement. Les gardiens de la famille impériale et de ses serviteurs ayant reçu l'ordre de mettre discrètement à mort leurs prisonniers, des bourreaux furent désignées. Deux gardes se récusèrent. Ceux qui acceptèrent furent munis de pistolets de différents calibres. La famille impériale fut invitée à descendre dans le soubassement de la maison Ipatiev, où elle était retenue avec ses serviteurs, sauf un jeune garçon qui avait préféré la quitter et qui eut de ce fait la vie sauve. En bas, un garde lut la condamnation à mort et aussitôt les pistolets crépitèrent. Le tsar fut semble-t-il tué du premier coup mais il n'en alla pas de même des autres personnes. Certaines tentèrent de se protéger et les bijoux, cachés dans les vêtements des femmes, affaiblirent l'impact des projectiles ou les dévièrent. Les blessés furent achevés à la baïonnette, parfois à terre. Les morts furent dépouillés et transportés dans une voiture jusqu'à un puits de mine où ils furent ensevelis. Les serviteurs présents de la famille impériale subirent le sort de leurs maîtres. Dans un premier temps, le massacre resta secret ce qui accrédita les rumeurs, très vraisemblablement fausses, selon lesquelles la grande duchesse Anastasia aurait survécu. Il y eut donc de fausses grandes duchesses, comme il y eut en France des faux dauphins et même une fausse dauphine. Plusieurs questions se posent: pourquoi la famille impériale a-t-elle été mise à mort sans jugement alors que Lénine semblait en souhaiter un? Qui donna l'ordre de l'exécution? La réponse à la première question est relativement simple: il fallait à tout prix éviter que la famille impériale ne soit libérée par l'armée de l'amiral Koltchak qui, partie de Sibérie, progressait vers Moscou; certaines de ses unités atteignirent même Kazan, comme on l'a vu. Le tsar à la tête des armées blanches eût été un point de ralliement et eût présenté un danger mortel pour le jeune pouvoir bolchevik. De plus, il fallait faire disparaître en même temps des témoins d'autant plus dangereux qu'ils étaient fidèles, d'où l'exécution des serviteurs. La réponse à la seconde question est toujours l'objet de débats car aucun ordre écrit n'a été retrouvé et les témoignages ne permettent pas de trancher. Il est probable que le sujet de la mort du tsar et de sa famille a été traité à Moscou et on pense que Sverdlov, proche de Lénine, a joué un rôle important dans les discussions. Mais on ne sait pas, et on ne saura sans doute jamais, si l'ordre de tuer est venu formellement du centre ou si les gardes ont agi dans l'urgence, de leur propre initiative, étant entendu qu'ils avaient certainement reçu mission de faire en sorte que le famille impériale ne tombe pas vivante aux mains des ennemis de la révolution. Le palais
Rastorguyev-Kharitonov est situé non loin de la cathédrale
sur le sang versé. Cet ensemble néo-classique fut construit
en 1794 par le commerçant et propriétaire vieux croyant
Lev Rastorguyev, sur la colline de l'Annonciation,
à peu près en même temps que l'église qui porte
le nom de la-dite colline. En 1824, le gendre de Rastorguyev, Pyotr Kharitonov,
en hérita et y fit faire des aménagements sous la forme de
passages couverts. Il lui adjoignit également un jardin anglais.
La dureté de Kharitanov envers ses serfs nourrit une légende
selon laquelle il enfermait ses paysans dans des passages secrets pour
le y torturer. En 1837, il fut condamné pour sa cruauté à
la prison à vie. En 1930, le palais restauré devint la maison
des pionniers (jeunesse communiste). En 2000, les autorités du district
fédéral de l'Oural décidèrent d'en faire la
résidence officielle de leur président mais, devant la levée
de bouclier que cette décision souleva, le projet fut abandonné.
Nous nous dirigeons ensuite vers l'Oural. Au hasard de notre cheminement, nous passons devant la statue de Sverdlov, toujours debout, malgré la réhabilitation des Romanov. Notre guide nous affirme que le révolutionnaire, représenté en pleine marche, doit à la qualité artistique de l'oeuvre d'être encore sur son piédestal. Personnellement, j'en doute. La chaîne de l'Oural, qui marque la frontière entre l'Europe et l'Asie, s'étend sur environ 2000 km. Malgré son nom, qui vient de sommet en finno-ougrien, elle n'est pas très élevée, son point le plus haut ne dépassant pas 1895 m (mont Narodnaïa). La région fut fortement industrialisée à l'ère soviétique mais a décliné depuis la décomposition de l'URSS. Elle est réputée pour ses pierres dures et semi-précieuses. Les pentes de ses monts sont couvertes de conifères. La forêt tient un rôle important en Russie. On estime que le quart de l'humanité respire de l'air russe et beaucoup de Russes y vont chercher de précieux compléments alimentaires: champignons et baies diverses. Raison de plus pour préserver ce poumon de l'humanité. Mais ce n'est plus le cas depuis la chute de l'Union soviétique. Effet pervers de la privatisation, les nouveaux exploitants n'ont plus les moyens de l'entretenir. Et les incendies y font parfois des ravages. La frontière est marquée par un monument au centre duquel s'élève une colonne rose. Le piédestal carré de cette colonne repose sur une vaste estrade circulaire sur laquelle on monte par un escalier. Une rampe grillagée court le long de l'escalier et autour de l'estrade. Des bancs disposés sur les bords permettent aux visiteurs de se reposer. D'un côté de l'escalier s'affiche, en caractères cyrilliques dorés, le mot Europa et de l'autre côté le mot Asia. Un en cas, accompagné de champagne caucasien, nous est offert pour célébrer notre passage en ces lieux symboliques. Pendant le voyage de retour vers Ekaterinbourg, notre guide locale nous parle des légendes de l'Oural qu'illustra l'écrivain populaire Pavel Petrovitch Bazhov, auteur de La boîte de Malachite. Né dans une famille pauvre, Bazhov entreprit des études religieuses avant de participer à des activités révolutionnaires. Il enseigna le russe quelques temps avant la Première Guerre mondiale. En 1918, il s'engagea dans l'Armée rouge et se battit dans l'Oural contre l'armée blanche. Ensuite, il eut une activité de syndicaliste avant de se lancer dans la littérature qui lui valut la notoriété. Notre guide locale nous fait passer de main en main une pierre verte ornée d'un petit lézard; c'est de la malachite, un carbonate de cuivre supposé receler des vertus médicinales. Notre dernière visite à Ekaterinbourg est pour l'ancienne gare, un joli bâtiment rouge et blanc devant lequel sont disposées des statues de cuivre, en groupe ou isolées, amusantes et très réalistes, comme on en trouve dans les villes chinoises, notamment à Kunming et à Shanghai. Puis nous nous dirigeons vers la nouvelle gare
pour y reprendre notre train. Ce soir, il faudra avancer notre montre d'une
heure.
5ème jour:
Novossibirsk - (Les
photos sont ici
)
Nous voici en Asie et, plus précisément en Sibérie. C'est maintenant la Taïga qui déroule ses taillis, ses buissons et ses prairies, le long de la voie ferrée. Les villages sibériens, avec leurs isbas colorées, me font penser à nouveau au Canada. Il est vrai que je ne connais pas l'Europe du Nord. On trouve en Sibérie beaucoup de fossiles de mammouths qui disparurent de la terre voici environ 2000 ans. La plupart sont en morceaux, mais il arrive que l'on en découvre entiers, parfaitement conservés dans le sol gelés. Ce véritable minerai pour paléontologues est la proie des chasseurs de défenses. Les bijoux en os de mammouth font fureur dans certains milieux! La Sibérie fut conquise pour la Russie par des aventuriers épris de liberté qui souhaitaient d'abord se soustraire à la domination du tsar. Mais, une fois les premières implantations acquises, le pouvoir central reprenait la main et peuplait le pays en y envoyant les personnes turbulentes qu'il souhaitait éloigner, incitant ainsi les esprits libres à aller toujours plus loin, pour se soustraire à la redoutable férule du tsarisme. Paradoxalement, la Sibérie fut donc à la fois un bagne et une terre de liberté et ce double aspect continue de la marquer profondément. L'aventure débuta sous le règne d'Ivan IV le Terrible, lorsque le héros du peuple cosaque, Iermak, mena une expédition dans la région, de 1581 à 1585. Plusieurs villages et places fortes furent alors établis à Tioumen (1586), Tobolsk (1587), Obdorsk (aujourd'hui Salekhard) (1595) et Tomsk (1604), et le processus décrit plus haut fut enclenché. Très rapidement, la Sibérie devint un lieu de déportation; dès le 17ème siècle, les vieux croyants, qui refusaient les réformes rapprochant l'orthodoxie russe de l'orthodoxie grecque, s'y exilèrent, volontairement, pour fuir les persécutions religieuses, ou de force, déportés par les autorités; plus tard, ce fut le tour des opposants politiques. Novossibirsk fut fondée en 1893, près
du pont du Transsibérien qui enjambait l'Ob. De 1893 jusqu'en 1925,
elle se nomma Novonikolaïevsk, du nom du tsar Nicolas II. Les principaux
bâtiments de la cité sont la cathédrale Saint-Alexandre-Nevsky,
premier édifice en pierre à y avoir été construit,
entre 1896 et 1899, la gare du Transsibérien et le théâtre
d'opéra et de ballet, le plus grand de Russie, lequel se trouve
au coeur de la ville, près de l'Avenue Rouge (Krasny Prospekt).
Novossibirsk compte 1,4 millions d'habitants, ce qui en fait la troisième
ville de Russie et la première de Sibérie. Elle possède
un métro. A une trentaine de kilomètres du centre ville,
Akademgorod (la cité des Académiciens) offre, depuis 1957,
un cadre agréable aux scientifiques russes de plusieurs disciplines.
Novossibirsk est une cité industrielle où l'on fabrique des
machines et surtout un important centre d'échange entre l'est et
l'ouest grâce à la présence du Transsibérien.
En 1931, l'entrée en service du Turksib, la ligne de chemin
de fer reliant la Sibérie au Turkestan, afin de favoriser l'intégration
dans l'URSS des républiques d'Asie centrale, accrut encore l'importance
de Novissibirsk comme noeud ferroviaire de premier plan. La ville bénéficie
d'intenses activités scientifiques culturelles et sportives.
Sur le quai de la gare, nous sommes accueillis par la statue blanche d'une femme une main levée, comme pour saluer quelqu'un qui s'en va, et de l'autre tenant un enfant. Le groupe est typiquement soviétique. Sur le mur gris, une plaque dorée honore les soldats sibériens de la Seconde Guerre mondiale. Ce sont des unités sibériennes qui sauvèrent Moscou pendant l'hiver 1941-1942; elles avaient pu être retirées de Sibérie grâce aux informations fournies par Richard Sorge, lequel espionnait le Japon, qui prévint les dirigeants d'Union soviétique que l'empire du Soleil levant n'avait pas l'intention d'attaquer l'URSS; Sorge paya de sa vie, dans les prisons nippones, cette information décisive. Un groupe folklorique accompagné d'un accordéoniste nous donne une aubade. Chants et danses se succèdent avant que l'on ne partage avec nous le pain et le sel, selon la tradition sibérienne, sur un parquet pavé de plaques grises et roses, couleurs que paraissent affectionner les Russes pour leurs sols. Les costumes des danseuses évoquent l'exubérance colorée de l'architecture religieuse russe; certaines portent sur la tête un foulard rouge qui déborde de part et d'autre de leurs oreilles, comme les coiffes de l'Egypte antique, ce qui leur donne des allures d'églises tournantes et sautillantes. Un CD du groupe étant en vente, je l'achète (pour en écouter un extrait, cliquez ici). La gare de Novossibirsk est l'une des plus grandes de Russie. Elle épouse, dit-on, la forme d'une locomotive, ce qui n'est pas évident à première vue. Elle est peinte de tons pastels où le vert tendre domine. Devant elle s'étend une vaste place bordée de bâtiments relativement bas de style soviétique. Notre première visite est pour la salle de l'Opéra effectivement impressionnante. De très nombreuses statues blanches décorent le déambulatoire qui en fait le tour, sous la coupole. Pendant notre visite, des ouvriers s'affairent à monter un gigantesque décor avec des effets de lumière. Dans une salle du rez-de-chaussée sont exposées des photos de représentations des principales pièces du répertoire parmi lesquelles nous identifions: Carmen, Boris Godounov... De l'extérieur, le bâtiment revêt la forme néoclassique, massive et lourde, qui caractérise l'architecture soviétique. Il s'en dégage une impression de puissance plutôt que d'élégance. Devant l'Opéra s'étend un vaste square, fleuri et arboré de conifères, que ferme, le long d'une avenue, une vaste terrasse sur laquelle se dressent les énormes statues de Lénine et d'un groupe armé symbolisant l'alliance, dans la lutte, des ouvriers, des gardes rouges et des paysans. C'est massif et sans grâce. On se sent presque écrasé par le message. L'Union soviétique est toujours là, bien présente. D'ailleurs, ne sommes-nous par sur l'Avenue Rouge? Un peu plus loin, au milieu de la rue, une chapelle orthodoxe, blanche et grise, brille de l'or de sa coupole: c'est la chapelle Saint-Nicolas. Notre seconde visite est pour le Musée
d'Histoire et d'Ethnographie. On y expose d'intéressantes pièces
concernant les populations de Sibérie. Dans la première salle,
un coin est réservé aux Scythes, des peuples nomades, d'origine
indo-européenne, qui vécurent, du 7ème siècle
au 3ème siècle avant notre ère, dans les steppes eurasiennes;
on y voit une tombe et un cheval harnaché. Dans une autre salle,
figurent des intérieurs d'isbas ou de yourtes sibériennes,
notamment bouriates; les Bouriates sont un peuple d'origine mongole sur
lequel nous aurons l'occasion de revenir. J'ai également noté
la présence de costumes et de tambours de chaman, le chamanisme
étant une ancienne religion de Sibérie qui connaît
actuellement un regain de faveur auprès des populations bouriates
et mongoles; nous aurons une conférence très intéressante
de notre accompagnateur français sur cette religion. Les souvenirs
de l'Union soviétique ne sont pas oubliés: affiches de propagande
anticapitaliste (Anglais, Américains et Français dans le
même sac), drapeaux rouges frappés de la faucille et du marteau,
photographies, souvenirs de la Seconde Guerre mondiale et même une
charrue symbolique confectionnée
avec des armes, pour les soldats redevenus laboureurs!
Notre troisième visite est pour les ponts sur l'Ob. Nous nous rendons sur les bords de la rivière. Celle-ci est gelé environ 150 jours par an et les bateaux y sont alors remplacés par des patineurs. Plusieurs ponts la franchissent, dont un pont ferroviaire. L'ancien pont ferroviaire du Transsibérien a été remplacé et il a été conservé comme témoignage du passé, avec une statue du tsar Alexandre III qui fut à l'origine du projet de construction d'une voie de chemin de fer traversant la Sibérie, à l'écartement différent des voies des autres pays, pour permettre à la fois d'assurer une meilleure main-mise du pouvoir sur la région et protéger la Russie des invasions étrangères. Notre conférencier français nous donnera d'intéressantes précisions sur ce sujet. Au cours de notre visite, nous avons la chance de voir un train franchir le fleuve sur le nouveau pont ferroviaire, parallèle à l'ancien, déposé maintenant sur la berge, en haut de deux socles de béton, perpendiculairement à l'Ob, avec la statue du tsar derrière. Notre dernière visite est pour le marché de la ville abondamment approvisionné de fruits et de légumes qui viennent tous d'ailleurs. Les étals sont très colorés et les commerçants font volontiers goûter leurs marchandises. On y trouve toutes sortes de fruits secs et de graines. Assoiffé, je parviens même à obtenir, par gestes, une bouteille d'eau minérale. Un incident perturbe alors notre voyage: un couple de notre groupe doit rentrer d'urgence en France par suite du décès d'un de ses proches; notre accompagnateur doit s'occuper des formalités, ce qui n'est pas une mince affaire. On nous offre de poursuivre la visite et de rejoindre la gare à pied, notre autobus emmenant directement à celle-ci ceux qui le souhaitent, en compagnie de notre accompagnateur. Fatigué, je choisi la seconde option. A la sortie du marché, je remarque le tonneau sur roues d'un marchand de kvas ambulant; j'aimerais goûter à cette boisson traditionnelle russe, une sorte de bière pétillante, faiblement alcoolisée, obtenue par la fermentation du pain, parfumée ou non aux fruits; je n'en aurai malheureusement pas le temps et je me contente d'admirer et de photographier une petite église orthodoxe aux murs blancs, aux toits verts, aux coupoles et au clocher doré, dont je ne saurai jamais le nom. Il nous faut encore avancer nos montres de
deux heures.
Nous continuons notre chemin à travers la Sibérie. La matinée est consacrée à une rapide visite de Krasnoïarsk. Avec près d'un million d'habitants, cette ville est la troisième de Sibérie. Elle fut fondée en 1628, sous la forme d'une forteresse frontalière (ostorg) par des militaires cosaques dirigés par Andreï Doubenskoï. Elle prit le nom du "ravin rouge" où elle avait vu le jour. A l'époque tsariste, elle fut un lieu de relégation des prisonniers politiques. Au 19ème siècle, elle reçut ainsi la visite forcée de décembristes et de rebelles polonais. Les décembristes étaient des militaires aristocrates russes partisans de réformes, et notamment de l'abolition du servage, qui tentèrent un coup de force en décembre 1825. Quant aux Polonais, il s'agissait des patriotes qui contestaient le joug russe pesant sur leur pays depuis son partage et surtout depuis la chute de Napoléon en 1814-1815. La création de la route sibérienne, du 16ème au 18ème siècle, puis la découverte de gisements aurifères, et enfin la construction du Transsibérien, en 1895, stimulèrent le développement de la ville. A la fin du 19ème siècle, elle possédait plusieurs usines et ateliers ferroviaires. La révolution de 1917 accentua son évolution industrielle grâce aux plans quinquennaux élaborés par le nouveau pouvoir; une importante papeterie, un port fluvial, des chantiers navals et un grand barrage, le second de Russie et le cinquième du monde, y furent aménagés. Krasnoïarsk continua malheureusement d'être aussi un lieu de déportation où des camps de travail furent ouverts. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, le développement de Krasnoïark bénéficia de la délocalisation d'entreprises de l'ouest. Une fois la guerre terminée, de nouvelles usines métallurgiques y furent construites. L'effondrement de l'Union soviétique entraîna la privatisation des entreprises; un certain nombre d'entre elles firent faillite et disparurent; le chômage fit son apparition avec son cortège de troubles sociaux. Krasnoïarsk possède un potentiel scientifique et culturel de premier plan. Outre près de 200 établissements d'enseignement supérieur, on y trouve plus de 50 académies et associations de l'Académie des sciences de Russie, 47 instituts des recherches scientifiques, 12 instituts d'éducation supérieure, 35 collèges techniques et 138 écoles publiques; cette ville est ainsi aujourd'hui un centre académique et scientifique majeur en Sibérie; il y a aussi 8 théâtres, 5 musées, 100 bibliothèques publiques, 67 clubs et maisons de la culture. Ensuite, nous gagnons la rue des Décembristes, ce qui donne l'occasion à notre guide local de nous dire quelques mots de ces militaires nobles idéalistes qui se soulevèrent pour abolir le servage, ce qui value à certains la mort et aux autres la proscription. Nous passons devant l'église polonaise catholique de la Transfiguration, un bâtiment de briques rouges, érigé en 1908 et 1910, dont l'architecture néo-gothique germanique n'a rien à voir avec celle des églises russes. Cette église en remplaçait une autre, construite au milieu du 19ème siècle pour les catholiques polonais venus s'établirent dans la ville, parfois de leur plein gré, mais souvent contraints et forcés, laquelle était devenue trop petite. Nationalisée en 1922, fermée en 1936, dans le cadre d'une campagne d'athéisme, elle fut convertie en station de radio ce qui lui valut d'être préservée. En 1982, un orgue y fut installé et des concerts y furent donnés. En 1993, elle fut rouverte au culte, mais ce n'est que récemment qu'elle retrouva pleinement son usage religieux primitif, par suite de l'ouverture d'une nouvelle salle de concert. Dans la rue des Décembristes, nous longeons les bâtiments d'une vaste usine aujourd'hui sans activité, comme tant de lieux industriels chez nous et en Russie. Dans la rue Bograda (que je suis tenté de traduire par Belgrade), nous nous arrêtons devant une maison de bois russe traditionnelle qui devait appartenir à une personne fortunée. Ses vestiges méritent encore l'admiration. Dans la rue Gorki, qui lui est perpendiculaire, d'autres isbas anciennes, bien conservées ou restaurées, sont encore debout. De l'autre côté de la rue Gorki, le Parc central s'étend sur une superficie de 15 hectares, jusqu'aux rives de l'Ienisseï; ce parc était naguère un jardin municipal qui fut converti en 1934 en Parc de la Culture et du Repos A. M. Gorki; depuis 1956, il héberge le premier train pour enfants de la Russie. Au carrefour des rues Gorki et Karl Marx, se trouve une vaste maison ancienne de très belle facture. Malheureusement, il reste bien peu de maisons de bois anciennes à Krasnoïarsk qui fut ravagée par un incendie en 1773. Nous prenons la rue Karl Marx en direction
de la rivière. Nous nous arrêtons le long du parc en face
de la place principale de la ville sur laquelle se dresse l'inévitable
statue de Lénine. Ce dernier, comme dans toute les villes de Russie,
possède également sa rue; comme on vient de le voir, la plupart
des rues de Kranoïarsk portent des noms qui se réfèrent
aux révolutions russes mais aussi étrangères. La place
est entourée de bâtiments administratifs de style néoclassique
soviétique. Celui du milieu, derrière Lénine, est
dépassé sur ses deux extrémités par deux tours
construites en arrière de lui, ce qui lui vaut le surnom, quelque
peu irrévérencieux, de bâtiment aux oreilles d'âne
(comme si ce lieu, qui abrite les autorités, était coiffé
du bonnet traditionnel des mauvais élèves!) Notre guide nous
fait observer, dans le lointain, un clocher qui dépasse largement
les toits de la ville; c'est celui de la chapelle
Sainte-Parascève; cette chapelle, construite en 1805 sur une
éminence, à l'endroit où se trouvait autrefois la
tour de garde du poste cosaque, domine les alentours; de là, on
y jouit d'un beau point de vue sur la ville, le fleuve et la taïga
environnante. La chapelle Sainte-Parascève est l'un des symboles
de Krasnoïarsk; elle figure sur les billets de 10 roubles russes.
Nous nous rendons sur les bords de l'Ienisseï longé par un boulevard bordé d'immeubles récents de bonne facture. Il fait un temps superbe, les berges sont boisées et fleuries; des bancs permettent de s'y reposer; des îles converties en parcs de loisirs s'étendent paresseusement au milieu de l'eau; un pont ferroviaire, celui du Transsibérien, traverse le fleuve à proximité. A l'horizon, les monts Saïan, couverts de forêts, où se trouve la réserve naturelle de Stolby, complètent agréablement le paysage. Le lieu est enchanteur et il a séduit Tchékov. On a peine à imaginer que cet endroit servit naguère de lieu de relégation! Mais je me souviens avoir eu la même pensée en visitant les îles du Salut, en Guyane. C'est que tout est une question de regard et qu'un touriste libre n'a certainement pas la même vision d'un lieu que le prisonnier éloigné des siens par la force, sans parler de la rigueur du climat d'une région que nous voyons au meilleur moment! Notre guide nous emmène de l'autre côté du pont de chemin de fer devant la façade d'un curieux bâtiment de style égyptien ancien. Rien n'y manque, ni l'obélisque devant l'entrée, ni les hiéroglyphes de la façade. C'est le musée régional d'ethnographie de Krasnoïarsk qui n'ouvrit ses portes qu'en 1930, mais les collections étaient déjà rassemblées avant depuis longtemps. Nous passons ensuite devant un monument élevé en l'honneur d'Anton Tchekhov. Sa statue est accompagnée d'un énorme bloc de granit rouge sur lequel se lit, en écriture manuscrite, une des phrases de l'écrivain vantant la beauté des rives de l'Ienisseï. Tchekhov passa à Krasnoïarsk en 1889, sur le chemin de l'île de Sakhaline où il se rendait; il s'intéressait au sort des prisonniers, dont de nombreux politiques, qui étaient envoyés dans cette île transformée en bagne; il en revint avec des écrits qui émurent l'opinion publique, et ce témoignage incita le pouvoir tsariste à nommer une commission chargée d'étudier le problème. Dans ses textes, Tchekhov loue la beauté des paysages sibériens et l'esprit de liberté de ses habitants, mais déplore aussi leur pauvreté et leur arriération. Derrière le monument, une fontaine, avec des jets d'eau qui ruisselle sur des gradins, rafraîchit l'atmosphère. Au centre de la fontaine, une statue représente le fleuve Ienisseï et, de chaque côté, au bord des deux escaliers qui mènent à une place plus haute, des statues de jeunes femmes symbolisent les autres rivières de Sibérie. Ce sont des danseuses de ballet russes qui ont servi de modèles et les statues sont paraît-il facile à reconnaître par les initiés. La place, au-dessus de la fontaine, est fermée sur la gauche par le théâtre-Opéra. On y trouve la statue d'un génie au sommet d'une colonne qui semble veiller sur une fontaine ronde. Ici s'achève notre visite de Krasnoïarsk; nous regagnons la gare en transport en commun. Nous passerons notre après-midi dans le train. Nous avançons à travers la Sibérie, sa taïga, ses bosquets de bouleaux, ses forêts sombres, ses prairies de fleurs violettes qui me rappellent mon Auvergne natale, et ses villages, protégés comme autrefois de l'extérieur par des palissades de pieux serrés, avec leurs petites maisons à demi cachées dans la verdure. Vers 16h30, une dégustation de caviar
et de vodka est prévue pour notre groupe. Cet intermède gastronomique
est avancé d'une bonne demi heure; l'annonce du changement est diffusé
par radio mais, comme le système de son de mon compartiment ne fonctionne
pas, je ne suis pas prévenu. Je me présente donc trop tard
au wagon restaurant. Comme un autre groupe est en place, je me mêle
à lui. Il ne me manquera que les blinis, dont le nombre semble calculé
trop juste. Je m'en passerai. Plusieurs vodkas, blanches ou ambrées,
nous sont généreusement servies tour à tour. Quant
au caviar, nous devons nous contenter d'oeufs de saumon car il est interdit
de servir des oeufs d'esturgeon dans les trains, depuis quelques années,
en raison d'une exploitation excessive de cette précieuse ressource
alimentaire.
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