A midi, nous retrouvons à Nang-hao
nos montures et nos gens: après un déjeuner bien gagné
par le rude exercice que nous venions de faire, nous nous dirigeâmes
vers les tombes des Ming.
Ces tombes se trouvent dans une vallée d'un aspect triste et sévère, sorte d'amphithéâtre fermé de tous côtés par des croupes jaunâtres et dénudées. Chaque monument funèbre est adossé à un contre-fort, au milieu d'une sorte de bois sacré. Ces bouquets de verdure sombre donnent à cet aride paysage un air solennel et une teinte lugubre. Nous prîmes le tombeau de Yung-lo pour le but de notre pèlerinage. Cet empereur, le troisième de la dynastie des Ming, fut celui qui transporta de Nankin à Pékin la résidence impériale (1410), après avoir détrôné son neveu, Kien-wen-ti (il régna de 1403 à 1424; les tombeaux des premiers Ming sont également une des curiosités de Nankin). Il a laissé une grande réputation de sagesse. Sa tombe, entretenue avec soin, ainsi que celle de ses successeurs, par les empereurs de la dynastie actuelle, est, paraît-il, la plus grande et la plus riche de toutes. Elle se compose, comme toutes les constructions funéraires voisines, d'une enceinte rectangulaire contenant un temple, puis d'une immense salle où se trouve la tablette du décédé, enfin du tombeau lui-même, sorte de tumulus dont la forme rappelle celle des stoupas de l'Inde. Les colonnes qui supportent la toiture de la salle des ancêtres sont en bois de teck amené à grand frais de l'Indochine: quelques-unes sont d'une dimension prodigieuse. Comme dans tous les édifices chinois, on ne saurait reconnaître un style architectural quelconque. Cet amas de constructions, symétriquement isolées par des cours, n'est remarquable que par une grande richesse d'ornementation: les sculptures sur bois, les dorures, les bronzes, les cloisonnés donnent à l'intérieur un grand air de richesse et témoignent de l'habileté des ouvriers chinois; mais on peut dire qu'à l'extérieur il n'y a pas de monument. Nulle part on ne retrouve une conception grandiose ou le cachet d'originalité qui révèle un artiste. Ces temples, ces salles, on les a déjà rencontrées cent fois en Chine, plus ou moins grandes, plus ou moins décorées. La fatigante uniformité des constructions officielles est-elle, dans ce singulier pays, le résultat d'une fidélité exagérée à des traditions, à des rites cinquante fois séculaires? Vient-elle d'un manque absolu d'esprit d'invention? Et l'isolement systématique où a vécu le peuple chinois n'a-t-il pas, en cela comme en bien d'autres choses, atrophié d'heureuses dispositions naturelles? Une chaussée dallée conduit de la tombe de Yung-lo au centre de la vallée; elle franchit sur un beau pont de marbre un torrent en ce moment sans eau; au-delà commence ce que l'on appelle l'avenue des Ming. Une double rangée de statues en pierre borde la chaussée. Ce sont d'abord des mandarins civils, puis des mandarins militaires, en grand costume; viennent ensuite tous les animaux réels ou légendaires qui tiennent une grande place dans la vie domestique ou les traditions chinoises: le cheval, le chameau, l'éléphant, le lion, le tigre, le griffon, la licorne, etc. Toutes ces sculptures sont monolithes et d'une dimension qui est environ le double de la grandeur naturelle; elles font face en dedans et regardent le promeneur d'un air grimaçant ou placide. Nos chevaux passent avec défiance devant les mandarins de pierre; leur taille les étonne, leur immobilité les rassure; mais, à la vue des animaux inconnus qui ouvrent devant eux leurs gueules menaçantes, ils se cabrent et nous emportent à travers champs. A vrai dire, c'est là l'effet le plus frappant et le plus immanquable que produise cette avenue si vantée: elle laisse les touristes assez froids; elle épouvante leurs montures. Ces statues n'ont de remarquable que leurs dimensions. Ces ponts, ces portes triomphales qu'elles réunissent sont disséminées sur une trop vaste étendue, sans aucune entente de la perspective, sans recherche d'aucun effet d'ensemble. L'avenue n'est même pas en ligne droite et on n'y distingue, au premier abord, que des masses noirâtres confusément jetées au milieu d'une immense plaine. La ligne de la chaussée ne se détache pas du cadre bizarre qui la borde et la cache aux yeux. En somme, tant d'efforts et de travail ne laisse à l'esprit que l'impression d'une chose puérile et grotesque. A l'extrémité de l'avenue se trouve un pavillon où le passant peut lire, sculptée sur le marbre, une pièce de vers due au pinceau de l'empereur Kien-long (il a régné de 1736 à 1796). La construction de l'avenue et la restauration des tombeaux des Ming sont l'oeuvre de ce prince éclairé? Il a écrit aussi une histoire de la célèbre dynastie qu'ont renversée ses ancêtres. Ce monument littéraire vaut mieux sans doute que les statues que je viens de décrire. |