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Le récit du sergent Réguinot
commence en 1811 à Anvers, au 26ème régiment d’infanterie
légère. Il est sur le point d’être réformé
lorsque l'annonce d’une nouvelle campagne remet tout en question. A Berlin,
les gens chez qui il loge, tentent de le dissuader de participer à
la guerre qui s’annonce en lui présentant les Russes comme de sauvages
cannibales.
Au bord du Niémen, l’Empereur passe la revue des troupes. Réguinot est nommé sergent parmi les carabiniers mais, comme il lui en coûte de quitter les voltigeurs, il intervient auprès de son capitaine qui décide de le garder en remplacement du sergent Dufournet promu sous-lieutenant. Après la revue, les soldats prennent leurs logements. Chez le paysan qui l’héberge, Réguinot est témoin d’une scène de brutalité qu’il rapporte en ces termes : « Nous nous trouvions chez un paysan qui vendait ou plutôt qui donnait ses marchandises. Plusieurs grenadiers de la Garde y vinrent et demandèrent à boire. Ce malheureux paysan ayant affaire à trop de monde, ne savait auquel entendre, lorsqu’un scélérat, revêtu de l’uniforme de sous-officier de la Jeune Garde, tira son épée et la lui plongea dans le côté. L’horreur et l’indignation qu’inspira cet acte de férocité se peignirent immédiatement sur la figure des grenadiers présents à cette scène. Le misérable s’en aperçut et s’enfuit aussitôt jugeant que, s’il se laissait atteindre, il recevrait la juste punition de sa barbarie. Touché des souffrances de ce bon paysan, je m’en approchai et suçai sa blessure. » Rappelons que la scène se passe en Pologne, donc dans un pays ami ! Au passage du Niémen, Réguinot sauve son colonel, le baron de Guéneud, de la noyade. Cet acte d’héroïsme aurait pu lui valoir la croix. Malheureusement, il est en balance avec un autre héros plus ancien que lui, et c’est ce dernier qui obtient la décoration objet des vœux de tous les Français à cette époque. Notre sergent est envoyé en fourrageur pour chercher des vivres, les provisions devant rares. Dans un village, il n’y a pas de pain mais on lui donne du blé et des moulins ainsi qu’un mouton. On s’affaire à moudre, à cuire le pain, et à tuer l’animal, dont les gigots sont envoyés à la compagnie. Tandis que l’on se restaure, les Cosaques sont annoncés. Il faut se retirer le plus vite possible. Des traîneaux sont chargés et l’on s’apprête à partir lorsque se fait entendre le coup de feu d’une sentinelle. Le voltigeur chargé d’apporter les gigots à la compagnie revient avec l’ordre de battre en retraite. Il faut prendre un autre chemin que celui de l’aller. Le convoi est rejoint par d’autres fourrageurs. La nuit survient qui contraint tout le monde à bivouaquer dans la forêt. Au matin, on se remet en route. On tombe sur les blessés des régiments qui se sont battus la veille. L’ordre est donné aux fourrageurs d’abandonner leurs vivres aux blessés. Le commandant du convoi de ces derniers engage les fourrageurs à changer d’itinéraire car le chemin qu’ils ont emprunté est parcouru par les Cosaques. Le conseil est bon et les fourrageurs ne tardent pas à vérifier qu'il était sage. Il leur faut s’enfoncer dans les bois pour échapper aux redoutables lances. Heureusement, l’arrière-garde française est atteinte. Mais le désappointement de la compagnie des voltigeurs est grand en voyant revenir ses fourrageurs les mains presque vides. La douzaine de pains qui ont été sauvés est distribuée. Réguinot ne va pas jusqu’à Moscou. Il s’arrête à Poloski (Polotsk) où il guerroie sous les ordres d’Oudinot. Un moment fait prisonnier, avec d’autres voltigeurs, il manque être fusillé parce que ceux qui l'ont pris ne trouvent presque rien à voler sur lui. Profitant d’un moment favorable, les oiseaux quittent prestement de la cage. Mais l’un d’eux est repris et les Cosaques se vengent sur sa personne de l’évasion de ses camarades, sous l’œil impuissant de son sergent qu’il appelle en vain à l’aide. Les voltigeurs s’emparent d’un château à la baïonnette. Puis marchent sur les batteries russes. Réguinot est blessé à un pied, ce qui ne l’empêche pas de continuer à se battre. Cependant, beaucoup de sang sort de son soulier, er cela l’inquiète. Les voltigeurs étant contraints de se retirer, et la douleur devenant maintenant très vive, notre sergent se dirige vers l’ambulance, où on l’incise et le panse. Maintenant, il ne peut plus marcher. Aussi le place-t-on sur un cheval, pour l’évacuer, l’armée battant en retraite. Un soldat du train, le prenant pour un fuyard, lui administre un coup de fouet, qui le fait tomber de cheval. Un chirurgien providentiel, qui vient à passer, le panse à nouveau. Un peu plus tard, Oudinot donne l’ordre de lui faciliter le franchissement d’un pont. Mais, comme la presse y est grande, il préfère traverser dans la rivière. De l’autre rive, il jouit du spectacle des Français abordant les Russes sans tirer, à la baïonnette. Il regagne Poloski sous une grêle de projectiles. On annonce l’arrivée des Cosaques en ville. Réguinot se dirige vers le pont pour leur échapper. Deux soldats montés sur un mauvais cheval d’artillerie se présentent. Les gendarmes les font descendre pour vérifier s’ils sont blessés ; ce ne sont que des couards qui tentent de fuir les combats. Ils sont refoulés par la maréchaussée qui fait monter notre sergent blessé sur le cheval. Il marche ainsi, avec beaucoup d’autres, à la recherche des ambulances où se faire panser. Il avance pendant deux jours, toujours en retard, son cheval marchant mal. Il arrive dans une petite ville où il est pansé. Il se lie avec un chasseur dont un bras est fracturé ; celui-ci part aux provisions sur ses bonnes jambes, tandis que Réguinot, avec ses bras valides, fait la cuisine. Le cinquième jour, le cheval ne peut plus suivre le convoi de blessés. Pressé par la soif, l'animal se dirige vers un ruisseau, en empruntant un talus pentu, et Réguinot vide les étriers, tandis que le coursier délesté va s’ébattre dans une prairie. Heureusement, des voltigeurs l’aident à remonter sur son cheval. Mais les Cosaques rodent et il faut être sur ses gardes. Un brigadier du train d’artillerie le réconforte en lui offrant une gorgée de schnaps. Il atteint un village où il retrouve son chasseur ainsi que d’autres blessés. On l’installe avec son cheval dans une grange et on le pourvoit d’une nourriture bienvenue, car il était au régime depuis trois jours. Le lendemain, on repart et il ne peut toujours pas suivre le train. Il fait chaud et la douleur de sa blessure est de plus en plus vive. Il se dirige vers un château où des Bavarois ou des Badois tiennent garnison. Sa grotesque apparition déclenche l’hilarité de deux demoiselles peu compatissantes. Laissons-lui pour un moment la parole. « Je ne parus pas m’en offenser, et je me hasardai même à leur demander un peu de linge pour me panser. Le général parut alors à la croisée, et me donna l’ordre de partir sur le champ. Ne pouvant lui obéir, je me laissai tomber de cheval, en lui disant : « Vous aurez le cruel plaisir de me voir mourir sous vos yeux. » Pour toute réponse, il donna l’ordre à sa troupe de s’emparer de moi et d’aller me fusiller plus loin. Inspiré par le désespoir, je lui dis quelques paroles assez désagréables. Cependant les Bavarois s’étaient emparés de moi : ils me portèrent plus loin ; mais là, ils me mirent sur mon cheval, et m’engagèrent à continuer ma route et à ne pas les obliger, par un refus, à mettre à exécution un ordre qu’il répugnerait à leur cœur de ne pouvoir enfreindre. Je suivis leur conseil, et repris ma route. » On le voit, l'entente entre les diverses composantes de l'armée impériale est loin d'être parfaite. Mais les simples soldats alliés valent mieux que leur général. Réguinot gagne l’hôpital de Wilna (Vilnius) où sa blessure est soignée. Il manque d’être amputé puis contracte une maladie nosocomiale. Il s’en tire, alors que beaucoup de malades en meurent. Le bruit court que l’armée est en retraite. Celle-ci arrive dans un tel désordre que la stupeur saisit les blessés. Ils sont prévenus par une jeune fille juive de fuir au plus vite, car ses coreligionnaires complotent de massacrer les Français. La jeune juive pousse la générosité jusqu’à gratifier Réguinot de quelques provisions, au grand étonnement du sergent français. Sur le chemin de Kowno, il rencontre un ordonnateur qui a été dépouillé par ses serviteurs. Celui-ci le dépasse ; il n’ira pas loin. « Quelques instants avant d’arriver à Kowno, je vis un homme mort que des malheureux cherchaient à dévaliser. J’éprouvai tout à coup une surprise mêlée d’horreur et de pitié, en reconnaissant l’ordonnateur dont je viens de parler, mon camarade de route quelques heures auparavant. Il fut bientôt entouré des cadavres de ceux qui le dépouillaient, car ils furent presque tous victimes de leur cupidité, et périrent par la seule action du froid. Frappé d’horreur à ce spectacle, je m’éloignai le plus rapidement possible, mais détournant involontairement la tête, je vis s’augmenter encore cet amas de morts et de mourants par de nouveaux venus, que les mêmes désirs attiraient, peut-être, vers ce lieu qu’ils ne devaient plus quitter. » Réguinot atteint Kowno et quitte cette ville comme il peut. Deux cavaliers polonais; qui mènent un cheval par la bride, le font monter. Mais sa blessure ne lui permet pas d’aller assez vite à leur gré. Ils le soupçonnent même un moment de rester à la traîne volontairement pour leur voler leur cheval. Ils sont finalement contraints de l’abandonner par peur d’être pris. Notre sergent entre dans une cabane où une femme lui permet de se réchauffer un peu et de manger quelques pommes de terre. Il est rejoint par des soldats qui se partagent l’or volé dans les voitures dételées dans la côte, à la sortie de Kowno. L’un d’eux propose à Réguinot de lui acheter sa capote ; cet homme cupide lui en offre cinq francs, en observant sans délicatesse que, vu l’état de santé du vendeur, elle ne lui sera pas utile encore bien longtemps ! Le maître de la maison survient et ressort. La femme conseille en aparté à Réguinot de prendre le large en ajoutant que son mari lui trouvera un traineau. L’homme l'installe sur le véhicule, en compagnie d’un officier de santé et d’un capitaine, sans exiger de lui aucune rétribution. Le traineau part. « Nous étions tout au plus à une demi-portée de fusil de la maison que nous venions de quitter, quand nous la vîmes entourée de paysans armés de lances, et presque tous à cheval. Les malheureux qui s’y trouvaient périrent victimes de leur cupidité, et cet or qu’ils croyaient devoir leur être si utile fut la cause de leur mort. Nous craignions pour nous-mêmes ; mais le gospoda nous assura que nous ne courions aucun danger. » Ces paysans armés de lances font penser aux Cosaques. Etaient-ils Prussiens ou Polonais? On ne le sait pas, mais il est certain que des Polonais, las d'être dépouillés de leur maigre pitance, s'en sont pris par endroits aux soldats français. A Gombines (Gumbinnen), Réguinot, gelé des pieds à la tête, ne peut trouver place à l’hôpital. Il se loge chez un menuisier qui lui fabrique une paire de béquilles, plus solides que celles qu’il a utilisées jusqu’alors. Mais la halte est de courte durée. Les Français doivent évacuer la ville et les bourgeois qui les logent sont menacés d’être passés au fil de l’épée (on est dans une région sous juridiction prussienne). Heureusement, il y a maintenant de la place à l’hôpital, où les malades et les blessés sont pourtant contraints de coucher à même le sol. Aux paroles désordonnées qu’ils profèrent, Réguinot s’aperçoit que ses voisins sont à moitié fous. Pendant la nuit, la plupart d’entre eux meurent. Les Cosaques approchent et il faut évacuer l’hôpital. Réguinot n’a les moyens de payer ni son transport ni les pansements de ses pieds, dont les orteils gangrenés menacent de choir comme des fruits blets. Le major prussien le tire d’affaires et s’occupe de tout. Réguinot reprend la route en direction de l’ouest. Mais il est en territoire prussien et des paysans renversent bientôt les traîneaux. Le sien n’échappe pas au sort commun ; voici notre homme dans la neige avec ses béquilles jetées au loin. Il s’efforce de remonter du fond du ravin où il a été précipité, sous les quolibets des paysans. Il est ensuite chassé d’une maison d’un village voisin par un caporal hessois. Mais il met le sabre à la main est c’est le caporal qui s’enfuit en sautant par la fenêtre pour aller chercher les Cosaques. Encore un témoignage de la bonne entente qui règne entre alliés! Tout cela annonce les défections de 1813. Les Cosaques poursuivent les Français dans le village. Réguinot se cache dans un grenier au-dessus d’une grange et jette au sol l’échelle qui lui a permis d’y monter. Il assiste d’en haut à la capture brutale des autres Français. L’un de ces soldats, saisi sous un amas de paille, est massacré à coups de lance sous les yeux de notre sergent. Le paysan, menacé d’être pendu et sa maison brûlée, s’il donne asile à un Français, ne veut pas courir le risque de garder Réguinot chez lui. Avant de partir, notre sergent est contraint de donner sa capote et le peu d’argent qui lui reste à l’enfant du paysan, cet homme lui laissant entendre de les enfants prussiens n’hésitent pas à faire pendre leurs parents pour s’approprier les biens des Français. La nuit venue, il reprend la route. Ayant demandé son chemin à un homme en traîneau, celui-ci le renverse et lui passe dessus. Notre sergent se soutient en mangeant de la neige. Arrivé à un village, il frappe à une porte, au milieu de la nuit. L’homme qui lui ouvre l’invite à fuir au plus vite, la maison étant remplie de Russes : il lui apporte cependant quelques victuailles. Plus loin, il retrouve des Français. Un conducteur de traîneau prend pitié de lui et le charge gratuitement, malgré les réflexions désagréables des autres militaires qui ont payé leur place. Il arrive dans cet équipage à Tapiau où il ne peut entrer à l’hôpital, faute de place. Grâce à la complaisance du conducteur de traîneau, et malgré les réclamations réitérées des autres passagers, Réguinot embarque à nouveau pour Koenigsberg. Lors d’une halte pour la nuit, le conducteur lui conseille, dans son intérêt, de prendre son sac. En voici la raison : dès que ses compagnons de route ont le dos tourné, les paysans qui mènent les chevaux s’enfuient avec les sacs et le magot des militaires, dont les rapines trouvent ainsi leur compensation. L’aubergiste refuse de recevoir les Français désargentés et il faut le menacer de mettre le feu à sa maison pour le ramener à de meilleurs sentiments. Un morceau de lard, que Réguinot a ramené de Wilna dans son sac, servira de fricot. Un sergent-major cupide fait la soupe et la vend aux militaires qui ont encore les moyens de l’acheter ! Réguinot profite de l’obscurité régnante pour boire un verre d’eau sucrée vendue par le sergent-major à un tambour endormi. Le lendemain matin, il faut encore payer pour partir en traîneau. Notre homme se souvient qu’il lui reste des boucles d’oreilles au fond de ses poches et ce maigre viatique lui permet d’éviter la poursuite de son calvaire sur ses béquilles, non sans d’âpres discussions. Finalement, c’est le sergent-major, qualifié de juif, qui est contraint de voyager à pied. Peu de temps avant d’arriver à Koenigsberg, le convoi rencontre une colonne de jeunes soldats qui, infatués d’eux-mêmes, croyant que tout va plier devant eux, et prenant les occupants du traîneau pour des déserteurs, les injurient ; un officier est même giflé ! Réguinot se dirige seul vers l’hôpital, avec beaucoup de difficultés, car il ne parle pas la langue du pays, et aussi le ventre vide, car il n’a plus le moindre sou ; ses compagnons de voyage, moins handicapés, l’ont lâchement abandonné. Arrivé à l’hôpital, il n’y a plus de place et notre infortuné sergent en est réduit à s’asseoir sur le seuil. Heureusement, sa situation finit par apitoyer et on l’admet, à demi-mort, dans une salle, où il passe la nuit sans connaissance. Le lendemain, il se retrouve entre deux soldats de son régiment qui ne l’ont pas reconnu tellement il est défiguré. Il leur conseille de fuir, s’ils en ont la force, pour ne pas tomber aux mains de l’ennemi. Comme ils ignorent la retraite de l’armée, ils mettent d’abord ce conseil sur le compte de la poltronnerie de leur camarade, mais ils changent d’avis lorsqu’ils s’aperçoivent que le chirurgien français a disparu et que c’est maintenant un prussien qui s’occupe d’eux. Un élève chirurgien qui enlève ses pansements lui arrache plusieurs phalanges aux pieds. La douleur est si vive que Réguinot lui lance une gamelle de fer blanc à la tête. L’élève chirurgien menace alors le sergent de l’envoyer au cachot. Quelques forces lui étant revenus, notre narrateur décide de quitter l’hôpital, muni des quelques pièces données par les deux soldats de son régiment. Dans la rue, il apprend que les Russes sont entrés dans la ville. Un maréchal des logis de dragons, lui offre à boire et l’invite à quitter la ville au plus vite, s’il en est capable, et, sur ces paroles encourageantes, le maréchal des logis prend la poudre d’escampette. Réguinot se trouve bientôt mêlé à l’armée en retraite. Un Polonais le fait monter dans un fourgon tandis qu’une batterie se forme sur une hauteur pour arrêter un moment les Russes. Notre sergent reprend courage. Pas pour longtemps car, parvenue dans la plaine, la colonne se range en bataille; un officier l’oblige alors à descendre du fourgon et à poursuivre son chemin sur ses béquilles. Il trouve un peu de réconfort, dans une maison, au coin de la cheminée. Des soldats du train rentrent et, sans lui prêter la moindre attention, dévorent un poulet, tandis qu’il se contente de quelques pommes de terre, cadeau de la propriétaire des lieux. Vers les 4 heures du matin, tout le monde part. Réguinot, bientôt épuisé, s’effondre au bord de la route sur le coup de 8 heures. La cohue passe sans s’intéresser à lui jusqu’à ce que le fourrier de la troisième compagnie de carabiniers, un de ses amis, Bouillard, remarque le numéro de son régiment. Les deux amis s’embrassent, après s’être identifiés, et le carabinier réconforte notre sergent à renfort de schnaps. Il lui donne même 6 francs et une capote neuve, qu’il a eu la bonne fortune de recevoir le matin d’un magasin mis en distribution. Après quoi, le carabinier prend congé. Les deux amis ne se reverront qu’à Paris, en 1818. Des soldats aident Réguinot à se lever et notre sergent reprend clopin-clopant sa route. Il atteint un bivouac, où on lui donne à manger de la viande de cochon sauvage ; cette viande, mal cuite, le rend affreusement malade. Il doit s’éloigner du bivouac pour ne pas empêcher ses voisins de dormir par ses plaintes. Il décide de partir tôt le matin pour prendre un peu d’avance. L’arrière-garde ne tarde pas à le rattraper. Il rencontre alors un capitaine âgé à bout de forces. Les deux éclopés prennent une coursière. Ils aperçoivent une maison où on accepte de les recevoir. Le capitaine s’approche trop près du feu et tombe raide mort. Il est immédiatement dépouillé de tout ce qu’il porte. Ne pouvant supporter ce spectacle, Réguinot repart sur la route, où découragé, il s’affale dans un fossé. Il reste là un temps jusqu’à ce qu’un fourrier le charge dans un fourgon, après l’avoir d’abord pris pour un sac plutôt qu’un homme. A Elbingue (Elbing) les fourgons ont l’ordre de rétrograder pour aller chercher des vivres et il est à nouveau abandonné à son sort. L’envie vient à un cuisinier resté avec lui, qui a aussi les pieds gelés, de manger un brochet au bleu. Comme le cuisinier ne peut pas se déplacer, il confie 5 francs à notre sergent, pour aller acheter le poisson à sa place. En revenant de la poissonnerie, Réguinot entend des cris derrière lui. C’est un enfant qui, patinant sur un bassin, a enfoncé la glace et est en train de se noyer. Personne n’osant prendre le risque d’aller sauver le gamin, notre sergent s’approche, lui tend une de ses béquilles et le tire d’affaires. La foule le remercie en le conduisant dans un café pour y boire du punch. On lui offre de l’argent qu’il refuse. Ensuite, il apporte son brochet au cuisinier qui s’impatientait. Il raconte son histoire, afin de justifier le temps qu’il a mis pour accomplir cette course. Tout le monde applaudit et le maître de l’auberge, où se trouvent nos deux compères, accommode le brochet. Après avoir mangé, ils doivent aller quérir un billet de logement. Le bureau est situé en haut d’un perron. Réguinot n’a pas la force de le gravir, il tombe et dévale les marches; on le laisse pour mort au pied de l’escalier. Il est réveillé par le son de la musique d’une revue que passe Murat. La nuit venant, Réguinot décide de prendre le chemin de Marienbourg. Mais un bourgeois le reconnaît comme le sauveur de l’enfant. Il l’emmène dans une maison écartée et, après avoir payé, enjoint à ses habitants de bien prendre soin du Français. Bientôt la maison, d’abord vide, s’emplit de monde. Réguinot essaie de refaire son pansement, mais l’odeur qui se dégage des plaies est tellement infecte que toute l’assistance prend la porte. Le blessé est menacé d’être jeté dehors par l’assistance, mais le maître des lieux s’y oppose ; il fait des fumigations de vinaigre et chacun reprend sa place. Le lendemain, un paysan vient proposer d’emmener ceux qui le souhaitent à Marienbourg pour 10 francs. Réguinot voit venir le moment où il va rester à nouveau seul. Cependant, l'intervention du maître des lieux finit par convaincre le paysan de l’emmener en échange de la capote remise par Bouillard. Il s’embarque sur la Vistule et arrive à Marienbourg. Là, il a la bonne fortune de rencontrer un camarade de régiment, Hédouart, qui l’emmène dans le logement qu’il partage avec d’autres. Cet ami ne tarde pas à regretter sa complaisance, le nouveau venu empêchant tout le monde de dormir par ses plaintes. Le lendemain, il rejoint son régiment, réduit à un maigre bataillon, sous les ordres de l’impitoyable commandant David. Notre sergent se rend alors à l’hôpital. Celui-ci est encombré de morts et de mourants, ce qui n’est guère engageant. Hédouart, qui le rejoint, lui annonce que le vaguemestre à des lettres pour lui. Voilà notre sergent à la poursuite du préposé à la poste militaire qui n’est plus là lorsque celui qui le cherche atteint l’endroit indiqué comme étant celui où il se trouvait. Le commandant Gérard, sous les ordres de qui Réguinot a servi, le reconnaît et l’invite à monter dans son traîneau. Mais les chevaux sont bientôt exténués et il faut renoncer à ce confortable moyen de transport. Un domestique des bagages de l’Empereur accepte de le véhiculer un bout de chemin, après quoi il décide de se rendre à Dantzick (Danzig), dont il n’est plus éloigné que de 20 à 25 kilomètres. En attendant, il se loge aussi bien que possible. Mais la garde napolitaine survient et chasse tout le monde à coups de crosse. De bons paysans mettent une vingtaine d’éclopés à l’abri dans un grenier. Réguinot s’y endort. Un paysan vient le réveiller en le prévenant que les autres sont partis. Comme il descend l’échelle, notre sergent, épuisé, perd l’équilibre et tombe. Il se retrouve auprès d’une connaissance également blessée, le sergent Paintendre, du 19ème. Les deux hommes mettent un moment avant de se reconnaître, tellement ils sont changés. Cette rencontre est une aubaine, car Paintendre vient de recevoir 50 francs. Les deux amis partent ensemble vers Dantzick. Malheureusement, les Cosaques apparaissent et Paintendre doit abandonner Réguinot, qui ne se déplace pas assez vite. Survient une compagnie de Napolitains, lesquels apportent du ravitaillement aux troupes. Son lieutenant fait tirer sur une voiture qu’il avait appelée et qui avait tourné bride. Ce vigoureux rappel à l’ordre porte ses fruits et la voiture revient. Cet incident à donner à notre sergent le temps de s’en approcher, dans l’espoir d’y trouver une place. La voiture est pleine. Mais l’officier fait descendre un soldat valide et fait monter Réguinot. La compagnie napolitaine devra faire le coup de feu contre les Cosaques. Paintendre est rejoint et, comme on lui refuse une place dans la voiture, il s’y accroche et court derrière pendant un quart d’heure. Réguinot arrive ainsi à Dantzick, le soir du 12 janvier 1813. Rendu au bureau de la place, il n’y trouve personne pour établir des billets de logement. Le commandant ordonne à ceux qui savent écrire de s’en charger. Réguinot qui est dans ce cas rédige de nombreux billets avant de se trouver mal. On le ranime avec du vin et du sucre, après lui avoir donné un billet pour la mairie. Là, on le soigne parfaitement, mais sa blessure dégage toujours la même odeur infecte et il faut à nouveau procéder à des fumigations de genièvre et de vinaigre. Le domestique qui a procédé à son pansement tombe malade. Notre sergent attribue ce malaise à l'odeur qu'il dégage et il sollicite de son hôte l'autorisation de se rendre à l’hôpital. Il est placé dans la salle des blessés de l’hôpital n°1 où il bénéficie d’un lit pour lui seul, malgré la presse. Le 26 janvier 1813, un de ses amis d’enfance, Collet, sergent d’ambulance, atteint par l’épidémie (probablement le typhus), arrive dans la salle. Il a bien du mal à reconnaître Réguinot. Ce denier lui fait une place dans son lit pour ne pas le laisser coucher sur le sol. Mais, le jour suivant, le chirurgien reproche son imprudence à notre sergent. Il le prévient de l’évacuation des blessés pendant la soirée. Les deux amis se séparent et Collet donne à Réguinot la moitié de sa fortune, laquelle s'élève à 20 sous. Les évacués montent dans une voiture qui ne va pas loin. Elle verse, le cheval étant dépourvu de sous-ventrière; les blessés sont précipités les uns contre les autres en poussant des cris de douleur. Réguinot se rend sur ses béquilles à l’hôpital n°5, non sans s’être ragaillardi en buvant un verre de schnaps, chez un commerçant; ce dernier le fait ensuite accompagner par son garçon. Il est parfaitement accueilli dans le nouvel hôpital. Il y a du pain, du vin et de la viande, mais il ne peut pas manger. Il dort toute la nuit et, quand il se réveille, il s’étonne de se trouver au milieu d’une foule de malades entassés à deux par lit, sauf lui qui est seul, comme étant le premier arrivé. Les infirmiers passent leur temps à amener les malades et à enlever les morts, quand ils sont assez heureux pour ne pas succomber eux-mêmes. Réguinot se décide à aller chercher du bouillon pour les blessés. Malheureusement, l’escalier est sommaire, il glisse et le voilà au bas des marches sur les fesses, pour la troisième fois. On le transporte dans son lit dans un état inquiétant. Mais il s’en tire, grâce aux bons soins du chirurgien-major Philippe et de l’infirmier-major. Il confectionne des billets pour les nouveaux venus et s’efforce de constater le décès de ceux qui meurent. Cette dernière tâche est difficile; le délire s’empare des moribonds pendant la nuit et ils décèdent fréquemment dans un lit qui n'est pas le leur. Les ravages exercés par le typhus sont tels que 3 à 400 malades succombent par jour. Les quelques personnes qui résistent à la maladie aident à descendre les morts. Ils accomplissent ce travail machinalement et sans éprouver la moindre émotion. La veuve d’un capitaine ayant été amenée dans la salle, cette circonstance inattendue donne lieu à des échanges de plaisanteries grivoises ; on met en garde les malades en les prévenant qu’elle se rendra certainement pendant la nuit dans leur lit. Effectivement, elle vient s’allonger aux côtés d’un caporal épouvanté. On la ramène à sa place où elle rend l’âme, deux heures plus tard. Quelques heures après, le caporal et son voisin de lit passent à leur tour de vie à trépas. Un sergent reçoit son billet de sortie. Il s’en va déjeuner avec ses camarades. Puis, alors qu’il est revenu faire ses adieux, il est soudain pris de maux d’estomac, se jette habillé sur un lit et, deux heures plus tard, il a cessé de vivre. Sur ces entrefaites, Réguinot est appelé au bureau pour s’occuper de la confection des billets. Pendant huit jours, rien ne lui manque. Mais cela ne l’empêche pas de tomber à son tour malade. Il passe une semaine à délirer. Son ami Collet lui rend visite. Il se met à pleurer en le voyant. Les deux amis se disent au revoir avec effusion et Réguinot charge Collet de ses adieux pour Paris. Au bout que quinze jours, il sort d’un long sommeil et demande à Philippe de le dispenser de cet opium qui le plonge dans le sommeil. Les bouillons, le vin, les cordiaux, les juleps sont prodigués pour le remettre sur pied et, une fois rétabli, il retourne au bureau où il s’occupe de comptabilité. Il partage le repas du directeur, le bon Puzos. L’infirmier-major lui fait boire de la liqueur de Dantzick. Il éprouve peu à peu les bienfaits de ce traitement. Son pied guérit, sa blessure se cicatrise. Il peut bientôt se promener dans la ville pour prendre des forces. Il y rencontre l’adjudant Fargue qu’il a connu en 1810, à Aix-la-Chapelle. Le 30 juin 1813, se trouvant assez fort pour entrer au dépôt de Dantzick, Réguinot demande sa sortie de l’hôpital. Mais il ne peut marcher qu’en s’aidant d’une canne, ce qui exclut le service actif. Il est néanmoins incorporé au 2ème léger, dans la troisième compagnie. Après un an de blocus, la place est contrainte à la reddition. Voilà Réguinot prisonnier. Pas pour longtemps car, trois mois plus tard, il part enfin pour la France. Il y reçoit son congé, à Lille, accompagné de la maigre somme de cent francs. En 1815, au retour de l’Empereur, il brûle du désir de reprendre les armes. Cambronne ne peut l’admettre dans les chasseurs de la Garde, mais il l’introduit auprès du colonel Leclerc, du 5ème régiment de voltigeurs de la Jeune Garde. Ce corps n’ayant pas quitté Paris, Réguinot ne participe pas à la campagne de Belgique. Licencié sur les bords de la Loire, il rentre dans ses foyers, attendant que la patrie l’appelle à nouveau à son service. |
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