Charles Leconte de Lisle
naquit à l’île Bourbon, le 23 octobre 1818. Son père
était un ancien chirurgien militaire des armées impériales
devenu planteur de canne à sucre. Il passa sa jeunesse dans l'île,
vint en France pour faire son droit, à Rennes, revint à Bourbon,
puis regagna la France où il fut l’un des plus fervents adeptes
du fouriérisme et du communisme phalanstérien. Ses premiers
poèmes furent d'ailleurs publiés dans la presse de ce mouvement
politico-social. La Révolution de 1848 l'enthousiasma. Il prit alors
l'initiative de pétitions en faveur de l'abolition de l'esclavage,
ce qui le brouilla avec sa famille. Après l’échec de la Seconde
République, profondément déçu, il se détacha
du fouriérisme et renonça à toute activité
sociale et politique.
Il vécut uniquement pour son art et
devint le chef de file d’une école de poètes, les Parnassiens,
dont les principaux furent Léon Dierx, José-Maria de Heredia,
François Coppée, Sully Prudhomme. Il publia les "Poèmes
antiques", en 1852, placés sous le signe de la beauté grecque;
les "Poèmes barbares", en 1862, qui font revivre les civilisations
étrangères au monde gréco-romain, celles que les Grecs
appelaient barbares; les "Poèmes tragiques", en 1884, qui obtinrent
le prix Jean Reynaud. Il traduisit Théocrite, Homère, Eschyle,
Sophocle, Euripide, Horace. Il mourut en 1894. Auteur dramatique, il fit
représenter à l'Odéon les "Erynnies", tragédie
en deux actes avec une musique de scène de Massenet. Après
sa mort, survenue le 17 juillet 1894, seront publiés les "Derniers
poèmes", en 1895, et joué "Appollonide", en 1899, un opéra
dont Franz Servais avait écrit la musique.
L'oeuvre de Leconte de Lisle se caractérise
par la recherche de la perfection. Il pense que la fonction du poète
est de réaliser le beau "par la combinaison complexe, savante,
harmonique des lignes, des couleurs et des sons, non moins que par toutes
les ressources de la passion, de la réflexion, de la science et
de la fantaisie; car toute oeuvre de l'esprit dénuée de ces
conditions nécessaires de beauté sensible, ne peut être
une oeuvre d'art". On peut compter comme faisant partie de sa postérité
Stéphane Mallarmé et Paul Valéry.
La vie matérielle de Leconte de Lisle
fut toujours difficile. Sa plume, en dépit des nombreuses traductions
qu'il publia, ne lui rapportait que de maigres revenus. En 1864, sa situation
s'aggrava encore avec l'arrivée à Paris de sa mère
et de ses deux soeurs, dépourvues de ressources. Il accepta alors
une pension de 300 francs que lui alloua Napoléon III. Après
la restauration de la République, la presse de l'époque lui
reprocha d'avoir touché cette maigre libéralité impériale
malgré la publication, en 1871, du "Catéchisme populaire
républicain". Les prises de position rationalistes et antireligieuses
contenues dans cette ouvrage devaient d'ailleurs émouvoir les membres
d'une Assemblée nationale qui était loin d'adhérer
aux idéaux républicains. A la même époque (1871),
il fut nommé bibliothécaire du Palais du Luxembourg, poste
qu’il occupa jusqu’à sa mort. Enfin, le 11 février 1886,
il fut élu à l'Académie française, au fauteuil
laissé vacant par la mort de Victor Hugo. Ce dernier, lors d'un
scrutin précédent, lui avait ostensiblement apporté
son suffrage le désignant ainsi comme son successeur.
L'écriture de Leconte
de Lisle
La Ravine Saint-Gilles (1858)
.
La gorge est pleine d'ombre
où, sous les bambous grêles,
Le soleil au zénith n'a
jamais resplendi,
Où les filtrations des
sources naturelles
S'unissent au silence enflammé
de midi.
.
De la lave durcie aux fissures
moussues,
Au travers des lichens l'eau
tombe en ruisselant,
S'y perd, et, se creusant de
soudaines issues,
Germe et circule au fond parmi
le gravier blanc..
.
Un bassin aux reflets d'un bleu
noir y repose,
Morne et glacé, tandis
que, le long des blocs lourds,
La liane en treillis suspend
sa cloche rose,
Entre d'épais gazons
aux touffes de velours..
.
Sur les rebords saillants où
le cactus éclate,
Errant des vétivers aux
aloès fleuris,
Le cardinal, vêtu de sa
plume écarlate,
En leurs nids cotonneux trouble
les colibris..
.
Les martins au bec jaune et
les vertes perruches,
Du haut des pics aigus, regardent
l'eau dormir;
Et, dans un rayon vif, autour
des noires ruches,
On entend un vol d'or tournoyer
et frémir..
.
Soufflant leur vapeur chaude
au-dessus des arbustes,
Suspendus au sentier d'herbe
rude entravé,
Des boeufs de Tamatave, indolents
et robustes,
Hument l'air du ravin que l'eau
vive a lavé;.
.
Et les grands papillons aux
ailes magnifiques,
La rose sauterelle, en ses bonds
familiers,
Sur leur bosse calleuse et leurs
reins pacifiques
Sans peur du fouet velu se posent
par milliers..
.
A la pente du roc que la flamme
pénètre,
Le lézard souple et long
s'enivre de sommeil,
Et, par instants, saisi d'un
frisson de bien-être,
Il agite son dos d'émeraude
au soleil..
.
Sous les réduits de mousse
où les cailles replètes
De la chaude savane évitent
les ardeurs,
Glissant sur le velours de leurs
pattes discrètes,
L'oeil mi-clos de désir,
rampent les chats rôdeurs..
.
Et quelque noir, assis sur un
quartier de lave,
Gardien des boeufs épars
paissant l'herbage amer,
Un haillon rouge aux reins,
fredonne un air saklave,
Et songe à la grande
île en regardant la mer..
.
Ainsi, sur les deux bords de
la gorge profonde,
Rayonne, chante et rêve,
en un même moment,
Toute forme vivante et qui fourmille
au monde;
Mais formes, sons, couleurs,
s'arrêtent brusquement..
.
Plus bas, tout est muet et noir
au sein du gouffre,
Depuis que la montagne, en émergeant
des flots,
Rugissante, et par jets de granit
et de soufre,
Se figea dans le ciel et connut
le repos..
.
A peine une échappée,
étincelante et bleue,
Laisse-t-elle entrevoir, en
un pan du ciel pur,
Vers Rodrigue ou Ceylan le vol
des paille-en-queue,
comme un flocon de neige égaré
dans l'azur..
.
Hors ce point lumineux qui sur
l'onde palpite,
La ravine s'endort dans l'immobile
nuit;
Et quand un roc miné
d'en haut s'y précipite,
Il n'éveille pas même
un écho de son bruit..
.
Pour qui sait pénétrer,
nature, dans tes voies,
L'illusion t'enserre et ta surface
ment:
Au fond de tes fureurs, comme
au fond de tes joies,
Ta force est sans ivresse et
sans emportement..
.
Tel, parmi les sanglots, les
rires et les haines,
Heureux qui porte en soi, d'indifférence
empli,
Un impassible coeur sourd aux
rumeurs humaines,
Un gouffre inviolé de
silence et d'oubli!.
.
La vie a beau frémir
autour de ce coeur morne,
Muet comme un ascète
absorbé par son dieu;
Tout roule sans écho
dans son ombre sans borne,
Et rien n'y luit du ciel, hormis
un trait de feu..
.
Mais ce peu de lumière
à ce néant fidèle,
C'est le reflet perdu des espaces
meilleurs!
C'est ton rapide éclair,
espérance éternelle,
Qui l'éveille en sa tombe
et le convie ailleurs! |
|