Jakob Meyer, soldat de Napoléon (1808-1813)
 
 
Le principal intérêt des mémoires de Jakob Meyer vient de ses origines israélites. Né en Allemagne, orphelin de mère de bonne heure, soumis à l’autorité d’une belle-mère qui amène avec elle plusieurs enfants d’un autre lit, Jakob paraît mal supporter le climat qui règne dans cette famille recomposée. A 16 ans, il quitte le foyer familial, où il se sent mal à l’aise, pour voler de ses propres ailes. Plusieurs essais d’insertion dans la vie civile tournent court. Il s’éprend notamment d’une jeune fille de la famille de l’un de ses patrons qui s’oppose à cette mésalliance, ce qui motive son renvoi. Séduit par l’allure martiale et l’évidente satisfaction des militaires, français ou westphaliens, il décide de se lancer dans la carrière militaire et s’engage dans les troupes du roi Jérôme.  

Il s’attire les bonnes grâces du capitaine von Meyer, en raison de l’homonymie de leurs noms, et celui-ci favorise sa nomination comme caporal. A la demande du capitaine, il établit un registre d’habillement, à la place du sergent-major allemand, trop désinvolte pour qu’on lui confie cette tâche. Il est ensuite affecté à la 1ère compagnie de voltigeurs de son bataillon, avec la recommandation du capitaine qu’il est cependant obligé de quitter. 

Il part ensuite pour l’Espagne, qu’il imagine être un pays de cocagne, via la vallée du Rhône. A Dijon, l’assassinat d’un soldat par un civil pourrait entraîner des conséquences redoutables, aussi la troupe quitte-t-elle promptement la ville. Chemin faisant, notre homme rencontre des prisonniers anglais et espagnols. A Nîmes, le hasard des billets de logement l’amène chez un israélite portugais, Salvedoir (ou Salvador ?), qui l’engage vivement à quitter l’armée pour rester chez lui. Malgré la présence de deux belles jeunes filles, notre caporal poursuit son chemin. 

A Perpignan, il court le risque de rester au dépôt. Il parvient cependant à convaincre un vieux sergent de partir à sa place et nouveau capitaine accepte l’échange. Ce capitaine fait remarquer à Jakob que, là où il veut aller, les oies sont loin de tomber rôties sur la table. Notre homme répond qu’il possède un bas de soie qu’il espère bien ramener rempli de doublons. Cette réplique lui vaut l’encouragement enjoué de l’officier. 

Le lendemain, la fête est finie. Il faut charger les fusils à balles et bien se garder tandis que l’on pénètre dans la montagne inhospitalière. Les habitants chez lesquels il loge manifestent si peu d’empressement que Jakob trouve la présence de gens aussi méchants dans une aussi belle région quelque peu paradoxale ! 

Le voici au siège de Gérone à la tête d’un piquet. Il y est attaqué par une sortie et reconnaît avoir été saisi par la peur. Mais le sentiment de l’honneur l’a maintenu dans le devoir et il a fait face malgré les blessures infligées à deux de ses neuf compagnons d’armes. Les sorties et le bombardement de la ville ne cessent pas durant neuf mois. Les blessés sont nombreux et la dysenterie ainsi qu’une fièvre nerveuse s’en mêlent. Les soldats évacués sont sauvagement massacrés par les rebelles. Un assaut manqué de la citadelle de Montjuich cause la perte de deux mille hommes d’élite. Notre caporal est lui-même blessé légèrement à la joue gauche par une pierre détachée du mur d’un moulin par un projectile. 

Au début de septembre 1808, un coup de main des insurgés sur le cantonnement de l’armée de siège entraîne le massacre de nombreux soldats brûlés dans leurs baraques. Ceux qui s’écartent pour marauder sont abattus d’une balle ou d’un coup de poignard.  

Début octobre 1808, son unité est envoyée vers l’arrière. Jakob tombe malade : un voile noir passe devant ses yeux ; il s’évanouit ; on le ranime avec du vinaigre. Il est soigné par le docteur Gegel de Cassel et échappe par miracle à la mort : le convoi qui devait l’emmener à l’hôpital de Figueras est déjà parti et il doit rester au camp ; bien lui en prend car le convoi tombe dans une embuscade et tous les malades et blessés sont égorgés. Il ne partira que quatre jours plus tard et, entre temps, des dispositions auront été prises le long du chemin par le maréchal Augereau pour éviter toute nouvelle mésaventure. 

A l’hôpital, les conditions sanitaires sont épouvantables. Les paillasses sont pourries. Beaucoup de malades sont atteints de dysenterie et la puanteur est terrible. Jakob regrette presque de n’avoir pas écouté les conseils du Juif portugais de Nîmes ! Chargé sur une charrette brinquebalante, il est convoyé, avec d’autres infortunés, en direction de Perpignan. Il y trouve des conditions bien meilleures, beaucoup de propreté et d’anciennes religieuses dévouées, tirées de leur couvent par la Révolution, des infirmiers et des médecins attentionnés. Un israélite nommé Weil vient même lui rendre visite tous les jours. Mais sa maladie s’est transformée en fièvre nerveuse. 

Au bout de six semaines de soin, il est jugé apte à rejoindre son unité. Ce n’est pas sans appréhension qu’il quitte la France pour retourner de l’autre côté des Pyrénées. Sa prémonition ne l’a pas trompé. Malgré une forte escorte, le convoi est attaqué et son chef blessé sans que l’on ait entendu un coup de feu. Au passage d’une gorge étroite et dangereuse, les sommets se couvrent d’assaillants coiffés de bérets rouges. On passe néanmoins le pont sous un déluge de boulets. Un renfort d’une centaine d’hommes survient et la cavalerie finit par chasser les ennemis des hauteurs. 

A Figueras, il faut bivouaquer dans la rue. Le service est pénible. Un ordre du jour annonce l’assaut imminent pour prendre Gérone. Cette perspective ne réjouit pas les soldats westphaliens. Heureusement, la ville capitule pendant la nuit. Les vainqueurs prennent possession d’une cité en ruine où les casernes grouillent de vermine, au milieu d’une population qui ne dissimule pas son hostilité. Les curés de la ville fomentent même une conjuration ; ils sont arrêtés et enfermés dans une église avec deux obusiers braqués sur la porte. Les insurgés se manifestent fréquemment ; ceux qui sont pris sont pendus et meurent indifférents à leur sort.  

La dépouille de Saint-Narcisse, patron de la Catalogne, dont la momie reposait dans une chapelle de la cathédrale, noircie et décomposée, mais entourée d’objet de valeur, est déménagée, avec tout l’attirail qui l’entoure, par le maréchal Augereau, pour être envoyée en France. 

Comme les paysans du voisinage se font tirer l’oreille pour approvisionner la garnison, les vivres sont rares et très chers. Jakob et ses camarades usent d’un subterfuge pour se procurer quelque argent : ils rendent les honneurs à l’évêque de Gérone qui les remercie en leur faisant donner trois douros par ses domestiques, non sans leur avoir demandé au préalable de quelle nation ils étaient avoir plaints ces pauvres jeunes Allemands.  Cette mendicité d’un genre nouveau leur vaudra une réprimande de la part de leur colonel.  

En avril 1809, notre caporal tombe à nouveau malade d’une fièvre froide. Il couche sur un sol de plâtre dur avec des guenilles élimées pour tout accoutrement. Son régiment est transféré à Banyoles où s’élève un monastère. Jakob, malade, reste à Gérone. Le régiment, sans cesse assailli par les rebelles, continue de perdre des hommes. Finalement relevé de Banyoles par un bataillon français, il est envoyé à Rosas, à proximité de la Méditerranée. Jakob guéri l’y rejoint. Des dix bataillons initiaux, il ne reste plus assez de soldats que pour en former trois nouveaux. Les officiers en surnombre sont renvoyés en Westphalie. La vermine dévore ceux qui restent et l’air marin les incommode. Néanmoins, la vision de la Méditerranée est agréable ; on y voit croiser beaucoup de navires de guerre (anglais ?) et on s’amuse à ramasser des coquillages sur la plage. 

Six mois plus tard, les trois bataillons sont fusionnés en un seul. De nouveaux officiers et sous-officiers se retrouvent sans emploi ce qui leur donne l’opportunité de retourner dans leur patrie. Jakob a la chance de compter parmi eux. Désenchanté, il a hâte de quitter l’Espagne, cette terre de férocité. Sur le chemin du retour, il a le bonheur de revoir Weil et Salvedoir, les deux coreligionnaires rencontrés à l’aller. Il parvient à Cassel le samedi de Pâques. Une foule énorme, avide de nouvelles, accueille les revenants. Malheureusement ceux-ci apportent de bien tristes nouvelles à beaucoup de familles dont un membre restera à jamais en terre étrangère. Jakob est reçu par ses amis et dans sa famille, ce qui lui évite d’avoir à utiliser son billet de logement. 

Il est proposé pour passer maréchal des logis dans l’artillerie à cheval. Il apprend son nouveau métier au cours d’exercices quotidiens où il est fréquemment désarçonné. Il noue une idylle avec une charmante jeune fille de 18 ans, Elise, qui lui promet fidélité et qui tiendra parole. Ils se marieront plus tard.  

On commence prépare une nouvelle campagne. Le régiment quitte Cassel pour Brunswick en passant par Göttingen. Il dirige ensuite sa marche vers Halberstadt et Cöthen. On parle d’une guerre avec la Russie. La compagnie de Jakob cantonne à Werbzig, passe la Saale près de Halle et l’Elbe à proximité de Dessau. A Glogau, Jakob voit pour la première fois le grand et gros général Vandamme. On traverse Frauenstadt, Lissa et Kalitsch pour atteindre Varsovie. Dans la Pologne crasseuse, l’armée commence à avoir un avant goût des misères qu’elle devra supporter ; heureusement, les Juifs peuvent encore lui servir d’interprètes, de commissionnaires et de fournisseurs. Vandamme s’en prend aux colonels qui ne logent pas avec leurs régiments. A Tykocin, un ordre du jour accompagné d’un discours de Vandamme annonce la déclaration de guerre. 

De Tykocin les troupes se rendent à Gorowo où Vandamme les passe en revue en l’absence du roi Jérôme ; on murmure que les deux hommes son fâchés. Un peu plus tard, cette énorme chose qu’est le général Vandamme saisit Jakob par le bras sur un pont et lui ordonne d’aller interdire aux soldats les promenades en barque sur la Vistule. A Bialistock, un artilleur westphalien est fusillé pour avoir dérobé une chemise à son hôte. A Grodno, Jakob voit pour la dernière fois le roi Jérôme ; il sera bientôt remplacé par Junot qui prendra la tête du 8ème corps ; le duc d’Abrantès paraît plus humain que Vandamme (le roi Jérôme, un piètre militaire a fait manquer la manœuvre de Napoléon visant à séparer Bagration de Barclay de Tolly).  

Les vivres sont de plus en plus rares. L’armée poursuit sa route sur Ochmiany. Le 8ème corps forme la droite. Junot le passe en revue. Beaucoup de chevaux meurent de la chaleur, des mauvais chemins sablonneux et des orages. Début août, le camp près d’Orcha est quitté pour Doubrowna. Un guide égare les soldats qui atteignent Smolensk le 17 août. « Notre armée s’établit à droite de la ville, d’où s’échappaient ici et là des nuages de fumée, bientôt suivis de flammes de plus en plus claires. Au bout d’une heure la ville entière semblait n’être plus qu’un océan de feu, d’où s’échappait de temps en temps une flamme haute comme une tour, comme si elle voulait atteindre le ciel. C’était un spectacle d’une beauté terrifiante, qui emplissait d’horreur chacun d’entre nous et dont on ne pouvait pourtant pas détourner les yeux. Il faisait si clair dans notre cantonnement que l’on pouvait distinguer le moindre petit objet. » (L’incendie de Smolensk préfigure celui de Moscou). 
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Le 19, un nouveau combat oppose l’armée aux Russes en retraite. Les Westphaliens sont opposés aux troupes de Bagration qui sont repoussées. Le soir, ils passent le Dniepr sur un nouveau pont de bois. Jakob rend visite aux Français ; les artilleurs le régalent copieusement. Les morts et les blessés qui gisent sur le sol en très grand nombre attestent de la vigueur du combat (bataille de Valoutina). Les blessés poussent des cris de détresse à fendre le cœur. Le colonel de Jakob rencontre son frère et repart content en chantant à tue-tête. Notre maréchal des logis préfère garder ses refrains pour l’époque où il reviendra en Westphalie ! 

Comme le 8ème corps avance désormais en compagnie de l’immense Grande Armée, il est de plus en plus difficile de se procurer des vivres. Des conflits sanglants opposent les fourrageurs. Les soldats réclament une bataille décisive qui mettrait fin à leur misère. Le 30 août, les artilleurs westphaliens arrivent à Wiazma avec des chevaux sur les  genoux. L’armée française défile devant eux pendant deux jours de suite. Le 5 septembre, l’ordre de départ est donné ; les Westphaliens arrivent le 6 sur le champ de bataille devant Mojaïsk (bataille de la Moskova). Par les blessés rencontrés, ils savent déjà qu’une importante affaire a eu lieu (prise de la redoute de Schwardino par Compans). 

Au matin du 7 septembre, un beau jour s’annonce. Jakob est envoyé chercher un fourgon de poudre. Son lieutenant lui donne l’ordre de revenir au plus vite dès qu’il entendra le canon. A peine une demi-heure après son départ, la danse commence. Notre homme revient en toute hâte pour revêtir son uniforme de parade Napoléon exigeant que ses guerriers le portent un jour de bataille lequel est considéré comme une cérémonie. L’eau-de-vie est distribuée à la troupe ce qui la met de bonne humeur. Les boulets russes semblent neufs et sont parfaitement polis. De l’arrière du centre de l’armée, le 8ème corps est déplacé sur la droite, sauf la cavalerie, vers 8 heures du matin. Les boulets tombent drus comme des grains que l’on sème sur un petit bois qu’il faut traverser. Une grenade ennemie fait exploser un caisson de poudre ce qui, outre les morts et les blessés, cause un instant de désordre. Les Westphaliens rejoignent une batterie polonaise à droite de l’armée. La canonnade est si intense que le sol tremble et que l’on n’entend plus pétiller la mousqueterie. L’artillerie polonaise met à mal les masses russes qui sont ensuite enfoncées par des escadrons français. Vers 3 heures de l’après-midi, le bruit du canon s’éloigne : la bataille est gagnée.  

Les Westphaliens passent la nuit sur place. Le lendemain, Jakob est envoyé récupérer des cordages pour sa batterie qui en manque. Le spectacle du champ de bataille est terrifiant. La puanteur des cadavres et les gémissements des blessés font peur. Napoléon qui passe à cheval fait transporter des blessés russes vers l’hôpital de Borodino.  Le 8ème corps va occuper Mojaïsk totalement désertée par ses habitants. Quelques temps plus tard, un bataillon léger et une batterie à pied sont désignés pour accompagner à Moscou le trésor de l’Empereur. La capitale russe est en cendres. Cependant, hormis le pain et l’avoine pour les chevaux, on ne manque de rien : le café, le sucre et le rhum abondent. 

De retour de Moscou, les chevaux de l’artillerie sont envoyés chercher un parc d’artillerie dans un cloître occupé par des Italiens. A peine revenus à Mojaïsk, cette énorme quantité de poudre explose et détruit le faubourg de la ville. Le premier bataillon du 6ème régiment est fait prisonnier à Wéreïa. Les corvées de fourrage exigent de fortes escortes. On se prépare à passer l’hiver en mettant au sec les gerbes de blé et le foin trouvés sur les domaines des nobles. Les artilleurs s’affairent quotidiennement à couper la paille et à manier le fléau pour accumuler des réserves. 

Le 23 ou le 24 octobre, une intense canonnade est entendue au sud de Mojaïsk (bataille de Maloiaroslavetz) et le 28 une brigade bavaroise fait irruption dans la ville. C’est l’avant-garde de l’armée en retraite. Les Bavarois s’emparent des chevaux des Westphaliens qui ne sont pas en mesure de s’y opposer. Napoléon arrive à Mojaïsk. Jakob a la bonne fortune de s’approprier un cheval d’un régiment de dragon, parfaitement harnaché et dont les fontes sont pleines de marchandises ramenées de Moscou.  

Le 29, on traverse le champ de bataille dont l’aspect est effroyable, les cadavres n’ayant pas été enterrés. Le 30, on est à Gjatsk, le 31 à Wiasma, où les Westphaliens trouvent refuge entre les murs d’une vaste grange dont le toit est partiellement démoli. Le lendemain, la retraite se poursuit au milieu de tristes forêts de sapins. Les traînards commencent à trouver le repos dans la mort.  Bientôt, il gèle fortement et les chevaux mal ferrés ne peuvent plus tirer les fourgons sur les pentes verglacées. Le maréchal Bessières menace de son sabre Jakob dont les chevaux refusent d’avancer plus avant alors que son attelage bouche le chemin. Notre homme trouve son salut dans la fuite.  

Il ramène de la paille à moitié pourrie d’un village où il est allé fourrager, mais les chevaux affamés s’en contentent. Heureux de se réchauffer près d’un feu, il en est éloigné par les chasseurs de la Garde qui annoncent l’arrivée imminente de l’Empereur. C’est l’occasion pour Jakob d’observer le grand homme qui ne semble pas affecté par les événements. Un maréchal-ferrant émet la prétention de l’écarter de là en le menaçant de son sabre. Notre homme l’invite à s’occuper de sa forge en remarquant qu’il est soldat comme lui et comme lui chargé à ce titre de la protection de l’Empereur. Cette altercation fait naître un fin sourire sur le visage de Napoléon. L’Empereur s’éloigne au bout d’une heure ce qui permet à Jakob et à ses compagnons de reprendre place auprès du feu. 

Le 5 novembre, la progression est de plus en plus pénible. Sur ordre de Napoléon, les fourgons à bagages non indispensables sont sacrifiés pour récupérer les chevaux. D’énormes bûchers les consument avec une partie du butin ramené de Moscou. Vers le soir, aux approches de Dorogobouj, une brise glacée se lève. Les Westphaliens ont mis la main sur une bête de boucherie, mais il leur faut la partager avec les Français pour éviter une rixe. Au moment où le sommeil commence à gagner les hommes, la trompette du départ retentit. Un vent glacé souffle et, soudain, d’épais flocons de neige commencent à tomber. C’est l’hiver russe qui s’abat sur une armée en retraite sérieusement inquiète. Les chemins sont de moins en moins praticables ; la neige efface les traces ; plusieurs soldats ne peuvent pas rejoindre le bivouac près de Mikalevka. Le matin, autour du feu, cinq artilleurs sont morts ! 

Le 7, le froid devient plus vif ; le 8, on passe le Dniepr et le 9 on atteint Smolensk. On espérait s’y restaurer mais les Français ont déjà tout pris. Les artilleurs se réfugient au rez-de-chaussée d’un grand bâtiment ; ils allument un feu au milieu de la pièce ; alors qu’ils se sont endormis, le feu se propage ; il faut se sauver en vitesse ; les flammes dévorent le bâtiment en entier, brûlant ceux qui s’étaient réfugiés à l’étage ! 

Le 13 novembre, bivouac à Koritna ; le 25, redoux et brouillard, on entend le canon vers Krasnoïe. Des Cosaques apparaissent ; des grenadiers de la Garde les obligent à se replier. Les Westphaliens sont pris à partie par une batterie ennemie ; les Cosaques en profitent pour les assaillir et les piller. On arrive tout de même à rejoindre Krasnoïe mais le dernier canon a été perdu. Désormais, c’est la débandade ; chacun s’en tirera comme il pourra ! Jakob, grâce à son cheval qui tient encore sur ses jambes, gagne Liady où il mange du pain pour la première fois depuis trois semaines. Napoléon arrive le même jour ; notre maréchal des logis voit souvent l’Empereur, emmitouflé dans ses fourrures et coiffé d’un bonnet vert.  

Le 17 novembre, Jakob, parti en maraude, subtilise un sac de farine à un paysan. Un détachement hollandais veut le lui prendre. Un chevau-léger de la Garde s’en mêle. Heureusement, Junot passe et Jakob peut emmener sa farine en compagnie du chevau-léger. Dans un village voisin, ils en font du pain qui est distribué. Le retour vers la route n’est pas facile ; nos maraudeurs s’égarent. Une trace fraîche les amène auprès d’un endroit où des paysans ont caché leur maigre magot. Ils sont presque aussitôt entourés d’une trentaine de démons armés. Ils ne leur reste plus qu’à prendre le trot sans trop savoir où aller. Leur bonne fortune les conduit à un domaine squatté par de nombreux soldats des armées alliées. Comme ils ont perdu leurs vivres pendant leur fuite, ils regagnent l’armée le ventre creux. 

Sur le chemin de Droubrovna, la détresse croît de jour en jour. Dès qu’un cheval chancelle, on se précipite pour le découper et manger sa viande. On se dispute même les chevaux crevés depuis plusieurs jours ; on mange cette chair congelé à peine cuite. Le froid et la faim provoquent des comportements inhumains. Jakob assiste à la fin d’un cuirassier français qui s’est affalé au bord de la route ; il est enveloppé de haillons et respire encore ; qu’importe, plusieurs rapaces se précipitent sur lui pour le dépouiller et le laisser nus dans la neige. 

Le 18 novembre au soir, Jakob arrive à Doubrovna. Pour toute nourriture, il mange quelques grains de blé laissés dans de la paille. On tente de l’éloigner d’une riche demeure en criant : « les Cosaques, les Cosaques ! ». Mais il n’est pas dupe et il oblige le curé gardien de la propriété à ouvrir la porte de la cave. On y trouve du beurre, de la viande, de l’eau-de-vie... bref, de quoi se restaurer.  

Le 19, à Orcha, pour franchir le Dniepr, le pont étant interdit aux isolés, Jakob use d’un stratagème. Il griffonne quelques mots sur un bout de papier et se fait passer pour une ordonnance chargé de transmettre une dépêche. Une jeune femme, se disant l’épouse du fourrier d’un régiment de lanciers polonais,  lui propose de se rendre dans une maison du village où elle fera la cuisine pour tous les deux. Il accepte et, une fois repu, il s’endort. A son réveil, la donzelle est partie avec son cheval. Heureusement, il retrouve bientôt la femme et l’animal autour d’un feu.  

Le 23 novembre, à Bobr, le dégel s’amorce. Le 27, Jakob arrive à la Bérésina en compagnie du sergent-major Werner. L’un des ponts, encombré de chariots et de chevaux morts, est infranchissable. L’autre est utilisé pour le passage des Gardes et de l’artillerie. Vers 3 heures de l’après-midi, les Russes commencent à canonner. Un début de panique se répand. Mais des escadrons, formés à la hâte des débris de toutes les armes, clouent le bec à l’ennemi. La nuit suivante, on vide les fourgons et les chariots des cantinières. Dans la voiture d’un commissaire français, Jakob met la main sur une belle fourrure et sur du chocolat.  Vers 11 heures du soir, le pont est dégagé. Notre homme décide d’en profiter pour passer la rivière ; Werner, qui apprécie la chaleur d’un bon feu, refuse de le suivre ; il le regrettera. Vers 1 heure du matin, Jakob traverse avec quelques soldats isolés. De l’autre côté, il se joint à deux officiers qui l’invitent à prendre le café avec eux en échange de chocolat.  Au lever du jour, la cohue se précipite pour tenter un impossible passage ; beaucoup tombent dans l’eau glacée où ils succombent.  

Le 30 novembre, Jakob marche sur Plechtchenitsy, le 1er décembre sur Staïki. Alors qu’il maraude dans un village, à la recherche de nourriture, en compagnie de deux Strasbourgeois, il est fait prisonnier par des Cosaques. Ceux-ci les confient à la garde de quelques-uns d’entre eux tandis que le reste du pulk part à la recherche d’autres proies. Les gardiens se régalent de vodka qu’ils tirent d’un tonnelet. Jakob, qui a entendu dire que les rognures d’ongles ajoutées à l’eau de vie accentuent les effets de l’alcool, gratte ses ongles avec son couteau et laisse subrepticement tomber la poudre ainsi obtenue dans le pichet des Cosaques. Ces derniers, bientôt ivre morts, sont plongés dans un profond sommeil. Les trois prisonniers en profitent pour se faire la belle avec les chevaux de leurs geôliers, après avoir jeté, par précaution, une poignée de cendre dans leurs yeux. 

Au moment d’arriver à une auberge, les évadés aperçoivent un Juif qui fuit à leur approche. Jakob le rattrape et lui demande la raison de sa frayeur. Le Juif lui répond qu’il vient de servir de guide à des Cosaques qui, comme paiement, l’ont régalé d’une volée de coups de knout. Nos trois lascars comprennent qu’ils sont en train de se jeter dans la gueule du loup auquel ils tentent d’échapper. Après d’âpres discussions et moyennant finance, le Juif accepte de les conduire jusqu’à la route militaire. Mais, au milieu d’un bois, ils tombent au milieu d’un essaim de paysans armés. Les Français tirent sur eux au pistolet et les sabrent à droite et à gauche ; un détachement de soldats survient ; les paysans s’égaillent, sauf trois qui sont blessés et deux qui ont été capturés. Les trois fugitifs rejoignent l’armée à Selitska le 2 décembre. Jakob est heureux : les fontes de son cheval volé aux Cosaques sont remplies de butin et il rêve au petit bien qu’il pourra s’acheter pour y vivre avec sa chère Elise. 

Le 3, notre homme est à Molodetchno, le 4 à Benitska. Il y rencontre d’autres Westphaliens avec lesquels il gagne Smorgony. Le 5, les Cosaques font irruption dans la ville. Jakob et ses compagnons décident de se séparer du gros de l’armée. Ils s’emparent d’un cochon vivant dans un village et s’installent, avec d’autres troupiers de diverses nations, autour d’une meule de foin pour la nuit. Ce sera la dernière fois que leurs chevaux mangeront du foin ! Le 6 décembre, devant l’entrée d’une auberge, ils rencontrent trois soldats saxons désarmés en compagnie d’un paysan ; les soldats leur disent qu’ils ont été complètement dépouillés par des Cosaques ; le paysan s’éclipse ce qui n’est pas de bon augure. Comme nos hommes s’apprêtent à sortir du village, ils tombent sur un parti de Cosaques qui les oblige à se rendre et leur confisque leurs chevaux, leurs armes et leurs bagages. Jakob est à nouveau captif. Adieu, les rêves de fortune ! 

Un Garde français, qui avait caché un sabre sous ses guenilles, et pourfendu par un Bachkire de l’escorte. Jakob, qui essaie de prendre le large en sautant un fossé, est blessé d’un coup de sabre dans le dos. Plus de deux mille prisonniers s’en retournent en direction de la Russie. Comme ils sont privés de nourriture, beaucoup succombent à la faim, au froid et à l’épuisement. Un vendredi, dans une petite ville, Jakob entend célébrer le shabbat dans une maison juive. Il s’approche de la fenêtre par laquelle ses coreligionnaires lui font passer du pain et un peu de viande. Plus loin, il rencontre un officier russe qui a vécu en Allemagne ; ce dernier lui donne quelques sous en l’engageant à rejoindre au plus vite la colonne de prisonniers s’il ne veut pas être assommé par les paysans. La recommandation est bonne et notre homme, poursuivi par des furieux armés de gourdins, ne doit son salut qu’à son avance et au peu de vigueur qui lui reste dans les jambes. 

Les Cosaques sont certes dénués de compassion, mais ils ne maltraitent pas intentionnellement les prisonniers. Jakob, qui apprend d’un officier de l’escorte, qu’on les dirige sur Minsk, se réjouis par avance dans l’espoir d’y rencontrer d’autres Juifs qui lui viendront en aide. Effectivement, parvenu dans un faubourg, il entre dans la maison d’une Juive qui prend pitié de lui et le réconforte avec un peu de nourriture et de boisson. Mais il ne peut pas rester dans ce foyer accueillant deux blessés russes logeant déjà dans la maison. Le mari de l’hôtesse l’engage à se rendre chez son beau-frère qui pourra le faire admettre à l’hôpital juif de la ville pour y soigner sa blessure et ses pieds gelés. 

Vers les 3 heures de l’après-midi, alors qu’il allait atteindre l’adresse indiquée, Jakob se trouve nez à nez avec un nouveau détachement de prisonniers. L’officier l’incorpore immédiatement au groupe. Les captifs sont casernés dans une grande bâtisse inachevée. Par un froid intense, ils sont obligés de coucher à même le sol, avec pour toute nourriture un baquet de soukhari, du pain rassis recuit et émietté. Jakob, qui ne se résigne pas à s’enfoncer dans les profondeurs glacées de la Russie, décide à nouveau de s’évader. Tandis que ses voisins dorment, il enlève les carreaux cerclés de plomb d’une fenêtre et saute du second étage. L’épaisseur de la neige amortit le choc et étouffe le bruit de la chute. Il se réfugie dans une mare gelée couverte de roseaux repérée la veille au risque d’y périr de froid. Il gardera un souvenir inoubliable de cette cachette à cause des engelures éclatées qui, tous les ans, lui rappelleront le bref séjour qu’il fit dans ce milieu peu hospitalier.  

Cet endroit n’a pourtant pas été choisi par hasard : Jakob a remarqué que les Israélites passaient devant pour se rendre à la synagogue. Dès qu’il en voit un, il l’appelle et se présente ; aussitôt, un attroupement se forme et notre homme a le bonheur d’être conduit à l’hôpital juif, certes peu avenant au plan de la propreté, mais où les militaires juifs blessés sont soignés convenablement. Il a la chance d’y trouver un médecin allemand qui guérit sa blessure et ses pieds gelés. Jakob peut sortir à son gré et se faire un peu d’argent en mendiant. Il se laisse pousser la barbe et se revêt à la manière des Juifs polonais, pour échapper à ses persécuteurs russes. Notre homme gagne bientôt sa vie en transportant les nombreux cadavres de l’hôpital à l’extérieur de la ville, où ils sont incinérés au milieu des champs. Le typhus exerce des ravages. 

Jakob n’échappe pas aux griffes de la terrible maladie. Le médecin le soigne en lui administrant un verre d’eau-de-vie au poivre agrémentée d’un autre médicament et en le faisant courir pendant une heure afin d’activer la transpiration. Ce remède de cheval le rétablit immédiatement. Il rencontre alors un autre Juif allemand qui lui laisse entendre qu’il va bientôt partir pour Vilna (Vilnius) en compagnie d’un buraliste. Cette information ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd. Notre homme s’y prend si bien que les voyageurs l’acceptent dans leur caravane, en février 1813. 

Le voyage se déroule rapidement, en dépit d’un froid intense qui décore les barbes de longues chandelles de glace. Mais, un soir, dans une auberge, Jakob dort si bien que ses compagnons s’en vont sans le réveiller. Il essaie de les rattraper, à la lueur de la lune, mais se trompe de direction. Heureusement, de retour à l’auberge, il retrouve un de ses compagnons revenu le chercher et le reste du voyage se passe sans autre incident.  

A Vilna, grâce à une lettre de recommandation d’un riche commerçant de Minsk, il passe la nuit à l’institut d’études hébraïques, où résident plusieurs militaires juifs, français et italiens. Il trouve un emploi chez un Juif polonais négociant d’or et d’argent. Mais la nostalgie le gagne et, après sept semaines passées là, il profite d’une occasion pour se rapprocher de son pays. Après avoir franchi le Niémen, il arrive à Prenen et huit jours plus tard à Kalvarija où il demeure jusqu’à Pâques chez un marchand de vin qui le traite bien. Il part ensuite pour Leipzig. A plusieurs reprises, il rencontre des colonnes russes allant rejoindre l’armée et se fait passer pour un sourd-muet afin de ne pas être identifié. Au passage de la Vistule, il use d’un stratagème pour éviter les contrôles.  

A Tykocin, où la déclaration de guerre fut annoncée au 8ème corps, le grand rabbin lui délivre un passeport indiquant qu’il est natif de l’endroit. Mais la victoire de Lützen dissuade les marchands de poursuivre jusqu’à Leipzig. Un jour, alors qu’à la recherche de travail il raconte son histoire à un employeur potentiel, un ouvrier entend la conversation et le dénonce comme espion à la police prussienne. Il est arrêté et jeté en prison avec des voleurs et des assassins. Au cours de l’instruction, il prouve son innocence mais, comme la Prusse est maintenant en guerre contre la France et la Westphalie, on lui offre le choix entre un engagement dans l’armée prussienne et le statut de prisonnier de guerre. 

Il choisit la seconde option, par bravade, et se retrouve parmi trois cents prisonniers de différentes nations. Il y soigne les plaies des conscrits français tailladés par les sabres russes et prussiens. Le 23 mai, une grande victoire des alliés est annoncée. Mais, quelques jours plus tard, l’affluence des blessés et des bagages se dirigeant vers l’arrière démentent les bobards propagés pour endormir la multitude. Ce sont les Français qui ont triomphé à Bautzen ! On parle d’enfermer les prisonniers dans la forteresse de Swidnica, perspective peu réjouissante. Jakob fait provision de vivres pour trois jours et se cache dans le grenier de la veuve d’un commissaire qui l’a pris en pitié. De là, il entend partir ses compagnons d’infortune.  

Le 1er juin, alors qu’il est toujours dans sa cachette, il reconnaît la musique militaire française. Jamais tambours et trompettes n’ont été aussi agréables à l’oreille d’un être humain ! Le voici libre. Il obtient un ordre de mission du général Lauriston pour Neumarkt, où se trouve le quartier général. Le 4 juin, il y est rendu. Il y retrouve de vieilles connaissances, le colonel Humbert, le lieutenant-colonel von Lepel, à qui il a fourni un cheval de rechange à la bataille de Mojaïsk (la Moskova), le général von Denzel, à qui il donne des nouvelles des prisonniers rencontrés au cours de ses pérégrinations. On fait la quête pour lui et il peut enfin raser sa barbe et jeter son accoutrement polonais.  

A Dresde, c’est la belle vie ! Jakob observe combien les Français, malgré leurs souffrances, continuent à chérir leur Empereur. Au bout de quelques semaines, notre homme obtient un ordre de mission pour Cassel avec un jeune officier français. Il parvient dans cette ville qui lui tient tant à cœur en octobre 1813. Il se renseigne discrètement sur Elise : elle est restée fidèle. Il lui donne anonymement rendez-vous et les deux tourtereaux tombent dans les bras l’un de l’autre en se jurant un amour éternel. 

Jakob retrouve sa famille. Les événements se précipitent. Napoléon est vaincu à Leipzig. Le royaume de Westphalie est dissout. Jakob épouse Elise qui se convertit au judaïsme (du moins c’est ce que laisse supposer l’inscription sur sa tombe). Notre ami n’en a pas fini avec les coups du sort, mais la suite de ses aventures ne nous concerne pas.

 

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