Léon Dierx
naquit à l'île Bourbon, dans la ville de Saint-Denis. De formation
scientifique, il s'établit à Paris après y avoir suivi
les cours de l'École Centrale.
Après "Aspirations poétiques",
paru en 1858, encore influencé par le Romantisme, Dierx publia
un recueil plus proche de l'esthétique parnassienne: "Poèmes
et Poésies", en 1864. Mais, malgré sa participation au
premier "Recueil de vers nouveaux" du Parnasse contemporain, chez
Alphonse Lemerre, en 1866, aux côtés de Heredia, Coppée,
Leconte de Lisle, Gautier, Baudelaire, Verlaine et Mallarmé, il
ne sacrifia jamais complètement aux exigences de formalisme impersonnel
et impassible affichées par l'esthétique parnassienne. Ainsi,
l'alexandrin mélancolique des "Lèvres closes" (1867)
permet de concilier la mystique parnassienne de la beauté avec une
musicalité à la fois héritière de Lamartine
et annonciatrice de Verlaine. Auteur d'une saynète à deux
personnages, "La Rencontre" (1875), il publia chez Lemerre ses "Poésies
complètes", en 1889-1890, dix ans après avoir mis le
point final à son oeuvre poétique avec son dernier recueil
"Les Amants", paru en 1879. Le caractère sensible et personnel
de sa poésie fut estimé par Rimbaud adolescent.
Dierx, qui ne cessa jamais d'occuper un modeste
emploi de bureau pour gagner sa vie, fut élu "prince des poètes"
à la mort de Stéphane Mallarmé.
L'écriture de Léon
Dierx
La Vision d'Eve
.
I
.
C'était trois ans après le péché
dans l'éden.
Adam sous les grands bois chassait, fier et
superbe,
Luttant contre le tigre et poursuivant le
daim.
Tranquille, il aspirait l'âcre senteur
de l'herbe..
.
Eve, sereine aussi, corps vêtu de clartés,
Assise aux bords ombreux d'une vierge fontaine,
Regardait deux enfants s'ébattre à
ses côtés,
Attentive aux échos de la chasse lointaine..
.
Adam sous la forêt parlait d'Eve aux
oiseaux,
Et leur disait: "Chantez! Elle est belle,
et je l'aime!
"Eve disait: "Répands, source, tes
fraîches eaux!
Mon âme vibre en lui, mais en eux, ma
chair même!"
. .
II
.
Eve pensait: "Seigneur! Vous nous avez chassés
Du paradis; l'archange a fait luire son glaive.
Mordus par la douleur, et par la faim pressés,
Il nous faut haleter dès que le jour
se lève..
.
"Nous n'avons plus, errants dans ces mornes
ravins,
Maître! Comme autrefois, la candeur
ni l'extase;
Et nous n'entendons plus dans les buissons
divins
L'hymne des anges blancs que votre gloire
embrase..
.
"Mais qu'importent l'embûche et la nuit
sous nos pas,
Si toujours dans la nuit un flambeau nous
éclaire?
Ah! Si l'amour nous reste et nous guide ici-bas,
Soyez béni! Dieu fort! Dieu bon! Dieu
tutélaire!.
.
"Adam a la vigueur et moi j'ai la beauté.
Un contraste à jamais nous lie et nous
console;
Ivres, lui de ma grâce et moi de sa
fierté,
Pour nous chaque fardeau se change en auréole..
.
"Et maintenant, voici grandir auprès
de nous
Deux êtres, notre espoir, notre orgueil,
notre joie;
Quand je les tiens tous deux groupés
sur mes genoux,
Je sens dans ma poitrine un soleil qui rougeoie!.
.
"Vivant encore en nous qui revivons en eux,
Encor pleins de mystère, ils sont la
loi nouvelle.
Nés de nous, sous leurs doigts ils
resserrent nos noeuds;
Un autre amour en nous, aussi grand, se révèle..
.
"Leurs yeux, astres plus clairs que ceux du
firmament,
Ont un étrange attrait; et notre âme
attirée,
Qui s'étonne et s'abîme en leur
regard charmant,
Y cherche le secret d'une enfance ignorée..
.
"L'amour qui les créa sommeille en
eux. Le ciel
Peut gronder; comme nous, dans le vent, sous
l'orage,
Ils se tendront la main, et l'éclair
d'Azraël
Ne pourra faire alors chanceler leur courage..
.
"Gloire et louange à toi, seigneur!
à toi merci!
Le châtiment est doux, si malgré
l'anathème
Le baiser de l'éden se perpétue
ici.Frappe!
Regarde croître une race qui t'aime!
"
.. .
III
.
Ainsi, le front baigné des parfums du matin,
Son beau sein rayonnant de chaleurs maternelles,
Eve, les yeux fixés sur Abel et Caïn,
Sentait l'infini bleu noyé dans ses
prunelles.
.
IV
.
Or les enfants jouaient. Soudain, le premier-né,
Debout, l'oeil plein de fauve ardeur, la lèvre
amère,
Frappa l'autre éperdu sous un poing
forcené
Et qui cria, tendant les deux mains vers la
mère.
.
Eve accourut tremblante et pâle de stupeur,
Et fermant autour d'eux ses bras, les prit
sur elle;
Et comme en un berceau les couchant sur son
coeur,
Les couvrit de baisers pour calmer leur querelle..
.
Bientôt tout s'apaisa, fureur, plainte,
baisers;
Ils dormaient tous les deux enlacés,
et la femme,
Immobile, ses doigts sous un genou croisés,
Sentit les jours futurs monter noirs dans
son âme!
.
V
.
Soleil du jardin chaste! Eve aux longs cheveux
d'or!
Toi qui fus le péché, toi qui
feras la gloire!
Toi, l'éternel soupir que nous poussons
encor!
Ineffable calice où la douleur vient
boire!.
.
Ô femme! Qui sachant porter un ciel
en toi,
A celui qui perdait l'autre ciel, en échange
Offris tout, ta splendeur, ta tendresse et
ta foi,
Plus belle sous le geste enflammé de
l'archange!.
.
Ô mère aux flancs féconds!
Par quelle brusque horreur,
Endormeuse sans voix, étais-tu possédée?
Quel si livide éclair t'en fut le précurseur?
A quoi songeais-tu donc, la paupière
inondée?.
.
Ah! Dans le poing crispé de Caïn
endormi
Lisais-tu la réponse à ton rêve
sublime?
Devinais-tu déjà le farouche
ennemi
Sur Abel faible et nu s'essayant à
son crime?.
.
Du fond de l'avenir, Azraël, menaçant,
Te montrait-il ce fils, ayant fait l'oeuvre
humaine,
Qui s'enfuyait sinistre et marqué par
le sang,
Un soir, loin d'un cadavre étendu dans
la plaine?.
.
Le voyais-tu mourir longuement dans Enoch,
Rempart poussé d'un jet sous le puissant
blasphème
Des maudits qui gravaient leur défi
sur le roc,
Et dont la race immense est maudite elle-même?.
.
Ah! Voyais-tu l'envie armant les désaccords,
Et se glissant partout comme un chacal qui
rôde?
Le fer s'ouvrant sans cesse un chemin dans
les corps,
Le sol toujours fumant sous une pourpre chaude?.
.
Et les peuples Caïns sur les peuples
Abels
Se ruant sans pitié, les déchirant
sans trêves;
Les sanglots éclatant de toutes les
Babels,
Les râles étouffés par
la clameur des grèves?.
.
Sous l'insoluble brume où l'homme en
vils troupeaux
S'amoncelle, effrayé de son propre
héritage,
Entendais-tu monter dans les airs, sans repos,
Le hurlement jaloux des foules, d'âge
en âge?.
.
Compris-tu que le mal était né?
Qu'il serait
Immortel? Que l'instinct terrestre, c'est
la haine
Qui, dévouant tes fils à Satan
toujours prêt,
Lui fera sans relâche agrandir la Géhenne?.
.
Compris-tu que la vie était le don
cruel?
Que l'amour périrait avec l'aïeule
blonde?
Et qu'un fleuve infini de larmes et de fiel
Né du premier sourire abreuverait le
monde?
.
VI
.
Dieu l'a su! - Jusqu'au soir ainsi tu demeuras
Contemplant ces fronts purs où le soleil
se joue;
Et tandis qu'ils dormaient oublieux, en tes
bras,
Deux longs ruisseaux brûlants descendaient
sur ta joue. |
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