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La junte parvenait ainsi aux résultats
préparés, dès juin 1808, par son instruction sur la
manière de nous résister? "Il fallait, avait-elle dit, éviter
avant tout, par une guerre de partisans, les combats généraux.
on embarrasserait nos troupes par le manque de vivres, la destruction des
ponts, la formation de retranchements sur des points avantageux: l'Espagne,
ses montagnes, ses rivières et ses torrents favorisaient l'emploi
de tels moyens. Chaque province aurait un général; le commandement
suprême serait confié à trois chefs principaux, l'un
pour l'Andalousie, la Murcie, la basse Estrémadure; un autre à
Valence, dans l'Aragon et la Catalogne; le troisième dans la Navarre,
la Biscaye, Montañas, les Asturies, Rioja et le Nord de la Vieille-Castille.
La destination la plus importante du général de la Navarre
serait de fermer l'entrée de l'Espagne aux troupes venant de France,
et de détruire celles en retour. Les chefs répandraient des
proclamations parmi le peuple pour exciter son courage, lui persuader qu'en
cédant à l'influence des Français, tout serait perdu,
souverain, monarchie, propriété, liberté, indépendance
et religion."
Il ne put y avoir d'unité dans nos opérations. Le nombre des généraux presque indépendants, la multiplicité de nos détachements, portèrent atteinte à la discipline, et, dans ce pays, où nous étions entrés pour réaliser de grandes vues, nous serons bientôt réduits à n'avoir plus qu'à menacer ou sévir sans pouvoir espérer quelque part un succès décisif qui permît à la politique et à la modération de reprendre exclusivement leurs rôles. Chaque province conquise par nous avait un commandant et un chef d'administration qui souvent ne s'entendaient pas. Il fallait donner au gouverneur l'autorité, le faire aider par des administrateurs et un commissaire général de police subordonnés. Chaque gouverneur de province aurait dû diriger en personne toute opération importante; on eût regretté moins de soldats impitoyablement massacrés par les paysans. De telles fonctions ne pouvaient être remplies que par des hommes aussi intègres qu'actifs et supérieurs. Cette guerre, faite en dehors du droit des gens, par tant de chefs, autour desquels peuvent, malgré les mieux intentionnés, se glisser le pillage et la vengeance, est le plus grand des fléaux dans un pays. L'officier général chargé de pacifier, incessamment harcelé, détourné de ses vues conciliantes par les entreprises, les excès de chaque jour contre l'ordre public, les personnes et les propriétés, finit par être entraîné dans les voies de la répression au-delà des moyens qu'il se réservait. Les officiers plus directement inquiétés par les partisans, les soldats victimes de cruautés, conservent moins de modération, et le sort de chaque habitant peut quelquefois dépendre de sous-ordres, ne comprenant pas aussi bien ce que la politique réprouve. Les représailles viennent, à chaque fait nouveau, aggraver de part et d'autre, le caractère de la lutte, et trop souvent, elles atteignent les populations qu'on aurait voulu protéger. Il n'y a qu'une seule guerre plus difficile, c'est celle contre une révolte à l'intérieur de son propre pays. Les coalitions et leurs armées n'avaient
été pour l'Empereur que l'occasion de nouveaux triomphes,
et, jusqu'en 1808, on se demandait qui pourrait lui résister. Cependant,
comme tout ce qui est humain, une telle fortune pouvait avoir son terme;
elle échoua devant un peuple sans gouvernement, sans armées,
et presque oublié à l'extrémité de l'Europe,
mais animé d'un patriotisme toujours irrésistible.
La guerre de partisans dépend surtout de considérations morales. Alors que cent malheureux, à peine armés, se réunissent quelque part, le pays en voit mille dans différentes directions. Pour le tranquilliser, il faut souvent opérer comme si tel était l'état des choses, c'est-à-dire se diviser plus qu'on ne le devrait, et, cependant, n'agir sur chaque point faussement indiqué qu'avec beaucoup plus de forces que celles nécessaires. Le secret de ce genre d'opérations, c'est d'être toujours bien informé à temps; en Espagne nous ne pouvions pas y parvenir. Néanmoins, chacun de nous y a dépensé plus de cinq cents francs par mois en frais de correspondance, de guides ou d'espionnage. La nécessité des détachements, la latitude que leur donnaient l'imprévu et le caractère de lutte, étaient d'ailleurs l'une de nos difficultés: ils pouvaient être compromis ou dépasser de justes limites. Un chef connaît bien chacun de ses officiers et les emploie en conséquence; mais on a vu le hasard en placer quelques-uns dans une situation regrettable. Des inconvénients analogues, mais d'une autre gravité, se faisaient remarquer pour des échelons plus élevés de la hiérarchie. ...
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Ce texte est extrait des mémoires du général Roguet (voir en bibliographie). |
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