Della Penna (1730), d'après Klaproth
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Le mot Tibet est une corruption tatare de Thobot, c’est-à-dire contrée de ceux qui habitent des maisons, les Tatars vivant dans des tentes de feutre fait de poil yack, une sorte de bœuf poilu, alors que les Tibétains habitent des demeures. Tibet, dans le langage local s’appelle Poôt et ses habitants sont des Poôt ba; au Nekpal (Népal), on l’appelle Seen et ses habitants Seena; aux Indes, c’est le Butan et ses habitants sont des Butia. La capitale du Tibet est nommée Baronthala en langue tatare, à savoir vers le sud; en langue tibétaine, elle est nommée Lha-sa, c’est-à-dire pays de dieu. 

Géographie. D’après les statistiques officielles, le Tibet compterait 33 millions d’habitants dont 690000 soldats (Klaproth estime ces chiffres largement exagérés, la population du Tibet ne devant pas dépasser 5 millions d’habitants à cette époque). Les familles des moines sont dispensées de fournir des soldats. Le U et le Tsang contribuent pour 130000 soldats à raison de un pour trois familles; le Kham contribue pour  360000 soldats dans la même proportion tandis que le Ngari et le Chang contribuent chacun pour 100000 soldats a raison d’un par famille; aucun soldat ne provient du Hor (d’après Csoma de Körös, les Tibétains appellent Hor les peuples de race turque d’Asie centrale) et de l’Amdoa (Amdo) leurs populations étant jugées peu fiable, la première parce que trop proche des Tatars, dont elle parle la langue, la seconde parce que voisine de la Chine. Le Kombo et le Takpo fournissent également 140000 soldats à raison de un toutes les trois familles. Les royaumes de Brukpa (Laltopivala en hindou, c’est-à-dire le Bouthan), du Lata ou Ladakh, et le Nekpal (Népal) sont volontairement tributaires du Tibet dont l’empereur de Chine s’est déclaré le maître.  
Le Ladakh touche au Cachemire à l’ouest, à l’empire moghol au sud, au Ngari à l’est et à la Tatarie au nord, et peut-être au territoire ouzbek. Le Nagari se subdivise en trois provinces: le Ngari Sankar, le Ngari Purang et le Ngari Tamo. Le Ngari Sankar est bordé à l’ouest par le Ladakh, au nord par la Tartarie (et Kashgar?), à l’est par le Ngari Purang et au sud par l’empire moghol; le Nagari Purang est bordé au nord-ouest par le Ngari Sankar, au nord par la Tartarie, à l’est par le Ngari Tamo et au sud par l’empire moghol; le Ngari Tamo est bordé à l’ouest par le Ngari Purang, au nord par la Tartarie, à l’est par le Tsang et au sud par l’empire moghol. Le Tsang est bordé à l’ouest par le Népal, au nord par le Ngari Tamo, au sud par le Loh ten ke et le Bregion (Sikkim) et à l’est par le U. La ville la plus occidentale du Tsang est Hindustani Kuti, ou en tibétain Guislam et Tzongtu, c’est-à-dire la ville où les commerçants se rencontrent et échangent leurs produits. A l’est s'élève le mont Kambala dont les pentes sont presque inhabitées et au pied desquelles, dans la plaine, s’étend le lac Iandro (Yamdrock?) d’où surgissent les collines de quelques îles; on dit qu’il faut 18 jours pour faire le tour de ce lac qui ne semble avoir aucun débouché. Pour passer le mont Kambala, il faut monter pendant un demi-mile et ensuite descendre pendant cinq bons miles, après quoi on rencontre une large rivière appelée Chasum, Tzampo ou Tzangohu (Tsang po signifie eau pure et il s’agit du Brahmapoutre) qui prend sa source dans le Ngari. Ce fleuve coule à trois jours de distance de Lhassa vers la forteresse de Sgikakungar (un lieu où les voleurs, qui y sont envoyés par grâce au lieu d’être jeté dans la rivière, périssent dans l’année); avant d’arriver à Takpo Cini, ce fleuve se perd pendant une distance d’une journée de voyage dans le Lhoga (L’ho k’ha pha, des  tribus cannibales montagnardes au nord et au nord-est de l’Assam); on dit aussi qu’il poursuit son chemin sous une montagne avant de revoir le jour; de Takpo, il va à Kombo et on dit qu’il se jette dans le Gange vers Ragmati ou Shategang. La capitale du Tsang est Shigatse. Le royaume de Bregion ou Bramashon (le Sikkim) est bordé au nord par le Tsang, au sud par Mon l’Altibari et le Brukpa ou Laltopivala (le Bouthan), à sud-est par le Lhoba, à l’est par le Kako et le Kombo, à l’ouest par le Maronga et le Népal. 

Le U est bordé à l’ouest par le Tsang, à l’est par le Sharbigonti, au sud par le Ialha et le Takpo, au nord par le Chang; ses points extrêmes sont Kampala, Sharbigonti, Talung et Ratren, à l’ouest, à l’est et au nord; sa capitale est Lhassa; près de cette ville coule la rivière Tsangchu, qui prend sa source en Sharbigonti et se jette dans la rivière Chasum près de Churchur, à trois journée de marche de Lhassa. U signifie milieu, cette province étant située au centre du Tibet et Lhassa, qui se trouve au milieu de la province, passe pour être le nombril du Tibet. 

Le Chang est bordé à l’ouest par le Ngari, au nord par le Kokonor, à l’est par le Kham, au sud par le U; dans cette province se trouve le duché de Dam, à huit jours de marche de Lhassa; dans ce duché on ne rencontre rien, outre le palais royal, car les habitants, des Tatars et des Tibétains, y vivent sous des tentes de feutre de yack; à deux jours de distance du Dam se dresse la forteresse de Nak chu ka, qui est la dernière du Tibet, à proximité de la rivière Nak chu (le haut Lu-kang) qui lui a donné son nom, lequel signifie eaux noires. Pendant quarante jours de voyage, on ne voit rien d’autre que des tentes et des troupeaux de yacks, de bœufs poilus, de moutons et de chevaux; les voyageurs ne trouvent aucune nourriture, à part de la viande et du beurre, et doivent donc tout emporter avec eux. Après avoir traversé cette contrée, on atteint un fleuve très large appelé Bichu (le Mirui-ussu ou haut Yang-tsé-kiang); Samuel Van de Putte, natif de Flessingue, en Hollande, a dit que pour  traverser ce fleuve, dans une barque de cuir, il s’était embarqué le matin, avait passé la nuit dans une île, et n’avait atteint l’autre rive qu’au milieu du jour suivant. Sur les bords du fleuve s’élève un populeux village de tentes. Après un mois de voyage, on atteint Zoloma (les trois rivières où la route de Lhassa à Xining traverse le Hoang-ho), une autre bourgade de tentes; après cinq autres jours, on atteint le Kokonor qui est à la limite septentrionale du Tibet  dans cette direction. 

La province de Takpo est assez étendue; elle est divisée en sept districts parmi lesquels le Takpo Chini, où les missionnaires  capucins possèdent un hospice, et le Takpo Chara qui est bordé au nord par le U, au sud par le Kombo, à l’est par le Kham et à l’ouest par le Tsang. 

La province de Kombo est bordée au nord par le Takpo, à l’est par le Kham, à l’ouest par le Bregion (Sikkim) et au sud par le Lho k’haptrà, lho signifiant sud, k’ha bouche et prtà coupé, car les lèvres des enfants y sont incisée et les incisions teintées de rouge, de jaune, de bleu ou d’autres couleurs. 

Le Kham est bordé à l’ouest par le Bikum, le Takpo et le Kombo, au nord par le Kokonor et le Chang, à l’est par Tarchenton (une grande ville fortifiée qui ne figure pas sur les cartes), la Chine et l’Amdoa (Amdo) et au sud par le Bengale, le Siam ou le Pegu et le Tonkin. Le Kham est divisé en douze provinces: le Tzava Kham, le Pombor Kham, le Mingara Kham, le Ketong Kham, le Chungbu Kham, le Konchuduru Kham, le Chamto Kham, le Kemorong Kham... Les deux dernières provinces sont mal connues et on sait peu de choses de leurs cités et de leurs frontières; par ailleurs, les Tibétains sont jaloux de garder pour eux les informations à ce sujet et il est interdit de copier les cartes des palais de Varanga ( ?) ou de Lhaprang (Labrang ?). 

Le roi du Tibet est aussi souverain de l’Amdoa bordé à l’est par la Chine, au nord par le Kokonor et le Chang, à l’ouest par le Kham et au sud par le Tonkin et le Siam. Mais tout ceci est incertain car les Tibétains connaissent mal les pays étrangers même les plus voisins. L’Amdoa comprend les provinces de Chenisgungba, Iarba, Ara, Margniu, Tzator, Tariong, Tebo, Ngaba, Suinggiu, Korlung, Chusang, Samblo, Tongor, Kungbung... et on dit qu’il y en a d’autres, mais il a semblé bon d’éviter de le vérifier afin de ne pas éveiller la suspicion. 

Dans toutes ces provinces, il y a des cités, des domaines, des châteaux bâtis en pierre et autres matériaux durables. On y parle le tibétain mais aussi le tatar et le chinois; les intellectuels n’y manquent pas; presque tous les conférenciers et lamas de l’université, les maîtres du lama suprême et les grands lamas réincarnés viennent de l’Amdoa, une province dont on ne tire aucun soldat, comme il est dit plus haut. 

Entre la Tatarie et les provinces de Chang et de Ngari, les peuples intelligents de Hor (les Oïgours?) portent leurs cheveux tressés et s’habillent à la mode tatare; ils vivent sous la tente et parlent tatar et tibétain, toutefois avec plus de facilité la première langue. Dans le Tsang coulent deux larges rivières et plusieurs autres plus petites. L’une d'elles, issue du mont Langur, coule vers Sekia puis, tournant au sud, elle traverse le Bregion (Sikkim) et le Bengale, où elle se jette dans le Gange sous le nom de Ponchu (c’est la Tista qui ne prend pas sa source au mon Langur mais dans les montagnes du nord). L’autre, appelée Sanchu, vient du nord, de Chang larzi croit-on; elle coule au sud dtzo e Shigatse, passe vers Gyantse et Pari et, laissant le Bregion (Sikkim) à l’ouest, se jette dans le Gange au Bengale. 

Les frontières du Tibet touchent à l’est celles de la Chine et Tarchenton (voir plus haut) au-delà de la Grande Muraille, d’après ce que je crois (c’est Della Penna qui parle). Autrefois, quand le Grand Lama (le Dalaï lama) était à la fois chef spirituel et chef temporel du Tibet, l’empereur de Chine reconnaissait son autorité suprême; mais, depuis que l’empereur a pris possession du Tibet, en 1720, il s’est réservé le pouvoir principal (Della Penna date de la défaite des Dzungars face aux troupes chinoises de l’empereur mandchou Kangxi la main-mise de Pékin sur le Tibet). La contrée produit beaucoup de sortes de thé pour l’ensemble du Tibet lequel est bordé au sud par le Bengale, Lho ten ke, Altibari, Mon, Nrukpa, Lhoba, Lho k’haptrà, Shapado, Bha (dont on ne sait pas à qui il appartient), et pour autant qu’on le sache, Le Siam, le Tonkin; à l’ouest par le Cachemire, une partie de l’empire moghol, le Népal et Moronga; au nord, les Ouzbeks, Kashgar et la Tatarie gioncar (dzungar) et, croit-on, Yarkand et le Kokonor. Gioncar est dérivé de gion, gauche, et kar (main), et Kokonor vient de koko (bleu) et nor (lac), en langue tatare. En tibétain, Kokonor est appelé Tzoka, de tzo (lac) et ka (habitant) ou encore Tzo ngonbo (lac  bleu). Les Tibétains prétendent que ce lac leur appartient et que les limites de leur pays vont jusqu’à celles de Shilin (ou Shilingh). De ce lac ne sort aucune rivière. Les cinq rivières montrées par les anciennes cartes partent d’un autre lac qui pourrait être le lac Iandro ou Iantzo, déjà nommé, qui s’étend à trois jours de marche à l’ouest de Lhassa, ou du lac Kokonor, qui est à une journée de marche de Shilin, aux confins du Tibet, qui sont les deux seuls lacs connus de ce pays, mais ces rivières sont certainement imaginaires puisque ces lacs ne débouchent pas. Il y a bien d’autres fleuves au Tibet qui ont déjà été mentionnés, comme le Tzangchu, au Tsang, le Nakchu et le Bichu (voir plus haut), au Chang, et beaucoup d’autres dont je ne me souviens pas (c’est toujours Della Penna qui parle). Ces faits proviennent de personnes bien informées qui affirment aussi que le Gange prend sa source au Ngari, près de la Tatarie. 

Le moment semble venu de rapporter ce que m’ont dit des gens qui ont traversé le Tibet et ont même voyagé ailleurs. 

La rivière Erchis sépare la Moscovie de la Tatarie. Aux confins de la Tatarie, entre l’ouest et le sud, habitent les Tatars turcs, qui sont devenus volontairement les sujets de la Moscovie, à condition d’être nourris, leur région étant stérile (Klaproth signale que ces Kalmouks quitteront leur territoire pour devenir sujets chinois). Ils professent la même religion que les Tibétains et, en 1730, leur roi étant décédé, sa veuve et son fils ont envoyé quelques nobles, accompagnés par une escorte de 300 soldats, et beaucoup d’argent et de cadeaux à offrir aux grands lamas et aux monastères, afin que ceux-ci prient pour le repos de l’âme du roi. Ils vinrent par mer, débarquèrent en Chine, et marchèrent jusqu’à Lhassa, qu’ils atteignirent en 1731 (tout cela est évidemment faux; Ayuka khan mourut en 1831, et l’ambassade traversa la Mongolie!). J’eus plusieurs conversations avec leurs chefs, par le truchement d’interprètes, car ils ne parlaient que le tartare et un peu le russe, mais ils n’étaient pas complètement ignorants du christianisme. 

Sur la carte, Kaboul figure mais cette ville est appelée Kamul. A un mois de marche se trouve Turfan. Kashgar est un royaume dont la capitale, qui porte le même nom, est à trois jours de cheval de Yarkand. Andigen est une ville et un royaume distant d’un mois de voyage de Kashgar, vers le sud. Yarkand est un royaume dont la capitale porte le nom. Les peuples de Yarkand, de Kashgar et les Ouzbeks sont pour la plupart musulmans et parlent une langue turque. Samarkand, Boukhara et Balak sont presque entièrement musulmans et parlent le persan. Turfan, entre Yarkand et Kaboul, est musulman et parle turc; cette ville appartient au Giongari (Dzungarie) et Kamul (Kaboul !?) à la Chine. Les gens d’Andigen, de Turfan et de Kaboul sont mahométans mais ceux d’Andigen parlent tatar et les autres turc et tatar. De Shilin à Kaboul, les marchands avec leurs caravanes, cheminent pendant quarante jours et douze de Kaboul à Turfan. Tarsy, un district de l’Amdoa est à un jour de Shilin.  

Pour ce qui concerne la situation de nos cinq maisons religieuses, la première que je mentionnerai est Chandernagor, au Bengale, à la latitude nord de 22°20’, où le soleil est au zénith le 3 juin et le 9 juillet. La seconde sera Patna, au Behar, à 20 jours de Chandernagor, à la latitude nord de 26°30’. La troisième est Katmandou ou Batgao, au Népal, à la latitude de 27°30’. La quatrième est Lhassa, capitale du Tibet, à la latitude de 30°20’. La cinquième est Trongnge, au Takpo, latitude 30° nord. 

Le Tibet et ses produits. Le Tibet est partout montagneux; mais, entre les montagnes du sud, s’étendent des plaines, où des villes et des châteaux sont construits, et où  des bosquets de saules et d’autres arbres ont été plantés; les pentes des montagnes sont stériles et seuls quelques arbustes y poussent. Au sud, dans les provinces de Takpo, de Kombo, et du Kham, on rencontre des forêts, mais les montagnes du Ngari, du Tzang, de l’U, et du Chang, sont à peu près nues à l’exception de quelques arbres; aussi est-il difficile de se procurer les charpentes des maisons et le bois de chauffage dont le prix est exorbitant; ainsi, la pratique habituelle consiste-t-elle à brûler le fumier des chevaux, des bœufs et des autres animaux, comme combustible. Le climat est extrêmement froid, et les sommets des montagnes sont couverts de neige tout au long de l'année. L’altitude élevée et les vents froids rendent pendant six mois la terre aussi dure que le roc et le climat comme le sol y sont si inhospitaliers qu'il ne s'y trouve pas le moindre animal venimeux. 

Les semailles ont lieu début mai; peu de blé est récolté, peu étant semé; l’orge est la culture dominante, avec quelques pois cassés que l’on ne cuisine pas; les dernières récoltes de septembre sont réservées aux chevaux et au bétail. Ces récoltes, comme celle du colza (dont on tire de l’huile), rendent soixante fois, voire quatre vingt fois la semence les bonnes années. Les gens ne cultivent rien d’autre que quelques petits navets rouges, des radis, de l’ail en grande quantité et un peu de petits oignons. Au sud, on ne trouve que quelques noix, des petites pêches et des pommes sauvages (au Trongnge, il y a aussi des vignes sauvages qui produisent quelques raisins); telles sont, avec les fleurs, les uniques productions de cette terre. 

Pour ce qui concerne l’habillement, les Tibétains portent des vêtements de laine, de serge, de fil, et des peaux de bêtes avec la fourrure apparente. Il y a beaucoup de mines d'or dans les provinces d'U, du Tzang, du Chang, de Takpo, de Kombo, et du Kham, et des mines d’argent (pour autant qu’on le sache) dans la province du Kham. Il y a également des mines de fer, de cuivre et de métaux blancs, comme l’étain, qui est nommé tikzà, lequel, mélangé au cuivre, donne une sorte de bronze. On trouve aussi du soufre, du vitriol, du cinabre, du cobalt, des turquoises, une substance jaune appelée Paula, du borax, du sel gemme, une terre minérale blanche utilisée dans les maisons à la place de la chaux; d’autres espèces de terres, brillantes et corrosives, employées au lieu du savon, pour éliminer les taches et pour accélérer la cuisson de la nourriture; des pierres carrées de trois sortes, de la couleur du fer, de l'argent et de l'or; des cristaux de montagne, silex et albâtre. On trouve aussi de la rhubarbe et d'autres plantes médicinales. Le Tibet compte de nombreuses sources d'eau minérale, et sources thermales, chaudes et froides, qui ne sont cependant pas toujours buvables, en raison de leur teneur en minéraux cités ci-dessus.  

Les Tibétains ont des chevaux, quelques boeufs semblables aux nôtres, mais extrêmement petit; les bœufs particuliers au pays, couverts de longs poils, sont employés comme bêtes de travail; on trouve aussi des mules, des moutons en abondance, des chèvres, des vaches, qui donnent beaucoup de lait, à partir duquel le beurre est obtenu en grande quantité, mais pas de fromage, qu'ils ne savent pas faire (il y a pourtant du fromage au Tibet), de petits porcs, dont la chair n’est pas différente des autres viandes qu’ils mangent, un grand nombre de chiens énormes, et quelques volailles. En ce qui concerne les animaux sauvages, il y a quelques lièvres, une grande quantité de rats musqués, de marmottes, quelques cerfs et chèvres, et des bœufs velus (les yacks). Les oiseaux comportent des moineaux, quelques alouettes, des corbeaux, des faucons, des aigles et d'autres oiseaux de proie, des canards et des oies sauvages en abondance. Il y a aussi beaucoup de poissons et la pêche est tolérée du début du huitième mois à la fin de l’année, alors que la chasse aux oiseaux est toujours interdite. 

Nourriture. Les Tibétains boivent de grandes quantités de thé, mélangé de lait, de beurre, et de sel; ils laissent un peu de thé dans leur tasse, pour en faire une pâte avec de l’orge et la manger. Pour le dîner et le souper, ils font de la pâte d'orge, avec du thé ou de l’eau, et la mangent avec de la viande ou des poissons crus, ou avec de la viande sèche non salée. Les personnes aisées, cependant, vivent un peu mieux. 

Commerce. Les minerais mentionnés ci-dessus, la laine, le fil, les couvertures de laine, le musc, et les animaux, le papier fabriqué à Takpo et  Pari, dans le sud de la province du Tzang, sont à peu près tout ce que le Tibet peut vendre. D'autres pays, et de Chine, viennent la porcelaine, le verre en petite quantité, de la soie brute ou préparée, des brocards, des cotonnades blanches ou colorées, du fil de soie, du thé en petite quantité (la plupart de Tarchenton), et d'autres denrées. Du Népal arrivent des cotonnades, du laiton travaillé, et du cuivre. De l’empire Mogol proviennent des vêtements blancs et imprimés, de la soie, des broderies, des brocards, de l’écarlate, des coraux et de l’ambre (trois articles d’origine européenne), de petits diamants, et d’autres choses. D’autres biens sont importés d’autres royaumes et je pense que les marchands doivent réaliser de substantiels bénéfices puisque qu’ils empruntent à des taux de 120 à 140% et accordent en plus une garantie afin de sécuriser le prêt. 

Moralité. Les Tibétains sont généralement vindicatifs; mais ils savent dissimuler, et si l’occasion se présente, ils ne manquent jamais de se venger. Ils sont timides, et redoutent beaucoup la justice; de sorte que, quand ils commettent un crime, ils ne savent pas comment s’en tirer, que ce soit par un expédient ou par la fuite; s’ils sont traduits devant un juge, ils avouent au premier ou au second interrogatoire; et quand ils ne confessent pas ouvertement leur crime, leur confusion les trahit. S’ils sont cependant protégés par un grand seigneur, ils  mettent de côté leur crainte et se montrent fiers et arrogants. Ils sont avides d'argent tout en manifestant de l’admiration pour les personnes désintéressées. Ils sont portés à la convoitise mais ce penchant est le produit de leurs mauvaises lois plus que celui de leur nature. Ils s’adonnent à la boisson, boivent de la bière d’orge et une sorte d’alcool (mêlé à la bière d’orge) assez semblable à la boisson alcoolisée que les Tatars fabriquent avec du lait de jument, dont l’apparence et le goût sont ceux de l’eau mais dont la force est considérable. Ils sont modérément fidèles à leurs chefs et affectionnent les nouvelles formes de gouvernement et les révolutions, ainsi que le révèle l’histoire de leur pays. Ils sont sales et méchants et totalement privés de raffinement; mais, depuis qu’ils sont soumis aux Chinois, en 1720, ils sont un peu plus propres et plus civilisés. 

Malgré les défauts mentionnés ci-dessus et les habitudes condamnables des Tibétains, ces derniers possèdent quelques traits positifs, parmi lesquels figure leur intelligence, bien qu'elle soit moindre que celle des habitants de l’Amdoa dont l’esprit est extrêmement vif; ils sont gentils et humains et il est assez facile de les ramener à la raison, au moins les laïcs, moins obstinés que les moines dans la défense de leur secte, et plus enclins à abandonner leurs erreurs, une fois qu'on les a convaincus; les arguments des Capucins leur ayant démontrer la fausseté des pratiques magiques, ils ont ainsi cessé d’y recourir. Les Tibétains, et particulièrement les laïcs, sont pleins de dévotions et sont portés aux aumônes; dans ces pieux travaux, ils oublient l’argent et la richesse, plus spécialement lorsqu’ils souhaitent prier pour l’âme des morts; ils donnent généreusement et ont même institué des prières solennelles et des sacrifices qui rassemblent de nombreux moines pour rendre leur devoir à un défunt et ils considèreraient comme un grand crime de conserver par devers eux la moindre monnaie lui ayant appartenu. 

Autant que j’ai pu voir, entendre et juger pour mon propre compte, les femmes font preuve d’une grande modestie dans leur habillement comme dans leur comportement, en privé comme en public, à travers tout le royaume, à l’exception de Lhassa et quelques autres villes commerçantes, où le cosmopolitisme a apporté plus de liberté. Les femmes dansent entre elles, les hommes dansent entre eux et la danse d’un homme avec une femme serait considérée comme un scandale majeur. 

Le gouvernement temporel et politique. Avant 1706, le Grand Lama Suprême était le maître du Tibet, mais comme il pensait être plus capable de se charger du pouvoir spirituel, il avait gardé comme protecteur du royaume un Tatar de la famille du chef des trente deux petits monarques du Kokonor, Talakuchy (Gushri khan), à qui il donna le nom de roi, une dignité qui se transmettait de père en fils (Tout ceci est faux; avant la conquête du Tibet par Gushri  khan, le Dalaï lama n’exerçait pas le pouvoir temporel et, de plus, il n’avait même pas toujours été le chef spirituel du Tibet). A défaut de descendant mâle, le Grand Lama Suprême nommait un autre membre de la famille à qui il remettait en apanage la province du Chang. Ce roi résidait durant l’été à Dam et en hiver à Lhassa, dans le palais de Kaden khang sar, et il avait pour tâche la défense du royaume avec ses soldats tatars et des militaires tibétains. 

Le terme lama signifie celui qui est au dessus; il s’applique au supérieur d’un couvent. Il existe plusieurs sortes de lamas; les plus importants sont les réincarnés, dont font partie les grands lamas, lesquels dirigent plusieurs monastères. Les lamas, chargés chacun d’un monastère, sont désignés par un grand lama sur la base de leurs vertus ou comme une marque de faveur; ils conservent généralement leur titre pendant toute leur vie mais peuvent cependant être destitués pour faute grave; lorsqu’un lama est transféré d’un couvent d’ordre inférieur vers un couvent d’un ordre plus élevé, il cesse d’être un réincarné et devient un lama désigné. Le Grand Lama Suprême ne peut pas exercer d’autorité sur les moines des couvents qui dépendent d’un autre grand lama. Les grands lamas ne sont pas sujets du Grand Lama Suprême mais ce dernier ou son représentant établissent la hiérarchie entre eux. Les gens croient que le corps des grands lamas est inspiré par l’âme d’un Chanchub. Il existe de nombreux Chanchub 

En dehors du  Grand Lama Suprême, il existe un autre Tibétain de rang élevé choisi pour sa capacité, sa noblesse, son intelligence, et sa sagesse, à qui l’on donne le nom de de Tisri (le Desi?); et l'autorité qui lui est conférée par le Grand Lama Suprême est si grande dans le domaine politique, qu’il prend le pas même sur le roi tatar, lors des rassemblements publics, sans que ce dernier pourtant lui soit inféodé. Ce Tisri, lors des rassemblements et à l'occasion des visites du Grand Lama Suprême, prend la tenue d'un moine. Le Tisri nomme les quatre Khalongs, ou ministres d’Etat, et leur confère l’autorité de désigner les gouverneurs subordonnés au gouverneur-général des provinces et aux dirigeants des villes, ces derniers étant  désignés directement par le Tisri comme d’ailleurs les autres principaux ministres et officiers supérieurs du royaume; il se réserve le droit de vie et de mort ainsi que d’autres décision de grande importance qu’il ne pourrait pas déléguer sans risque aux ministres, aux gouverneurs-généraux ou à d'autres hauts fonctionnaires. Par cette organisation de l’autorité temporelle, le Grand Lama Suprême est déchargé du fardeau des sujets politique, à l’exception de l’appel contre les décisions du Tisri, et il peut se consacrer à plein à ses devoirs religieux et spirituels. 

Le dernier Grand Lama Suprême du Tibet, Loszang-rincen-tzang-yang-ghiamtzho, c’est-à-dire "grand cœur et océan de la musique et des chants du Tzang" (le lieu de délices des Lha ou divinités que l’on atteint après les cycles de transmigration en homme ou en bête selon que les mérites compensent ou non les péchés), le Grand Lama donc, quoique doué de beaucoup de talents, était libéral jusqu’à la prodigalité, et aussi amateur de magnificence; il menait une vie dissolue et ni le Tisri, Sangkie Ghiamtzo, ni le roi tatar, Ginkir khan (il s’agit de Latsang khan et non Gengis khan mort depuis longtemps), ni l’empereur de Chine, ni le roi du Gionkar (Dzungarie), ni les chefs du Kokonor, par leurs ambassadeurs, ne purent le ramener dans le droit chemin. En 1706, des dissension s’élevèrent entre le roi, Gingir khan, et le Tisri Sangkie Ghiamtzho; le roi fit assassiner le Tisri. Le Grand Lama Suprême n’en continua pas moins à mener sa vie dissolue; le roi ne put plus supporter cela plus longtemps et, en accord avec l’empereur de Chine, il le déposa. Puis, prétendant que l’empereur de Chine l’appelait à sa cour pour l’honorer, le roi retira le Grand Lama Suprême du couvent de Brepung ou Brebon (Drepung?) où il s’était retiré en sécurité au milieu de 60000 moines armés; il le fit conduire à Dam (en Amdo) pour y être décapité, d’après ce que l’on dit; toutefois, d’après l’ouvrage historique Naue c’in len i k’hyk’ hun ka sgiuso, le Grand Lama Suprême serait mort d’hydropisie, lors de son voyage en Chine, à la fin de l’année 1707, année de l’arrivée des premiers missionnaires capucins des marches d’Ancône qui formèrent le premier établissement au Tibet (12 juin) (la déposition du 6ème Dalaï lama, un poète qui scandalisé la cour et était très populaire, ainsi que sa mort sir le chemin de Pékin, sont des faits historiquement avérés). 

A l’issue de ces événements, le roi Ginkir khan nomma Grand Lama Suprême le lama du monastère de Chapohri (montagne de fer), Ngawang yi shie ghiamtzo dans lequel, d’après les Chokhiongs, non pas l’âme mais le souffle du précédent Grand lama était passé. En 1709 arrivèrent de Chine cinq ambassadeurs qui intimèrent aux Tibétains l’ordre de l’empereur de Chine de reconnaître le nouveau Grand Lama Suprême et Ginkir khan comme roi du Tibet, ce qui fut fait. 

On doit mentionner que, selon les folles croyances des Tibétains, l’âme du défunt Grand Lama Suprême serait passée dans le corps d’un enfant, fils d’un moine retiré du monastère de Brepung ou Brebon, pour être emmené à Lithang, au Kham où, disait-on, le Grand Lama Suprême se serait réincarné en 1706. Cette rumeur s’étant répandue, nombre de moines et de novices (j’ai traduit scholars de cette façon mais on peut l’entendre aussi comme étudiants car les monastères sont des universités et tous les jeunes gens qui les fréquentent ne finiront pas nécessairement moines) se rendirent auprès de lui et le reconnurent. Cependant, l’empereur de Chine avait reconnu le Grand Lama désigné par le roi tatar; il pouvait donc difficilement accepter l’existence d’un second prétendant susceptible de remettre en cause l’unité du pouvoir spirituel et il plaça l’enfant et sa famille en résidence surveillée, sous la garde de 5000 soldats. Ils furent enfermés dans la forteresse de Shilin, ou Shillingh, jusqu’en 1720, date à laquelle une armée chinoise, comprenant 107000 soldats chinois et 30000 soldats tatars, s’empara de Lhassa et se rendit maîtresse de l’ensemble du Tibet, le 20 septembre. Les Tatars Gionkars (Dzungars), qui avaient traitreusement envahi le Tibet avec la connivence d’une partie de la population et qui avaient mis le pays en coupe réglée, en novembre et décembre 1717, furent complètement refoulés. Les Chinois vainqueurs replacèrent le soi-disant réincarné en pleine possession des pouvoirs du Grand Lama Suprême, le 6 octobre 1720, tandis qu’ils confiaient le pouvoir temporel et politique au roi Telchin bathur subordonné au Grand Lama, Ginkir khan ayant trouvé la mort lors de la défaite des Gionkars. 

Le 5 août 1727, par ordre du Grand Lama, de son père et de trois ministres d’Etat ainsi que de beaucoup de nobles du royaume, le roi Telchin bathur fut assassiné dans son palais. En 1728, l’empereur de Chine envoya une nouvelle armée de 40000 soldats afin d’arrêter tous ceux qui étaient impliqué dans le crime. Le 1er novembre, dix-sept chefs du complot furent cruellement exécutés tandis que beaucoup d’autres personnes, qui n’avaient pas pu fuir, étaient déportées en Chine. Le 23 décembre 1728, le Grand Lama Suprême et son père furent arrêtés et enfermés dans une forteresse près de Chen-to-fu. Le puissant et très respecté lama du monastère de Chotin, de la province du U, à quatre jours de Lhassa, Kiesri-riboche, fut investi par l’empereur du pouvoir spirituel; il résida au Putala (Potala) ou à Brepung (Drepung), comme les autres Grands Lamas; il s’entoura de 200 moines choisis par lui, contre 400 pour son prédécesseur. En 1729, l’empereur de Chine appointa comme roi du Tibet tributaire de l’empire, Mi-vang, actuellement au pouvoir et qui semble bien disposé à l’égard du catholicisme. 

L’empereur de Chine transféra au nouveau roi les pouvoirs temporel, judiciaire et politique qu’exerçait déjà Telchin batur et le Grand Lama Suprême fut ainsi privé de tout pouvoir temporel. Le roi désigne désormais les Khalongs, les ministres d’Etat, les Teba ou Deba chinbo, gouverneurs généraux des province et chefs des villes et tous les autres ministres et officiers supérieurs qui s’occupent des affaires militaires et judiciaires qui ne sont ni graves ni capitales. Pour désigner ces personnages, le roi consulte le quatre ministres d’Etat qui se réunissent trois fois par semaine. En l’absence du roi, ce conseil est présidé par le premier ministre d’Etat qui ne peut cependant rien décider sans l’approbation du roi. Ce dernier ne peut toutefois jamais agir de sa propre initiative dans des cas d’importance ou lorsque la vie et la mort de quelqu’un est en jeu sans l’avis des ministres d’Etat, des nobles et de la cour dans un conseil secret. Les ministres et les autres conseillers se réunissent quotidiennement pour traiter des affaires secondaires. Le choix des autres gouverneurs, ministres et officiers subalternes, qui sont sous l’autorité des gouverneurs des provinces, appartient aux ministres d’Etat de sorte que le Grand Lama Suprême ne détient plus aujourd’hui que le pouvoir spirituel. Pour ce qui concerne les moines, s’ils ont commis une faute grave, ils sont punis par le même tribunal, qu’ils aient ou non prononcé leurs vœux; en cas d’offense grave, la sentence est rendue par le lama du monastère ou le délégué du Grand Lama Suprême, ce dernier étant confiné dans la forteresse de Chen-fu. (Les deux paragraphes précédant décrivent les démêlés politiques qui agitèrent le Tibet après la déposition du 6ème Dalaï lama lesquels aboutirent à l’éviction par la Chine de l’influence mongole sur le Toit du Monde). 

Administration de la justice. Les juges tibétains, au nombre de trois à Lhassa, tirent leurs décisions des livres de la loi en matière criminelle comme en matière civile. Il existe d’autres livres qui traitent de ces sujets sous forme de commentaires sans références aux ouvrages religieux. Il existe une possibilité d’appel devant une autre juridiction et une cause peut monter jusqu’au roi. A l’époque où le Grand Lama Suprême disposait du pouvoir temporel, c’est lui ou son Tisri qui jugeait en dernier ressort. Mais l’affaire n’était portée devant lui, dans le cas où la punition était la peine du fouet, une main coupée où la mort, que dans l’hypothèse où le Grand Lama Suprême pouvait accorder son pardon car il était considérée comme une fontaine de grâce. Les trois juges se réunissent dans leur cour le matin et l’après-midi à des heures fixes; le matin, aucun commerçant ne peut vendre quoi que ce soit avant l’ouverture de l’audience, le tribunal donnant sur la place du marché; en milieu de journée, l’audience est suspendue et les commerces doivent fermer; l’après-midi, il en va de même: les échanges commerciaux ne peuvent avoir lieu qu’en présence d’au moins un juge au tribunal. 

D’après mes lectures et ce que j’ai vu, voici comment s’exerce la justice. En matière civile,  il est nécessaire de déposer des preuves écrites ou des témoignages; le jugement a lieu le lendemain à moins que la lecture des documents n’exige plus de temps. Les causes sont traitées dans leur ordre d’arrivée et il n’est pas nécessaire de payer les juges ou d’autres officiers qui sont rétribués par l’Etat. Les amendes sont remises aux ministres d’Etat à la fin de l’année. Lorsqu’il n’existe pas de preuve écrite ou dans les causes peu importantes, par exemple dans le cas d’un litige entre un créancier et son débiteur, le jugement est laissé au hasard et rendu sur un coup de dés, le gagnant étant celui qui obtient le plus de points. Pour des affaires plus graves, on plonge une pierre blanche et une pierre noire dans un récipient d’huile bouillante et l’une des parties est invitée à retirer une des pierres; si elle sort la pierre blanche sans se brûler elle gagne son procès et la partie adverse n’a pas à subir l’épreuve; dans le cas contraire, le perdant est traité de menteur et la partie adverse est soumise elle aussi à l’épreuve. Une autre manière de rendre la justice est de chauffer au rouge une barre de fer et d’inviter l’intéressé à promener sa main tout au long de la barre; si la main n’est pas brûlée, il gagne son procès.  

En matière criminelle, une amende et la bastonnade sont des peines couramment infligées; si le condamné n’a pas d’argent le nombre de coups est doublé; les femmes sont condamnées à la même peine. Les condamnés sont placés le visage contre le sol et les coups leurs sont appliqués avec une longue trique sur leurs fesses nues; les personnes ivres ne sont cependant pas punies; si la victime a été frappée et que le coup n’ait pas été mortel, le coupable est emprisonné et sa peine est réduite s’il était ivre; si le coup était mortel et si la victime est décédée au bout de quelques jours, le coupable et tué à coups de flèches ou jeté dans une rivière avec une grosse pierre attachée au cou; si la mort a été immédiate, on lie ensemble la victime et son meurtrier et vingt-quatre heures plus tard on enterre les deux; si des spectateurs ont assisté à la scène du meurtre sans intervenir, ils sont considérés comme complices est sont mis à l’amende et traités comme les coupables; si des maîtres, ivres ou à jeun, frappent leurs serviteurs et les tuent, ils n’encourent aucune peine, mais ils perdent leur réputation et ne peuvent plus prétendre à une promotion ou à une dignité.  

A la fin de chaque année, les trois juges de Lhassa présentent leurs comptes; les amendes provenant d’affaires civiles sont versées à l’Etat; celles qui proviennent d’affaires criminelles vont aux monastères, en rémunération des prières et des sacrifices. Les juges des juridictions provinciales agissent de la même façon et soumettent leurs comptes au roi. 

En cas de viol impliquant un moine et une nonne, que celle-ci soit dans un couvent ou qu’elle mendie à l’extérieur, la nonne est expulsée du couvent et renvoyée chez elle, ce qui est considéré comme un grand déshonneur. Si la nonne avait prononcé ses vœux, le déshonneur est encore plus grand et elle ne pourra pas se marier, même si elle trouve un prétendant convenable. Si le moine avait prononcé ses vœux, on lui retire ses habits et on le chasse du monastère, en l’envoyant vivre dans les montagnes, parmi les bêtes sauvages; si la nonne et le moine n’avaient pas prononcé leurs vœux et s’ils désirent se marier, ils n’encourent aucune peine; mais s’ils ne veulent pas se marier, le moine est bastonné en public, chassé du couvent et banni; si le violeur de la nonne est un laïc, il est marqué au front et banni du royaume. 

L’adultère est puni de la même façon que le coupable soit l’homme ou la femme; si le mari refuse de passer l’éponge, la femme s’en retourne chez ses parents déshonorée, sinon elle retourne vivre avec lui.  Pour ce qui concerne le divorce, si les époux vont devant le juge, celui-ci examine les deux côtés de l’affaire et, si la femme est dans son droit, le mari doit lui restituer sa dot et lui donner quatre analy d’orge (chaque analy pèse environ deux livres romaines ou 24 onces françaises) pour chaque année de vie commune. Pour les autre manquements au sixième commandement, il y a d’autres peines mais je n’ai rien lu ni rien entendu dire à leur sujet. 

Pour ce qui concerne le vol, le voleur attrapé va en prison et, quand il a avoué son forfait, si les biens peuvent être récupérés, ils sont rendus à leur légitime propriétaire; s’ils ont été vendus, le recéleur doit rendre les biens et perd l’argent; si l’argent est entre les mains du voleur, le juge le lui retire pour le remettre à l’Etat; si le voleur l’a dépensé, il doit se procurer la somme correspondante qui sera saisi au profit de l’Etat; si ce sont des pièces de monnaie qui ont été dérobées, elles doivent être rendues à leur propriétaire et le voleur doit payer une amende à l’Etat et le châtiment corporel est doublé s’il est pauvre. Si le vol est peu important et que le voleur n’en est qu’à son coup d’essai, il est puni de prison et du fouet; si le vol est conséquent et a spolié des personnes privées, la peine est doublée; si des personnes publiques ou religieuses ont été lésées, le voleur est jeté dans une rivière mais ont peut lui accorder sa grâce en lui coupant les deux mains; s’il a récidivé, on lui coupe la main gauche la seconde fois, les deux mains la troisième fois et, la quatrième fois, on le jette dans une rivière ou on le gracie en l’envoyant dans la forteresse de Sgikakungar, à quatre jours de Lhassa, où les mauvais traitement et la fatigue ne lui permettront pas d’espérer vivre plus d’un an, beaucoup de condamnés n’atteignant même pas l'endroit. 

Si le voleur est un moine et si le délit a été commis dans un monastère, la peine est infligée par le lama pour les petits délits et par le Grand Lama Suprême ou son représentant pour les délits plus importants; actuellement, les seconds délits sont de la compétence du roi. Si un moine a volé des laïcs, des temples ou des personnes de qualité, il est chassé du monastère et jeté en prison et, lorsque le bien est rendu, il est envoyé dans les montagne, avec les yacks sauvage, pour une période déterminée ou sa vie entière, ou encore il est flagellé et banni. Le recéleur peut être également puni bien qu’il ne connaisse pas la provenance exacte du bien, qu’il l’ait payé le prix demandé ou même quand il a été dénoncé à tort par le voleur! 

Il existe diverses autres peines pour d’autres crimes mais je n’ai pas pu toutes les recenser et je n’ai pas eu entre les mains le livre qui traite de ces sujets. Les tortures infligées sont la peine du fouet, l’immersion dans l’eau glacée jusqu’au cou, la flagellation à coups de lanières de cuir, et à nouveau l’immersion dans l’eau, le processus étant répété plusieurs fois; la lacération des chairs au couteau et le salage des plaies; l’exposition nu au gibet ou une cangue au cou. D’autres tortures dont je ne me souviens plus sont aussi en usage jusqu’à obtention des aveux. (Tout cela peut sembler cruel, mais, à cette époque en Europe, on rouait et on écartelait encore!) 

Selon la coutume, une punition corporelle peut être remplacée par une amende et les pauvres qui ne peuvent pas s’en acquitter doivent mendier jusqu’à la collecte de la somme sous n’importe quelle forme. Une autre coutume concerne une douzaine de personnes de qualité qui sont chargées d’intervenir auprès du roi pour obtenir la grâce d’un condamné; si le roi est bien disposé en faveur du condamné, il les reçoit en audience; autrement, il trouve un prétexte pour refuser de les recevoir. Lorsqu’un condamné va être puni, ces personnes de qualité, avec d’autres de rang élevé, déambulent plusieurs fois autour du temple et, lorsque le condamné est conduit au lieu du supplice, les officiers de justice et le condamné, suivi par un concours de peuple, effectuent également plusieurs circuits autour du temple (on peut supposer que ce temple est le Jokhang). 

Les lois tibétaines.  Les livres des lois tibétaines, qui sont considérés comme leur Bible, consistent en huit cents gros volumes appelé K’hagiur, à savoir préceptes transcrits ; ils sont traduits de l’hindou en tibétain. Le K’hagiur possède ses commentaires, contenus dans quatre cents volumes, et il existe encore de nombreux autres livres consacrés à l’histoire et à la philosophie, lesquels contiennent beaucoup de choses que les personnes qui enseignent la religion et le peuple tiennent pour des articles de foi. Dans ces volumineux textes du K’hagiur il est dit qu’il y a huit millions de monde en dehors du nôtre lequel tient son existence des habitants des mondes invisibles. Mais la manière dont ces mondes furent créés demande de long développements qui excèderait le propos de ces notes aussi en omettrai-je le détail. Tous les autres monde sont ab aeterno a parte ante, et un a parte post. Les âmes des êtres vivants sont éternelles a parte ante et a parte post, la loi est ab aeterno et a parte ante, mais pas a parte post, parce que, quand toutes les transmigrations auront pris fin et que les êtres vivants auront pris place au paradis, la loi prendra fin. 
Cette loi enseigne que certains mondes sont sans loi et que, dans les autres mondes ayant une loi, il y a aussi un paradis qui, croient-ils, est etiam a parte ante, et a parte post où sont toutes les âmes des êtres vivants, excepté cependant celles de notre monde visible où il n’y a pas de paradis mais seulement trente deux endroits de béatitude, où vont ceux qui ont atteint la position de saints ou Lha et sont assimilés à des divinités. Ils imaginent que ces endroits sont situés dans les airs au-dessus des hautes montagnes de plus de 160000 lieues de haut (la lieue tibétaine valant cinq miles) et 32000 lieues de tour, avec quatre parties, de cristal à l’est, de rubis à l’ouest, d’or au nord et de lapis-lazuli au sud. Dans ces lieux de béatitude, les Lha restent aussi longtemps qu’ils veulent avant d’aller au paradis ou dans d’autres mondes (il s’agit probablement du passage parmi les divinités des défunts ayant accumulés beaucoup de mérites interprété par Della Penna à sa façon). 

Selon la loi, à l’ouest de ce monde, se trouve un monde éternel, a parte ante et a parte post, avec un paradis et dans ce paradis un saint appelé Ho pahme, qui signifie splendeur et lumière infinie (Amithaba dont le Panchen lama est la réincarnation). Ce saint a beaucoup de disciples qui sont tous Chang chub (bodhisttva?).  Les Chang chub ne sont pas encore des saints mais ils possèdent à un haut degré cinq vertus, à savoir Chinba, Taultrim, Szopa, Tzontru et Samden, c’est-à-dire grande charité, temporelle et spirituelle, parfaite observation des lois, grande patience quoi qu’il arrive, et la plus sublime contemplation. Ces Chang chub sont sortis du cycle des transmigrations et leur âme passe du corps d’un lama au corps d’un autre lama, en restant toujours la même, pour le bénéfice des autres vivants, auxquels ils enseignent la loi, et c’est même la raison pour laquelle les Chang chub refusent la sainteté qui les empêcherait de remplir cet apostolat. Mus par la compassion et la pitié, ils renoncent à la sainteté afin de continuer à instruire les autres à sortir au plus vite du cycle des renaissances. Ces Chang chub ont la faculté de choisir le monde dans lequel ils se réincarnent pour cet objet.  

La transmigration des âmes d’un corps à un autre est l’un des points essentiels des lois du Tibet et, pour cette transmigration, six types d’endroits sont assignés (la réincarnation et la renaissance sont effectivement à la base du bouddhisme tibétain; cependant, il ne s’agit pas à proprement parler de la transmigration des âmes; Della Penna interprète cette religion avec une grille de lecture chrétienne, ce qui l’amène à énoncer des approximations trompeuses). 

Premièrement, il y a les lieux des Lha, c’est-à-dire des divinités; presque innombrables, leur nombre est ramené à trente-deux pour satisfaire les exigences de la cosmogonie tibétaine avec sa grande montagne au milieu du monde. En dehors de ces lieux, les mêmes lois disent qu’il existe des lieux de transmigrations des Lha, dans les sept planètes et dans les étoiles, où les âmes transmigrées en Lha recevront la récompense de leurs bonnes actions; après quoi les Lha sont punis pour leurs péchés car, même dans un lieu de béatitude on peut commettre des fautes; comme punition, ils peuvent passer dans la forme d’autres corps appelés anon et, s’ils ont péché après avoir reçu la récompense de leurs mérites, ils peuvent renaître en homme. 

La seconde catégorie de lieux est celle des Lha ma in, c’est-à-dire les demi-dieux; ce sont les lieux où passent les âmes pour recevoir les récompenses de leurs bonnes actions. Les plaisirs n’y sont cependant pas aussi intenses que dans les lieux des Lha dont il a été question plus haut. 

La troisième catégorie de lieux est le Tudro, qui regroupe les endroits de toute sorte d’animaux et de bêtes où transmigre l’âme pour des péchés véniels ou mortels. 

La quatrième catégorie est Ita ou Tantale où les âmes transmigrent pour subir la punition de péchés véniels et mortels encore plus graves. 

La cinquième catégorie d’endroits est Gnielva, ou l’enfer, où vont les âmes qui doivent subir les châtiments des fautes qui ne peuvent pas être expiées seulement par la douleur. Elles y reçoivent des tourments qui, sans être éternels, n’en durent pas moins longtemps, en fonction de la gravité de la faute commise, après quoi, pour compléter la punition, elles transmigrent, en homme si aucun crime n’a été commis, et, dans le cas où de nouvelles fautes sont commises dans cet enfer, le châtiment est prolongé ou l’âme transmigre dans une bête d’Ita. 

Dans tous les lieux susmentionnés, l’âme doit entrer dans un nouveau corps car, sans cela, elle ne pourrait recevoir ni récompense ni punition. 

La sixième catégorie est Gikthen, c’est-à-dire notre monde, et c’est le meilleur puisqu’on peut y accomplir des bonnes actions et effacer ses péchés par la douleur et la mortification, ce qui n’est pas possible dans les autres endroits. L’aveugle, le sourd, le boiteux, le perclus sont tous affligés en compensation de fautes commises tandis que les pauvres, les subalternes, les ouvriers, les paysans et autres personnes soumises au travail manuel, les serviteurs et les esclaves, doivent leur sort aux mêmes raisons. La propriété, la richesse, la noblesse, l’autorité des grands, des princes et du roi, sont la conséquence des bonnes actions, c’est écrit dans la loi. Des saints, et même des Chang chub, selon les légendes, deviennent souvent des monarques. 

D’après un des articles de la foi des Tibétains, quelqu’un qui observe toutes les lois pendant une période de cinq cents transmigrations, sans commettre aucun péché, devient un saint; mais s’il commet quelques péchés, le nombre des transmigrations est augmenté à proportion jusqu’à ce que, grâce à ses bonnes actions, il puisse devenir un saint. Mais avant d’atteindre cet objectif, il doit passer par l’état de Chang chub et, pour ce faire, lors de sa dernière transmigration, il doit au moins être moine, soit dans ce monde soit dans un autre pourvu de lois, parce que les novices, quelque soit leur rang, leur éminence et la rectitude de leur vie, ne peuvent pas devenir Chang chub sans avoir été moine; et pour connaître ceux qui sont devenus saints, depuis la restauration de la loi, il n’est pas nécessaire qu’ils aient accompli quelque action que ce soit, mais il faut qu’ils soient admis comme tels, lors de la dernière transmigration, grâce à l’existence sur leur corps de trente-deux signes et par quatre-vingt qualités qui suffisent pour qu'on les adore. Les signes sont les suivants: la marque d’une roue sur la paume de leurs mains et de leurs pieds, une peau douce de couleur dorée, une petite marque en forme d’anneau sur le front, les mains et les pieds palmés... Les qualités sont les suivantes: marcher comme un éléphant, voler comme un oiseau, se tenir droit comme un mât et partir toujours du pied droit. 

De tous ces saints procède le dieu que les Tibétains adorent; sa puissance s’accroît de l’augmentation du nombre des saints et, lorsque tous les êtres humains seront parvenus à la sainteté, il aura atteint sa dimension ultime. Il s’appelle Sankia K’honchoa (le très précieux Bouddha), c’est-à-dire "le meilleur de tous" ou, "dieu procédant des saints" et il est considéré par les Tibétains comme la première personne. 

Ils appellent la seconde personne Cho K’honchoa (la très précieuse loi), le dieu de la loi, parce que les saints ont restauré la loi dans son état initial immaculé; et parce qu’ils ont donné la loi qui venait de dieu. 

La troisième personne est appelée Kedun-K’honchoa (assemblée très précieuse des vertus), ce qui signifie la réunion de tous les moines, qui est de l’or, parce que les saints, en restaurant la loi, ont restauré en même temps les lois et règles des monastères, et parce que tous ces saints furent des moines et sont l’essence véritable du monachisme, ils doivent porter le nom d’assemblée très précieuse des vertus. 

La loi indique que ces trois personnes sont distinctes mais que leur essence est la même et qu’elles forment un seul être qui est la meilleure et plus parfaite substance. Cette essence est unifiée dans un seul corps qui est le dieu des Tibétains, fait d’une pierre aussi précieuse que le cristal car l’esprit seul ne saurait ni jouir ni souffrir. (On retrouve ici l’analogie avec la sainte trinité chrétienne; mais Bouddha n’est pas un dieu au sens chrétien du terme; il n’est qu’un sage ayant développé une philosophie de l’existence; Della Penna sollicite une fois de plus le bouddhisme tibétain à travers le prisme déformant de sa foi.) 

Les attributs de ce dieu sont la pitié, la sympathie et toutes les perfections conjointement avec le plus haut degré de piété, mais sans l’exercice de la justice et l’administration des punitions qui sont incompatibles avec la pitié. La compassion du dieu des Tibétains ne se diffuse pas sur les êtres humains, elle lui est intrinsèque, il ne punit pas mais ne dispense pas non plus de grâce, les récompenses et les punitions étant seulement la conséquence des actes des hommes par le truchement des transmigrations. 

La loi tibétaine admet la présence de dieu mais à travers de multiples représentations et, quand les fidèles l’invoquent ou le prient, il est là, quoique invisible et vu seulement par les Chang chub, même s’il lui arrive de se révéler parfois aux cœurs purs, car il est omniscient et pénètre le secret de tous les cœurs. Tout ce que peut faire de bien ce dieu c’est d’inspirer la bonté et d’inciter les hommes à faire le bien, à moins qu’ils ne soient contraints par la force du mal provenant de transmigrations antérieures. 

Cette loi touche à la partie essentielle de la béatitude du paradis, Teva chenbo ou Teva tzeme (la béatitude suprême), à savoir l’endroit de l’incommensurable paix qui consiste à être libéré du moindre trouble, à jouir de toutes les joies imaginables et à être toujours in amplexibus et illecebris absque consumatione. 

Au purgatoire, pour reprendre une expression chrétienne, la loi consigne les animaux et Tantale en lesquels les êtres humains ont été transformés, lesquels subissent des punitions qui les purgent de leurs péchés véniels et mortels, étant entendu que, pendant cette période, ils peuvent pécher mais non faire le bien. S’ils ne commettent aucun nouveau péché pendant leur temps de purgatoire, ils peuvent redevenir des hommes. 

Les Tibétains croient également en l’existence d’un enfer où existent huit endroits où sont tourmentés les damnés par le feu et huit autres où ils le sont par le froid et d’autres tourments. Le juge de l’enfer est un Chang chub nommé Chenrezi, mais, en tant que juge de l’enfer, on l’appelle Shinche chio kiel, ce qui signifie le juge le plus haut et le plus juste de la loi. Ce juge tient dans sa main un miroir parfait dans lequel se reflètent tous les actes. Chaque homme possède un Lha, sorte d’ange gardien, qui se fait son avocat auprès du juge. Le Lha place dans un plateau de la balance les boules blanches représentatives des bonnes actions tandis que, sur l’autre plateau de la balance, une sorte de démon place des boules noires représentatives des mauvaises actions. Le jugement est rendu selon le côté où penche la balance.  

Il existe deux sortes de démons. Le premier type, appelé Dre, n’est rien d’autre qu’hommes et femmes trop attachés au monde, à la richesse et à la beauté corruptible qui, au moment de la mort, ne peuvent pas transmigrer mais au contraire restent in Parto (le Bardo que l’on traverse après la mort). D’après le dogme tibétain, au moment de la mort, l’âme reste séparée du corps pendant sept jours avant de transmigrer dans un nouveau corps, en fonction de ses bonnes et de ses mauvaises actions. Les âmes des personnes dont il est question ci-dessus restent séparées d’un corps non seulement pendant sept jours mais pendant des années, errant à travers les airs, enragées et inconsolables, seulement heureuses du tort qu’elles causent à quelqu’un, leur satisfaction se tournant alors en folie furieuse. Au terme de leur errance, elles migrent vers un lieu appelé Narme  (le feu de la souffrance) et deviennent un Dre, auxiliaire de justice, qui reçoit d’autant plus de tourments qu’il tenaille plus fortement les autres. 

La seconde sorte de démons s’appelle Tu; ce sont aussi des hommes et des femmes qui migrent de l’endroit des Lha, le Dokham ou Dope kham, et qui n’ont pas d’autre but que de tourmenter perpétuellement autrui. Quand ils reprennent forme humaine, ils se montrent particulièrement pernicieux et ne commettent que des mauvaises actions à l’encontre de leur prochain. Le maître de cet endroit, Karob vang chu, tire quotidiennement cinq flèches sur le monde: Nkarkiel, l’orgueil; Dochia, la luxure; Shetang, la colère; Pratoa, l’envie et Thimu, la paresse; ceux qui sont frappés par ces flèches sont enrôlé sous les bannières de ce diable et deviennent de méchants hommes. S’il advient que le maître de ce lieu infernal transmigre dans le monde sous les apparences d’un roi, il apporte la guerre, la famine et la pestilence tout en opprimant sans retenue ses sujets. Le Tu et sa progéniture sont des démons tentateurs qui incitent les hommes à pécher.  

Le dernier saint qui restaura la loi au Tibet s’appelle Shakia Thupba (Sakyamuni qui n’est autre que Bouddha), à savoir le plus puissant des Shakias, sa famille. En Inde, on l’appelle Shakia Muni, fils du roi Sezang Shakia, de la ville de Serkiasgy, au Bengale, né d’une énorme ouverture au flanc droit de sa mère Lha mo tzu prul, une prodigieuse déesse (celle de l’illusion), et engendré par un Lha appelé Kiachin (Indra). Il fut ondoyé dans l’eau tiède du ciel et brilla bientôt comme de l’or; selon une histoire qui me fut racontée en 1780, il vint au monde en 959 avant l’ère chrétienne, il y a donc 2696 ans. Ce Shakia Thupba restaura les lois, qui étaient tombées en désuétude, lesquelles sont recueillies maintenant dans cent six volumes rédigés par ses disciples, après sa mort, d’après ce qu’ils avaient entendus de sa bouche. Il se dit que ces préceptes tenaient d’abord dans trois cents volumes mais que les hérétiques, les brahmanes, dont beaucoup de ces lois procèdent, et leurs suiveurs, en brûlèrent cent quatre vingt douze. 

Shakia Thupba propagea sa doctrine au Bengale, dans les pays voisins et dans d’autres contrées. Ces volumes se subdivisent en deux parties, l’une, qui comporte soixante livres, s’appelle Dote et l’autre, qui comporte trente-huit volumes, s’appelle Khiute. Dans les soixante volumes de Dote, la vie de Shakia Thupta est racontée, avec ses titres, ses faits et les miracles qu’il a accomplis pendant ses cent soixante et un ans d’existence, comment il mourut, ce qu’il dit, en condensé, la règle des moines, les différents grades et dignités, les offices et les fonctions des moines. Cinq commandements s’imposent aux novices, dont le stage dure plusieurs années; ensuite, et jusqu’au moment de prononcer leurs vœux, ils doivent respecter dix commandements; ils peuvent librement décider ou non d’entrer dans les ordres; ceux qui choisissent la vie monacale sont astreints au respect de deux cent cinquante quatre commandements, outre les trois vœux de chasteté, d’obéissance et de pauvreté; à leur mort, s’ils possèdent des biens, ceux-ci vont au monastère. La règle est la même pour les nonnes; cependant, il est écrit dans les lois que Shakia Thupba n’était pas favorable au monachisme féminin, les femmes pervertissant les rites. Il existe des moines qui ne sont pas cloîtrés et qui vont dans le monde. Mais aucune femme ne peut pénétrer dans les monastères masculins. Quant aux religieuses, elles sont toutes cloîtrées et aucun homme ne peut pénétrer dans leur couvent, à l’exception de ceux qui sont habilités à y effectuer des tâches particulières par le supérieur. (En réalité, il existe plusieurs écoles du bouddhisme tibétain et les règles monacales ne sont pas les mêmes d’une école à l’autre; en particulier, tous ne sont pas contraints au célibat; mais il est vrai, qu’il existe moins de nonnes que de moines).  

On distingue trois voies de perfectionnement: le commencement, la compétence et la perfection; il existe des méthodes d’auto-purification, de repentance pour ses péchés, les Tibétains reconnaissant la contrition et la possibilité de quitter le mauvais chemin, ainsi qu’une sorte de confession qui fait penser à celle de Saint Augustin. Tous les moines, et presque tous les novices, choisissent un père spirituel parmi les lamas; le pénitent reconnaît ses fautes devant son père spirituel et ce dernier prie pour la rémission des péchés qui lui ont été confessés. Le père spirituel est appelé Shiakpabo, celui qui pardonne; celui qui se confesse est appelé Shiakul, le pénitent; l’acte est appelé Tholshia, la confession. Le second degré consiste en l’acquisition des vertus morales et le troisième degré en la contemplation des délices de la vie future, libérée de toutes les contraintes de la vie présente et des innombrables misères des hommes sujets au cours laborieux des transmigrations. 

Il existe aussi des commandements pour tous les moines aussi bien que pour les novices mais leur transgression par les moines est plus grave que pour les novices. En premier lieu, il est défendu de tuer, que ce soit un homme ou un animal; en second lieu, il est défendu de forniquer; troisièmement, il est défendu de voler; quatrièmement, il est défendu de se plaindre; cinquièmement, il est défendu de mentir; sixièmement, il est ordonné d’aimer son père et sa mère. Outre ces six préceptes, il est enjoint de surveiller les trois portes: celle du cœur, celle de la langue, celle du corps, à savoir les pensées, les mots et les travaux. Aux hommes, il est enjoint de ne pas approcher leurs épouses pendant le jour, mais seulement  la nuit, et seulement aussi souvent que les lois le permettent, et pas davantage.  

La loi de Dote fixe des règles strictes pour le mariage; en particulier, les liens sont prohibés entre des personnes qui ne sont pas éloignées d’au moins sept degrés, mais cette règle n’est pas toujours respectée par la noblesse. Dans les couches populaires, la tradition, plutôt que la loi, sanctionne des abus, plusieurs frères vivant avec la même femme (polyandrie); ces abus sont rares dans la noblesse, chaque homme ayant une femme et quelques-uns plusieurs (polygamie). Après avoir signé le contrat de mariage et arrangé le jour de la cérémonie, le fiancé et ses relations se rendent au domicile de la fiancée, où ils vont retrouver les parents de cette dernière; le père du fiancé ou son plus proche parent demande à la fiancée si elle veut bien prendre le fiancé pour époux; si elle répond positivement, il pose un morceau de beurre sur la tête de la fiancée; le père ou le plus proche parent de la fiancée pose la même question au fiancé et pose ensuite un morceau de beurre sur sa tête suivant le même rite que pour la fiancée. Le mariage est alors prononcé et tout le monde se rend au temple, y entre, tourne autour, et revient à la maison de la fiancée où on  festoie pendant quinze jours tout en se promenant dans la ville, en rencontrant ses amis, en conversant et en se congratulant mutuellement. Une fois les quinze jours écoulés, le mari emmène sa femme chez lui. 

La loi de Dote contient des prières et les méthodes pour prier qui s’imposent aux moines, les manières de procéder aux sacrifices qui consistent à édifier des pyramides de pâte d’orge et de rosettes de beurre colorées en blanc, jaune, rouge, bleu, vert ou autres couleurs qui servent à orner la face visible des pyramides (statues de beurre). Les pyramides ainsi décorées sont placées sur les autels des temples ou des chapelles, ainsi que sur les petits autels particuliers qui se trouvent dans les cellules des moines ou dans les maisons. Ces sacrifices accompagnés de prières sont renouvelés quotidiennement par les moines chargés de cet office. Lors des cérémonies solennelles, les sacrifices sont accompagnés de chants et de musique jouée par plusieurs sortes d’instruments: de larges flutes, des trompettes excessivement longues, des conques, des crécelles, des tambours et des tambourins... Le feu joue aussi un rôle dans certains sacrifices au cours desquels on jette dedans quantité de choses. Il existe un long rite, célébré avec une grande solennité, des chants et de la musique, mais il n’est pas fréquent. Chaque jour, les Tibétains procèdent à d’autres offrandes, dans les temples, comme dans les maisons des moines et celles des laïcs, par exemple d’eau naturelle ou colorée avec des fleurs, de bière ou d’autres choses; la bière est toujours placée sur la tête des hommes; on offre aussi tous les premiers fruits et, avant les repas, un peu de ce qui va être servi. Les pyramides, après avoir servi au sacrifice, sont distribuées aux pauvres, la bière est donnée aux moines et aux novices, l’eau et les fleurs sont jetées à la voierie et renouvelées le jour suivant si nécessaire. Il y a beaucoup de prières mais la plus populaire parmi les moines et les novices est Hom manip eh me hum (Om mani padme hum), une prière magique dont chaque lettre contient un sens profond. Il serait trop long d’expliquer lequel. (Della Penna ne prend pas de risque!) 

Les moines et les laïcs peuvent observer à leur convenance deux sortes de jeûne appelés Niunne et Nienne, à savoir un jeûne rigoureux et un jeûne de simple sobriété. Le premier s’observe rigoureusement pendant vingt-quatre heures, sans cracher ni fumer, et si quelqu’un veut l’observer pendant trois jours d’affilée, ce qui arrive souvent, il peut prendre toutes les vingt-quatre heures, le matin, trois tasses de thé pur à la mode tibétaine. L’autre sorte de jeûne n’est pas aussi strict; celui qui s’y livre peut boire dans la soirée. Ces jeûnes sont plutôt observés par les novices que par les moines. Les moines qui ont prononcé leurs vœux s’engagent leur vie durant à ne rien manger en dehors des repas, mais ils peuvent boire, à l’exception de la bière qui est interdite sauf lorsqu’elle provient d’un sacrifice. La loi enjoint aux moines d’observer des périodes de dix à quinze jours d’isolement spirituel chaque mois, voire même plus, selon leur souhait. Les novices aisés et les grands seigneurs méditent aussi dans les monastères et le roi également, soit dans les monastères soit dans son palais. Dans la période d’isolement, on ne peut traiter aucune affaire avec ceux qui méditent. Un autre moine a le devoir de s’occuper de leurs besoins, sans cependant leur parler, sauf par signes; encore faut-il obtenir une autorisation si le moine médite dans sa chambre en lisant les livres sacrés ou en réfléchissant à la condition misérable de l’humanité. 

Au cours des processions qui ont lieu pendant l’année, les prêtres portent une sorte de surplis assez peu différent du nôtre, et le Lama Suprême, comme tous les grands lamas et réincarnations, et tous les lamas supérieurs des monastères, porte une cape semblable aux nôtres, simplement passé sur ses habits religieux. Ces religieux ont une espèce de crosse qu’ils tiennent avec vénération. 

Ce qui précère est un résumé très succinct de la loi appelée Dote. En suivant ses préceptes, les Tibétains pensent parvenir à la sainteté, lentement et à travers de multiples transmigrations (par opposition à la voie rapide du Khuite présentée ci-dessous). 

Les trente-six volumes de la loi Khiute contiennent des préceptes concernant les pratiques magiques ainsi qu’une foule d’autres matières relatives au luxe et à la soif de pouvoir; les moines et les disciples de ce Khiute ont leurs monastères et leur temple et leurs supérieurs ont leur cellule particulière mais les moines mangent et boivent en commun dans le temple. Je n’ai pas lu cette infâme et répugnante loi de Khuite afin de ne point polluer mon esprit et parce que ce n’était pas nécessaire. Pour la confondre, il suffit d’en connaître quelques extraits; on voit alors que, parmi peu de choses bonnes ou indifférentes, se trouvent beaucoup plus de recettes de sorciers, d’incantations magiques et d’obscénités. Pour les moines adonnés à cette loi indigne, il suffit d’apprendre par cœur vingt-cinq textes pour être déclarés docteurs alors que, pour les moines de Dote, il faut étudier la philosophie pendant douze ans et, pendant six mois chaque année, se livrer à des discussions quotidiennes; encore sont-ils soumis à un examen terminal avant d’obtenir leur grade. La loi de Khuite est la route la plus directe vers la sainteté, mais elle est incertaine et rude; ceux qui observent bien les préceptes de cette loi et pratiquent ce qu’elle enseigne peuvent devenir saints en une seule vie, sans aucune autre transmigration, mais, s’ils enfreignent la loi, ils augmentent le nombre de leurs transmigrations et très souvent passent par l’enfer Narme, où ils séjournent plus longtemps que les autres et subissent davantage de tourments. 

Il existe aussi au Tibet une troisième loi appelée Urkien (s'agit-il du Bön?), qui est pire que mauvaise et qui consiste uniquement en magie et en obscénités. Son donneur de loi a aussi institué des moines et des nonnes, mais différents de ceux de Shakia Rhupba; les nonnes y sont les épouses des moines et ceux-ci en ont plusieurs. Dans la loi de Urkien, comme dans les deux autres de Shakia Thubpa, on enseigne a fabriquer des croix d’ossements humains, à utiliser les crânes comme gobelets magiques, et aussi à confectionner des tuyaux (des flûtes) et autres futilités avec les tibias et les os des bras dont on se sert pour les incantations, les actes de sorcellerie et toute sorte de magie. 

Si les moines sont appelés auprès d’un malade, ils sont traités avec beaucoup de libéralité par les laïcs. Si le malade expire, un des moines est chargé d’extraire l’âme de son corps en lui enlevant quelques cheveux sur le sommet de la tête; on croit que l’âme ne transmigrera pas convenablement si on ne l’extrait pas de cette façon;  et que, faute d’avoir accompli ce rite,  elle peut prendre un mauvais chemin et sortir par le bas du corps, ce qui entraînerait des conséquences désastreuses pour sa transmigration. 
  
Ce rite exécuté, et diverses prières ayant été récitées par le moine, avec l’assistance des amis et des parents du défunt, ils consultent Chkhiong, le défenseur de la loi, élu par le peuple pour assister le Grand Lama Suprême, à l’occasion des fêtes solennelles, un personnage réputé pour ses pouvoirs magiques, l'oracle qui accomplit à chaque saison autour du temple la cérémonie du Kora, accompagné d’une troupe armée de couteaux et de flèches. On lui demande quel est le moment propice pour les funérailles. Ce moment venu, on emporte le corps en procession à l’endroit où elles doivent s’accomplir en priant. Là, le corps dénudé est placé sur une grande pierre. Un novice s’empare des vêtements et met le corps en pièces à coup de barre de fer, puis il distribue les morceaux aux chiens sous les yeux de l’assistance. Une fois les dogues satisfaits, les parents du défunt ramassent ses restes et les apportent au voisinage de la rivière, à un endroit réservé. Pendant la période du deuil, les hommes ne portent pas d’habits de soie mais se revêtent seulement d’habits de laine et les femmes retirent de leur chapeau et de leur robe les perles et autres ornements précieux qui les décorent habituellement, selon la mode du pays. Les parents laissent pendre leurs cheveux ou les le attachent sur leurs chapeaux pendant six mois, et, pendant six autres mois, ils les portent ébouriffés au-dessous du couvre-chef. Les parents du défunt au premier degré emportent ses os à la maison où ils seront conservés un an, ou moins s’il est d’un rang inférieur. Ces restes macabres sont suspendus dans la pièce où la mort est intervenue et là, des moines prient et font des sacrifices, pendant plusieurs jours, afin que le défunt réussisse sa transmigration sans trop souffrir. Des offrandes d'objets et d’argent ayant appartenus aux défunt sont généreusement distribuées aux moines et aux pauvres. 

A la date anniversaire de la mort, les amis et les parents du défunt se réunissent avec les moines, broient les os en poudre et les portent à la rivière puis, pendant plusieurs jours, ils prient et font des sacrifices dans la maison mortuaire. 

Les cadavres de quelques nobles, avec la permission du Grand Lama Suprême ou du Vice-Grand Lama, sont brûlés. 

Ceux des rois, du Grand Lama Suprême ou du Vice-Grand Lama sont brûlés avec du bois de santal, comme ceux des autres grands lamas. Ceux des moines et des nonnes sont portés sur la montagne où ils sont mangés par les oiseaux de proie. Le don des cadavres aux chiens est un acte de charité, les morts étant de la sorte encore utiles aux vivants. Les moines sont donnés aux oiseaux parce que les Tibétains croient qu’ils transmigrent en oiseaux ou autres créatures vivantes et c’est donc un acte de charité que de leur offrir la chair de leur propre corps. Voici tout ce que l’on peut dire brièvement de ce sujet confus contenu dans le chaos des lois tibétaines (ces précisions concernant les funérailles sont très approximatives). 
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Fra Francesco Orazio Della Penna di Billi, missionnaire capucin de la Marche d’Ancône, préfet de la Mission au Tibet

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