Les horreurs de la guerre
(Illustrations de Goya)
 
 
Seuls des naïfs peuvent croire qu'il est possible de faire la guerre sans commettre d'exactions et d'atrocités. Toutes les guerres, même les plus justes, s'accompagnent d'un cortège d'horreurs. On tient généralement soigneusement cachées celles que l'on commet pour mettre en exergue celle de l'adversaire. Mais, si aucune guerre n'est exempte d'atrocités, durant le conflit qui opposa la France aux peuples de la Péninsule et aux Anglais, de 1808 à 1814, l'horreur atteignit des sommets.  

Voici quelques échantillons des cruautés commises par les Espagnols: 

Commençons par le sort réservé aux Afrancesados (partisans des Français), c'est-à-dire aux Espagnols partisans du roi Joseph. Le chef d'une compagnie de chasseurs de Castille, Penillas, est pris par la guérilla dans les environs de Ségovie, après une résistance vigoureuse. On commence par le torturer avec une cruauté que le narrateur qualifie d'indicible. On lui coupe ensuite les deux bras et les deux jambes qui sont jetés au quatre coins de la ville. Ensuite, on le décapite. Sa tête est mise dans un sac déposé à la porte du palais du gouverneur. Le pharmacien Pierre Irénée Jacob, qui rapporte ces faits, ajoute: "Les moeurs d'un peuple se manifestent par un tel acte. L'Espagne n'a rien d'européen, c'est une Afrique, une Arabie baptisée et se croyant chrétienne." Il n'est pas le seul à penser ainsi. Le général Béchet de Léocour affirme que le caractère espagnol est à moitié arabe et à moitié européen. Larrey lui même note les particularités orientales des moeurs espagnoles. Et Auguste Thirion est encore plus explicite: "L'Espagne est africaine par le sang, les moeurs, le langage, les manières de vivre et de combattre". Cette opinion se retrouve assez souvent sous la plume des mémorialistes de l'époque. Elle est exprimée non seulement par des Français, mais également par des Anglais (Neale, par exemple). 

Desboeufs raconte aussi que les Espagnols qui se chargeaient de porter la correspondance des Français étaient punis de cette façon: on leur coupait une oreille. Ce sort était aussi parfois réservé aux Français (Lavaux). Dans le Royaume de Valence, un moine fanatique, le Frayle, coupait une oreille la première fois qu'un Afrancesado lui tombait entre les mains et le tuait la deuxième fois. Don Julian, un des chefs de bande les plus humains, se contentait de punir les courriers d'une volée de coups de bâtons. 

Un Espagnol est pris en compagnie de Français; ces derniers sont accrochés à des arbres qui par le cou, qui par un bras, qui par une jambe; on coupe la langue de l'Espagnol et on lui écorche la tête; puis on lui arrache un oeil, on fourre de la poudre dans la cavité et on lui fait sauter le crâne (Blaze). Monseigneur de Veyan, évêque de Vich, qui héberge le prince de Salm, prisonnier de guerre, est menacé par une foule furieuse et ne s'en tire qu'en organisant une procession (Gouvion Saint-Cyr). 
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Avant de quitter Salamanque, les insurgés, défaits par Kellerman, crèvent les yeux des Afrancesados (Lagarde). 

Les punitions infligées aux membres des guérillas par leurs chefs n'étaient pas moins cruelles. Certains jeunes soldats avaient le nez ou les oreilles coupés. (Desboeufs) 

Pour ce qui concerne, les oreilles tranchées, on se reportera aussi aux anecdotes rapportées par à O'Neil. Ce dernier affirme que les Espagnoles coupables d'avoir épousé des Français étaient passibles de la peine de mort. Les mariages d'Espagnoles avec des soldats français n'étaient pourtant pas rares. Mais on les tenait secrets par peur que les frères de la belle, soldats dans l'armée adverse, ne viennent égorger cette dernière (Girod de l'Ain). Les femmes qui se contentaient de faire les yeux doux aux Français étaient insultées, peut-être par jalousie, même par les soldats du roi Joseph (Blaze). 

De Brandt rapporte la mésaventure arrivée à un Alcade mélomane. Ce dernier avait joué quelques airs de guitare avec lui. Cela suffit pour lui attirer l'épithète d'Afrancesado. Il fut massacré par la guérilla! 

Des muletiers travaillant pour l'armée française furent traînés pendant 17 kms attachés à la queue des chevaux avant d'être achevés à coups de sabre et de poignards (Lagarde). 

Les guérillas faisaient régner une véritable terreur sur les paysans. Les réquisitions étaient souvent assorties de peine de mort. Elles étaient parfois exercées au seul profit des chefs qui s'accaparaient le produit de leur vente (Brandt). Les insurgés poussaient l'audace jusqu'à lever des contributions sous les yeux des postes français trop faibles pour s'interposer (Larreguy de Civrieux). Dans certaines régions, les guérillas installaient des péages sur les chemins (Lagarde). On s'imaginera aisément l'état d'esprit d'une population imposée au nom du roi, rançonné par la guérilla et punie par cette dernière pour avoir payé ses impôts! Elle en vint parfois à dénoncer les incursions de ses compatriotes et à profiter de la présence des Français pour infliger à ses persécuteurs, d'un coup de stylet bien appliqué, la punition de leurs vols ou de leurs viols (Espinchal). 

Les Français, à bout de munitions, quittent pendant quelques temps Ronda, pays de contrebandiers, toujours rebelles à leur souverain, qui paient leurs contributions à coups de fusils (Fleuret). Les montagnards des environs s'en emparent. Ils dressent une potence sur la grande place et commencent par pendre ceux qui ont causé du tort à leur commerce de contrebande et, accessoirement, les partisans du roi Joseph. Les femmes des guérilleros mettent la ville au pillage pendant que leurs maris rendent la justice. Le retour des soldats est salué comme une libération par une partie des habitants (Rocca). Après Ronda, les insurgés s'emparent de Malaga, dont une bonne partie de la population a fui pour suivre les troupes françaises; ils pillent, arrêtent plusieurs personnes et manifestent leur intention de les exécuter et de brûler la maison où le roi Joseph est descendu quelques temps avant; il n'en ont pas le temps; le général Berton leur tombe dessus et en tue 200 (Clermont-Tonnerre). 

"Au siège de Valence, les moines sur les remparts élevaient des petits enfants en l'air, en criant en espagnol: "Tue! Français, tue!"." (Desboeufs).  

La cruauté des insurgés envers leurs compatriotes est attestée par les historiens espagnols. Ne parlons pas du sort réservé aux minorités; des gitans ne doivent leur salut qu'à l'arrivée inopinée des hussards d'Espinchal; encore ont-ils été sévérement molestés auparavant.  
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Je ne rapporterai pas les témoignages qui font état de la lubricité des moines et de leur cruauté à l'égard des malheureux Espagnols qui s'attiraient leur haine et tombaient entre leurs griffes. Il en existe plusieurs, mais je les ai jugés hors sujet. Je me bornerai à citer le témoignage de Coignet; il est caserné dans un couvent de nonnes à Valladolid; ses camarades y sondent le sol des jardins à la recherche de caches; ils mettent ainsi à jour plusieurs cadavres d'enfants nouveaux-nés. 

Voici maintenant ce qui attendait les soldats français.  

Leur martyrologue commence avant la défaite de Baylen. "Six semaines auparavant, en pleine paix, à Mançanarez et à la Caroline, le peuple s'était porté sur des hôpitaux pleins de blessés français et y avait lâchement tout égorgé: malades, chirurgiens, infirmiers." (Docteur Treille cité par Larchey). A Mançanarez, les malades sont massacrés dans leurs lits; on les assomme, on leur fend le crâne à coups de hache; on les jette dans des chaudières d'huile bouillante, le corps calciné de ces malheureux est si ratatiné qu'il est à peine plus grand que celui d'un enfant; devant tant de cruauté, les soldats français jurent de se venger; le cycle infernal est enclenché. Près de Jaen, deux soldats garrottés sont sauvés de justesse par leurs camarades; ils avaient été placés sur un bûcher pour y être rôtis; heureusement, le feu s'est éteint au moment où leurs bourreaux furent contraints de prendre la fuite. Un peu plus tard, des soldats enterrés vifs jusqu'à la ceinture sont découverts; leurs doigts ont été coupés afin qu'ils ne puissent pas se dégager; certains ont les yeux crevés, d'autres la langue coupée ou bien les dents brisées, d'autres encore ont été émasculés et leurs parties ont été placées dans leurs bouches. Toutes ces atrocités ont été commandées par des prêtres à leurs ouailles au nom du Christ! (Gille).   

Après la reddition de Baylen, dont les termes ne sont pas respectés, c'est encore pire. Le nombre de lettres anonymes adressées à Morla, capitaine général de l'Andalousie, pour lui reprocher sa mansuétude à l'égard de Dupont et de ses soldats, est tel qu'il éprouve le besoin de se justifier; iI appelle ses concitoyens à la raison, mais c'est peine perdue (Larchey). Comme on redoute encore les vaincus, on morcelle l'armée et on sépare les officiers de leurs hommes, avant de désarmer tout le monde; on retire jusqu'aux couteaux! Alors, n'ayant plus rien à craindre, on se livre sur eux à toutes sortes de sévices. Les militaires espagnols, qui accompagnent les prisonniers, s'efforcent de les protéger, ils vont même jusqu'à fusiller leurs compatriotes qui dépouillent les vaincus du peu qu'ils ont (Gille), mais c'est en vain. Dans les villes et les villages, on fait la haie sur leur passage; on les couvre de menaces et de malédictions; les femmes leur crachent au visage; les prêtres les insultent; on arrache les aigles de leurs shakos; ici, on cherche à leur porter des coups de stylet; là, ils traversent la foule sous une grêle de pierres (Wagré); ailleurs, un enfant mord les fesses d'un captif avec une telle violence qu'il part, tout barbouillé de sang, avec un morceau de chair et de tissu dans la bouche (Gille). Des gens comme il faut, au bras de jolies dames, encouragent, en riant comme au spectacle, leurs valets à martyriser les captifs. Rares sont les Espagnols qui, ne cédant pas à la fureur générale, font preuve de compassion à l'égard de ces malheureux, comme cette pauvre vieille qui fait cadeau au fourrier Gille d'une gourde d'eau de vie. A Villa-Harta, un convoi de blessés est égorgé avec ceux qui le conduisent, à l'exception d'un homme qui se cache au milieu des joncs, dans un marécage. A Moron, les milices tirent à la cible les prisonniers désarmés cantonnés sous les oliviers. Des captifs sont enfermés dans un couvent de Grenade. Apprenant qu'une bande très considérable de paysans était en marche pour venir les égorger, ils sortent de leur prison et fuient dans les terres. Les paysans leur tombent dessus, les tuent tous, excepté un lieutenant de dragons; il monte sur un olivier très touffu et y reste jusqu'à la nuit; lorsqu'il n'entend plus aucun bruit, il descend de l'arbre, s'acheminant au hasard; après avoir marché quelque temps, il aperçoit du feu dans une maison isolée; il s'en approche en tremblant, frappe à la porte; on ouvre, on lui donne l'hospitalité; on le conduit ensuite à Malaga, où il est mis en prison. Quelques temps après, il rejoint ses camarades sur les pontons de Cadix, où il leur raconte son aventure et les massacres de ceux qui étaient avec lui (Mémoires du capitaine Amblard). 

"Quatre vingt officiers furent tués, à Lebrija, de sang froid; armés seulement de leurs épées, ils gardèrent leurs assassins à distance quelques temps et parvinrent à rejoindre une endroit de la ville où ils pensaient pouvoir se défendre; mais, un feu intense fut dirigé sur eux du haut des maisons et les survivants furent tués jusqu'au dernier." (O'Neil). Sans contredire sur le fond les dires du combattant de l'armée anglaise, les mémoires français relatent différemment cet événement; d'abord, on ne compte pas 80 victimes mais seulement 75; d'autre part, plusieurs massacres furent perpétrés. En premier lieu, des dragons, emprisonnés dans une chapelle, furent attaqués à coups de fusils; comme, ils possédaient encore leur sabre, ils chargèrent les assaillants et se réfugièrent dans une oliveraie où ils furent tous tués, à l'exception d'un sous-lieutenant, juché dans un arbre, et d'un adjudant caché dans un buisson; les deux rescapés virent périr leurs camarades sous leurs yeux. Ensuite, d'autres dragons furent mis à mort dans une cave. Enfin, des sous-officiers furent contraints de descendre de leur logement; des moines les firent agenouiller et baiser un crucifix; après quoi, sur un signal des religieux, la multitude les abattit à coups de marteaux, de haches et de massues. Quelques prêtres s'opposèrent cependant à cette orgie de crimes; le général Privé fut sauvé par l'un d'eux qui repoussa les assassins en brandissant un crucifix. Les habitants de Lebrija avaient été scandalisés par l'insouciance des prisonniers; ils ne concevaient pas que ceux-ci pussent manifester d'autre volonté que celle de faire pénitence (Geisendorf des Gouttes et Larchey). Selon Sallmard de Peyrins, les officiers avaient été mis dans une église abandonnée*, les sous-officiers dans une mauvaise maison peu distante et les dragons dans le bas de la ville. Après deux mois ** de tranquillité, les revers essuyés par leurs armées excitèrent les Espagnols contre les captifs; ils commencèrent à insulter les officiers et à les frapper; l'un de ces derniers passa son épée à travers le corps de son adversaire, ce qui mit le feu aux poudres***; les officiers, assaillis par une nuée de paysans, sortirent par une porte dérobée, furent poursuivis et massacrés, sauf un qui réussit à grimper dans un olivier; ce fut ensuite au tour des sous-officiers; privés de leurs armes, ils en improvisèrent en attachant des couteaux au bout de bâtons; plusieurs d'entre eux furent blessés ou tués; l'intervention du clergé local****, portant le Saint Sacrement, les tira de ce mauvais pas et ils se retrouvèrent dans une prison sous la garde d'un geôlier bienveillant; des dragons les y rejoignirent mais quarante d'entre eux, qui avaient refusé de céder aux instances des prêtres et s'étaient réfugiés dans une espèce de tour, furent massacrés, dépouillés, coupés en morceaux, jetés par les fenêtres et leurs habits brûlés; Les rescapés furent ensuite conduit à Sainte Marie; chemin faisant, des soldats d'un régiment de marine qu'ils croisaient leur tirèrent dessus et en tuèrent plusieurs; mais, leurs gardiens, qui risquaient d'être touchés, ne trouvèrent pas la plaisanterie à leur goût et il fut mis fin à ce tir aux pigeons d'un genre nouveau. 

** C'était en réalité une chapelle.  
** Il s'était en fait écoulé plus de 5 mois depuis la défaite de Baylen.  
*** L'altercation eut lieu lors d'une tentative faite pour enlever leurs lames aux officiers.  
**** Il s'agisait du clergé séculier moins fanatique que les moines.  
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 A Jimena, des paysans encouragés par les moines, se ruèrent sur la maison qui abritait les officiers du régiment suisse. Ils enfoncèrent la porte avec une poutre, dont ils se servaient comme d'un bélier, en hurlant: "Mort aux hérétiques!" Les officiers, qui n'avaient pour tout moyen de défense que leurs couteaux de table et quelques pierres, montèrent dans les étages supérieurs d'où ils firent pleuvoir tout ce qui leur tombait sous la main sur les assaillants. Ces derniers décidèrent alors de mettre le feu à la maison. Ils en furent empêchés in extremis par un prêtre qui fit ressortir les périls qu'un incendie ferait courir au voisinage. Cet attrait pour le feu purificateur n'était pas un phénomène nouveau en Andalousie; en 1793, une famille française, pourtant établie là depuis longtemps, avait déjà été brûlée vive dans sa maison incendiée par des forcenés qui n'acceptaient pas la présence au milieu d'eux de représentants d'un peuple tueur de roi (Geisendorf des Gouttes). 

Lorsque les prisonniers avaient la chance d'être logés dans une maison, le peuple défilait devant eux pour venir les regarder comme les fauves d'une ménagerie; la nuit, on donnait sous leurs fenêtres des sérénades dont le refrain était: "Tuez-les! Tuez-les!" Pour humilier les soldats français, leurs geôliers organisaient sous leur yeux un combat de coqs; l'un des volatiles, malingre et déjà moitié mort avant d'avoir lutté, était surnommé Napoléon*; le patronyme de l'autre, un vigoureux gaillard, était évidemment Ferdinand; mais les soldats, qui ne goûtaient pas l'allégorie, tuaient les oiseaux à coups de pierres (idem). 

* Ou Napoladron, comme les Espagnols avaient surnommé l'Empereur qui leur avait volé leur nation.  

Les prisonniers de Baylen furent systématiquement dépouillés de leur argent. On les déshabilla pour les fouiller; on arracha même la charpie et les bandages des blessés pour voir si rien n'était caché dessous; on sonda les épaulettes et les boutons; pour conserver quelques pièces, des soldats avertis en furent réduits à les avaler et à les récupérer, non sans mal, plusieurs jours plus tard dans leurs excréments (Gille). Une jeune femme, qui semblait pourtant bien éduquée, introduisit ses mains dans la culotte d'un dragon blessé et, comme elle n'y trouvait pas ce qu'elle cherchait, elle tenta de le chaponner (Sallmard). La scène suivante se passa dans l'île de Leon. "Un moment après, on nous conduisit l'un après l'autre dans une autre chambre pour nous dévaliser. Là on nous faisait déshabiller presque nuds, et on ne nous laissait pas un sou, ils fouillaient dans nos habits, dans nos bottes, nos chapeaux, et enfin partout où ils croyaient qu'on avait pu cacher de l'argent. II y avait des tables remplies d'or et d'argent. On me prit à moi quatre mille francs tout en or, douze mille francs à un général. Ils prirent en tout plus de cent mille francs." (Mémoires du capitaine Amblard) 

Les femmes des officiers ne furent pas ménagées. On les fouilla sans ménagement. "D'autres essuyèrent de plus grands outrages: on portait une main affreuse dans leur sein, on violait les asiles les plus secrets de la pudeur pour rencontrer quelques bijoux que, d'ordinaire, une femme dédaigne trop en pareille circonstances pour les voiler aux dépens de son innocence. J'ai vu plusieurs des nobles, qui nous faisaient fouiller, rester en dehors de la porte qui était entr'ouverte et insulter à notre malheur." (Husson - témoignage confirmé par d'Eslon dans Geisendorf des Gouttes). 

A Sainte-Olalla, on donna l'ordre à l'escorte de fusiller séance tenante les prisonniers malades ou fatigués du convoi de Blaze qui ne pouvaient plus suivre; on fit partager aux prisonniers de guerre la geôle des droits communs; et le capitaine tonsuré qui commandait leurs sbires les contraignit à se mettre nus pour les dépouiller; le moine capitaine, grotesquement revêtu de l'uniforme qu'il venait de confectionner avec les meilleurs vêtements pris aux uns et autres, poussa l'impudence jusqu'à demander à Blaze combien il devait revendre la montre qu'il venait de lui dérober! Mais, une fois à San-Lucar, le gouverneur de Cadix, indigné, fit restituer les habits volés par le moine qui se trouva déshabillé à son tour. Pour se venger, ce dernier affecta les officiers sous sa garde aux pontons réservés aux soldats. 

Dans les environs de la Sainte-Hélène, le général René, qui rejoignait son unité, fut capturé avec son neveu, après que son escorte ait été à moitié détruite. On emmena les prisonniers à la Caroline. Le lendemain, les paysans sortirent les blessés de l'hôpital. Tout le monde fut conduit dans les gorges de la sierra. Les blessés furent égorgés; le général fut brûlé vif, son neveu, encore enfant, fusillé, le commissaire des guerres Vosgien, scié entre deux planches et son secrétaire jeté dans une chaudière d'huile bouillante (Larchey). Un nommé Parmentier subit le même sort que Vosgien (Blaze). Ce témoignage est confirmé par Fée qui précise que ce Parmentier était un neveu de l'illustre introducteur de la culture de la pomme de terre en France et qui ajoute que la femme de l'un des officiers fut également sciée entre deux planches. 

D'après le vélite Billon, à Saragosse, un moine fanatique, dom Basile, exposait les prisonniers français, mutilés par ses soins, à la vue de leurs compatriotes sur les remparts. Plus tard, ce témoin, fait prisonnier dans les montagnes, alors qu'il poursuivait une bande de guérilleros, fut complètement dépouillé; on ne lui laissa qu'un pantalon et une chemise. 

Entre Saragosse et Jaca, on rencontrait une centaine de squelettes d'une blancheur éblouissante avec un trou dans le crâne. C'étaient les restes de conscrits polonais faits prisonniers par la guérilla alors qu'ils rejoignaient l'armée (Gonneville). 

Toutes ces horreurs renforçaient l'énergie des soldats. En Catalogne, l'escorte d'un convoi attaqué par les Somatens, appelés ainsi parce qu'ils se rassemblaient au son du tocsin, se défendit avec tant de vigueur qu'elle repoussa les assaillants. Les soldats se fussent sans doute rendus s'ils n'eussent pas vu les blessés atrocement massacrés sous leurs yeux. 
  
Des soldats furent assassinés par leurs logeurs au couteau, à la balle ou au poison. On leur tendit des traquenards dans les auberges (Thirion) et dans les églises. Près de Benavente, pendant la poursuite de l'armée anglaise en retraite vers La Corogne, un détachement, envoyé aux vivres vers un village, fut attiré à l'intérieur par l'Alcade, qui offrit des rafraîchissements; c'était une embuscade; dès que les soldats sans méfiance se trouvèrent entre les maisons, ils furent assaillis par une grêle de pierres et de coups de fusils. Presque tout le détachement fut égorgé. Les rescapés prévinrent l'armée et le village, d'où tous les habitants avaient fui, fut brûlé (Linières).  

Une charmante Espagnole offrait du vin aux soldats. "Buvez d'abord, dit l'officier, méfiant". Elle s'exécuta. Les soldats, mis en confiance, se désaltérèrent à leur tour. Tout le monde mourut! (Sallmard). En certains endroits, les soldats avaient si peur de se faire empoisonner qu'ils n'osaient plus manger, quitte à tomber malades d'inanition! 

A Valdepeñas, dont le vin capiteux est réputé, les habitants versaient généreusement à boire aux soldats de passage et, dès qu'ils s'endormaient, terrassés par l'alcool, ils les égorgeaient (Espinchal). 

"Burgos possède une magnifique cathédrale. Pour le moment, des galeries attenant à l’église servaient d’écuries à nos grenadiers à cheval et de magasins aux Espagnols qui les avaient encombrées de balles de coton. Comme nos grenadiers se disposaient à aller au fourrage, un petit garçon de onze à douze ans montre sa tête à l’entrée d’un escalier. Se voyant découvert par un grenadier, l’enfant remonte les marches; le grenadier court après lui. Ils arrivent ainsi, toujours montant, jusqu’au haut de l’édifice. Là se trouvaient un palier et une porte. L’enfant ouvre la porte, le grenadier pénètre avec lui dans un réduit, puis le petit garçon disparaît, redescend et recommence le même manège avec un autre grenadier. Cependant un de nos camarades avait remarqué cette scène et nous fit observer qu’il était assez étrange que les deux grenadiers ne redescendissent pas et qu’il serait bon d’aller aux informations. Aussitôt quelques uns d’entre nous, armés jusqu’aux dents, se mettent à la poursuite de l’enfant, gravissent l’escalier étroit, arrivent au palier, enfoncent la porte et se trouvent en face de leurs deux camarades, décapités et baignés dans leur sang. Ivres de fureur, ils se précipitent sur les brigands qui avaient commis cette atrocité, et qui n’étaient autres que des capucins, au nombre de huit, entourés d’armes, de vivres et de munitions de toute espèce, et retirés dans ce réduit comme dans une citadelle. L’exécution ne fut pas longue: on les massacra et on les précipita avec l’enfant maudit, par les lucarnes du clocher." (Coignet) 

La trahison règne partout; on prévient les guérillas du passage des convois à qui des embuscades sont tendues. On coupe la ceinture des prisonniers pour dérober l'argent que l'on y suppose caché et, au passage, on les éventre. Arrogants lorsque l'occupant est en situation de faiblesse, les logeurs deviennent humbles et serviables si le vent tourne ou si quelque service rendu les amadoue. En 1808, Saint-Chamans est logé à Miranda d'el Ebro, ville entièrement pillée qui brûle encore. Il demande du raisin à son hôtesse, qui semble être dans l'opulence; il n'y en a pas, lui répond-t-on, mais, pour le reste, il peut se servir comme chez lui. Il entend du bruit dans la cour; c'est un soldat qui vient de voler de l'argenterie; il la fait rendre; alors fruits et raisins apparaissent à profusion, comme par enchantement, sous les imprécations de notre militaire furieux d'avoir été trompé.  

"Les Espagnols laissèrent engager les Français dans la gorge de Salinas. La route, fort belle du reste, comme toutes celles de ces montagnes, est cependant fort étroite. D’un côté elle est bordée par la rivière bouillonnante et peu profonde de l’Eva, et de l’autre par des rochers à pic, que l’on ne peut gravir, mais que l’on peut descendre avec une grande facilité, surtout lorsqu’on est de la race chevrière, comme les Biscayens. Mina fit donc coucher ses hommes dans les buissons, derrière les rocs qui dominent la route... puis, lorsque le dernier Français fut entré dans le piège, ils se levèrent alors et le massacre commença! 

Les horreurs qui furent commises dans cette journée n’ont jamais été bien connues, parce que l’empereur ne voulait pas effrayer par une description trop vraie, ceux qui devaient retourner en Espagne. On n’a jamais su par quelles affreuses tortures des femmes étaient arrivées à la mort! À la mort qu’elles devaient regarder comme un bien désirable! Des malades sans forces, sans armes, massacrés dans leurs charrettes, des enfants égorgés, avec un raffinement de barbarie que les cannibales les plus féroces de l’Amérique ne connaissent peut-être pas. Ils ne voulaient aucun prisonnier. Le colonel Laffite *, ayant onze blessures, fut pourtant épargné par eux! Ils l’emmenèrent dans la montagne, lorsque, après s’être soûlés de carnage, ils eurent teint en rouge, et en rouge de sang, les eaux si claires de l’Eva... 

J’ai déjà dit que la route était étroite et qu’on s’était battu dans l’espace d’une lieue. Après le combat on avait donné la sépulture à une partie de ces cadavres mais beaucoup avaient été enterrés sur les bords du torrent! D’autres étaient demeurés dans les hauteurs de la roche, où la balle de nos soldats avait été les frapper, car nous n’étions pas tombés sans vengeance. Mais le plus odieux, c’étaient des dépouilles fraîches encore et qui étaient demeurées suspendues aux branches des buissons de la montagne! Partout la mort avait inscrit son passage d’un doigt ensanglanté, partout elle avait poussé son cri et partout l’écho en vibrait encore. Mort, massacre, carnage, tous ces mots qui renferment le même sens se reproduisaient pour moi sur chaque pierre, sur chaque tertre élevé au bord de la route!" (Duchesse d'Abrantès). 

* Laffite était colonel de dragons. 

Lagarde donne, sur ce combat de Salinas, les précisions suivantes: les Français se gardaient mal et se défendirent mollement, ils furent aidés par une partie des prisonniers, Anglais et Espagnols, qui préféraient rester entre leurs mains que tomber entre celles de la guérilla; les blessés et un nombre important de soldats prisonniers furent égorgés sur place; cinq femmes furent tuées en faisant exploser sur elles des paquets de cartouches; un enfants de deux ans et demi fut décapité à côté de sa mère; des soldats épargnés et les éclopés furent immolés un peu plus tard, en passant dans un bois; la vie du colonel Lafitte, pris un moment pour le prince d'Essling, grièvement blessé, fut épargnée pour servir de monnaie d'échange, en vue d'obtenir la libération de deux guérilleros arrêtés près de Pampelune (Voir aussi d'Espinchal). Le général Lejeune, présent lors de l'affaire, en a laissé un tableau saisissant. 

"A plusieurs reprises nous vîmes le sol ensanglanté; et, dès lors, nous ne tardions pas à découvrir l'horrible spectacle d'un ou de plusieurs hommes pendus à des branches d'arbres, tantôt par la tête, tantôt par les pieds; quelques-uns étaient en décomposition; leurs bras, leurs têtes pendants conservaient leurs anciennes formes dessinées par les vers mouvants qui en avaient rongé les chairs. D'autres, plus frais, encore sanguinolents, accusaient un crime plus récent; presque tous ces cadavres balançaient, attaché au milieu du corps, un écriteau grossier, promettant un sort semblable aux Espagnols qui se dévoueraient à nos armes, ou aux Français nouveaux venus sur cette terre de malédiction." (Larreguy de Civrieux). Ces fragments de cadavres pendus aux banches étaient peut-être le résultat d'une variante de l'écartèlement rapportée par Salgues. Voici comment on procédait: on pliait à force de grosses branches d'arbres; on y attachait les soldats à massacrer par les membres puis on relâchait brusquement les branches de sorte que les corps soient partagés en plusieurs morceaux qui resteraient ainsi exposés aux regards des passants (Salgues).  
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La sierra de Guadarrama se prête admirablement aux embuscades. Au cours d'une de ses pérégrinations à travers l'Espagne, le pharmacien Pierre Irénée Jacob, accablé de fatigue et souffrant d'une soif ardente sous le chaud soleil de Castille, se laisse séduire par les belles eaux limpides qui courent dans un torrent proche de la route. Il se couche sur le gazon, trempe ses lèvre dans la rivière et se désaltère abondamment. Au moment où il se relève, il ressent un horrible dégoût. Dans les eaux transparentes du torrent, un peu en amont de l'endroit où il vient de boire, trois cadavres de soldats français gisent, déjà défigurés par la décomposition. 

On fit mourir les soldats français à petit feu en les accommodant à toutes les sauces: en sandwiches, rôtis comme des volailles, bouillis comme des homards, frits comme des poissons, fumés comme des jambons! "Tout ce que les martyrs souffrirent des Romains dans les premiers siècles de l'Eglise, les Espagnols l'infligèrent aux Français: écartèlements, mutilations, strangulation lente et graduée, tout fut employé, excepté ce qui, par une mort prompte, délivre de la vie. Des femmes imitèrent ces crimes. Il en est qui brûlèrent des convois de blessés, en poussant des hurlements qui se confondaient avec les cris de leurs victimes." (Fée). 

A Tamamès, du haut d'une hauteur qu'ils ont regagné après une échauffourée, les cavaliers du 15ème régiment de chasseurs assistent à l'agonie de leurs camarades prisonniers, une trentaine, jetés vifs sur une charbonnière ardente. Ils ne feront plus de prisonniers. Au cri de grâce, ils répondront: "Souvenez-vous de Tamamès!" (Blaze).  

Voici maintenant ce que raconte le capitaine Marcel: "Salamanque fut livrée au pillage, c'est-à-dire qu'on abandonna au soldat toutes les maisons où il n'y avait pas d'officier logé. Cette ville méritait ce châtiment. Jugez-en: depuis cinq ans elle était l'entrepôt de tous nos approvisionnements, tout ce qui arrivait de France pour l'armée se déposait à Salamanque, tout l'argent que nous recevions se dépensait chez les marchands de cette ville et, malgré bien des traverses, aucun bourgeois n'avait jamais été volé ou molesté; en récompense, les habitants se conduisirent d'une façon atroce envers nos blessés des Arapiles, arrachant des bandes de pansement et mettant à nu les blessures, mutilant ignoblement d'autres malheureux et empoisonnant tous les amputés entrés aux hôpitaux. Il n'y avait aucune pitié à avoir pour de pareils sauvages. Il y avait là des magasins immenses contenant de telles quantités de biscuits, viande salée et rhum qu'on laissa chaque soldat puiser dedans à sa fantaisie. Nos hommes ne furent bientôt plus de sang-froid, et le désordre et la violence prirent des proportions terribles." Atrocités et représailles s'enchaînaient en une suite d'interminables horreurs, nous aurons l'occasion d'y revenir. 

On crucifie les soldats français comme on les scie entre deux planches. "Nous vîmes un officier de dragons cloué contre une porte, ayant entre les dents la preuve de la mutilation qu'il avait subie avant." Un caporal fut trouvé pendu par les pieds dans la boutique d'un boucher de Zamora avec lequel il avait fait connaissance; le boucher l'avait fendu comme on fend un cochon et l'avait entièrement vidé avant de prendre la fuite (Gonneville). Le général Reynaud subit le supplice du pal avant d'être rôti à la broche sur un feu de bivouac autour duquel se réjouissent ses tortionnaires. Les commandants Berthod et Morland furent, le premier écorché vif, le second pendu par les pieds jusqu'à ce que mort s'en suive (Espinchal). Les paysans s'excitent les uns les autres et rivalisent à qui sera le plus atroce; à ce jeu, les femmes excellent; il faut toutefois reconnaître que certaines d'entre elles se montrent parfois compatissantes.  

Voici le témoignage du sergent Lavaux: Quand les brigands "attrapaient quelqu'un de notre côté, ils lui faisaient souffrir le martyre, lui arrachant la langue, les ongles et les brûlant à demi. Pour cela, ils lui mettaient les pieds au feu jusqu'au milieu du corps et le faisaient mourir à petit feu." Et, plus loin: "Tout le long de la route, nous trouvions des soldats assassinés. Les uns étaient à moitié brûlés; à d'autres, on avait coupé les quatre membres; à plusieurs, on avait arraché les parties sexuelles, et on les leur avait mises dans la bouche; il y en avait qu'on avait cloué sur des arbres ou qu'on avait pendu par les pieds. Jusqu'aux cantinières du régiment à qui on avait mis des cartouches à leur virginité et qu'on avait fait sauter en cet état." Les moines n'étaient pas en reste; à Valladolid, trois d'entre eux assassinent un employé aux vivres, bâillonnent sa femme et l'emportent dans leur couvent où ils assouvissent sur elle leur lubricité.  

Dix soldats sont détachés par un convoi, en vue de Saragosse, pour préparer des logements. Huit sont égorgés; la guérilla en laisse deux vivants, après leur avoir coupé les mains et les pieds (Morin). 

Des soldats isolés sont saisis près de Murviedro (Sagonte). On en poignarde quatre; deux sont épargnés parce que les guérilleros sont dérangés par l'approche d'un convoi militaire; ces miraculés sont emmenés complètement nus, la corde au cou, avant qu'une charge de cavalerie ne les délivre; les cavaliers retrouvent les autres, un la tête tranchée et les trois autres les pieds et les mains coupées, un seul respire encore, il ne survivra pas longtemps (Morin). C'est probablement la bande du Frayle, un moine, qui a accompli ce beau travail.  
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La bande du curé Mérino tend une embuscade au colonel Grandseigne, aide de camp de Marmont, qui apporte des dépêches à l'Empereur. Un des cavaliers de l'escorte est fait prisonnier, dépouillé de ses vêtements, nu comme un ver. Le guérillero qui l'a capturé appuie un pistolet sur sa poitrine; il tire; l'amorce brûle, mais le coup ne part pas; le guérillero renouvelle l'amorce, rafraîchit la pierre et essaie à nouveau; second échec; la séquence est renouvelée sept fois, jusqu'à ce que l'arrivée de renforts français mettent fin au supplice du malheureux cavalier (Girod de l'Ain).  

El Medico commençait, dit-on, par couper le nez de ses prisonniers (Sallmard); mais la cruauté de ce chef de guérilla est contestée par d'autres témoignages. A Tembleque, en 1812, il surprend un escadron du 13ème dragons et massacre 64 cavaliers dont les restes, nus et couverts d'horribles blessures, sont inhumés le lendemain par un convoi de passage qui se promet de les venger (Espinchal). 

"J'ai vu des cadavres de femmes éventrées, ayant les seins coupés, des hommes sciés en deux; d'autres enterrés vivants jusqu'aux épaules et mutilés de la façon la plus affreuse; d'autres pendus par les pieds dans les cheminées et qu'on a fait brûler ainsi." (Capitaine François). 

"Quelques jours après, dans les buissons de genièvre et de buis qui croissent entre les rochers de Pancorvo, parmi des touffes de thym et de lavande, nos soldats trouvèrent un cadavre mutilé, que les assassins avaient coupé par morceaux! Sur l’un des bras on reconnaissait parfaitement les vestiges d’un uniforme français!" (Duchesse d'Abrantès).  

"Des soldats français avaient été enterrés vivants jusqu'au cou et leur tête était exposée aux ardeurs du soleil et aux piqûres des insectes. Un vieux général français, revêtu de son habit d'uniforme, était renversé sur la route et des indécences qu'on ne peut décrire, avaient été commises sur lui et sur les corps de sa femme et de sa fille, tuées à ses côtés." (Docteur Treille). 

Un commissaire des guerres, accompagné de sa femme et de son enfant, sont saisis par une guérilla; la femme est violée sous les yeux de son mari; ensuite, on les enterre vivants tous les deux avec la tête seule hors du sol et on place leur enfant éventré entre eux (Blaze). 

Les ambulances ne sont pas épargnées: "On dit à l'alcade qu'il répondait des blessés; mais nous n'avions pas fait une demie lieue (environ 2 km) que nous entendîmes des coups de fusils: c'étaient nos blessés que l'on égorgeait avec les deux chirurgiens." (Manière - Bapst). 

Les moines de l'abbaye de Saint-Just recueillent des blessés et des malades; aussitôt ces derniers entre leurs murs, ils préviennent les guérillas qui massacrent ces malheureux sans défense; le général Foy, prévenu, cerne le couvent et le livre aux flammes (Petiet). 

"... nous avions eu un détachement de 400 hommes égorgés, sans qu'il s'en échappe un seul, c'était un convoi de malade qu'on évacuait à Séville. L'on voyait encore les têtes rouler sur le paquis..." (Nicolas Page de Belrupt). 

"... nous avions laissé à Sarrion une vingtaine de soldats malades sous la sauvegarde de l'autorité locale. Une guérilla s'y rendit deux jours plus tard, les égorgea dans leurs lits et les jeta par les croisées." (Desboeufs). 

"En repassant près de nos blessés, nous avons aperçu une femme qui sabrait un chasseur blessé avec son propre sabre." (Fleuret). 

"Huit jours après, les troupes de Madrid vinrent à Avila, et les Espagnols qui étaient entrés à Salamanque après notre départ se retirèrent dans la montagne, nous apprîmes que ces bêtes féroces n'avaient point fait de prisonniers et que les malheureux blessés laissés par nous à Salamanque, avaient été entassés sur des bûchers et brûlés vivants. Nos soldats se promirent d'user de représailles et de ne plus faire de prisonniers s'il leur tombait des Espagnols entre les mains." (Capitaine Marcel). 

En novembre 1811, dans le royaume de Léon, les guérillas surprises massacrent cinquante blessés français qui ne pouvaient pas suivre. A la même époque, Manetta, un chef de guérilla assassinait tout homme isolé surpris hors de Valladolid; il se présentait aux portes de la ville, s'annonçant comme portant une dépêche importante et coupait aussitôt la main de l'imprudent qui tentait de la saisir; il poussait l'effronterie jusqu'à venir côtoyer les officiers français en plein marché et, le lendemain, il leur écrivait pour s'en vanter et les menacer de les tuer quand cela lui plairait; il finit par être vendu par les siens, cerné dans une maison que l'on fut obligé d'incendier afin qu'il se rendît et exécuté en place publique. Le 14 décembre 1811, Mina, en Navarre, publie une proclamation selon laquelle tous les soldats français seront pendus sur les chemins en uniforme; les habitants convaincus d'avoir servi l'occupant subiront le même supplice; les biens des Espagnols travaillant dans les administrations sont confisqués et les parent de ces derniers sont frappés d'une lourde amende (Roguet). 

A Olbera, en Andalousie, de Rocca et son détachement tombent dans un guet-apens: "Des femmes, ou plutôt des furies déchaînées, se précipitaient avec d'horribles hurlements sur nos blessés, et elle se les disputaient pour les faire mourir dans les tourments les plus cruels. Elles leur plantaient des couteaux et des ciseaux dans les yeux, se repaissant avec une joie féroce de la vue de leur sang". 
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Certains Espagnols qui combattent dans les rangs anglais ne se comportent pas mieux que les guérilleros. Costello rapporte que l'un d'eux massacrait tous les blessés rencontrés sur son chemin. Indigné par sa férocité, un vétéran britannique lui inflige une correction, mais l'Espagnol se retourne alors contre son allié et l'aurait certainement tué sans l'intervention des autres soldats. 

A Ubeda, les guérilleros se sont dispersés dans les maisons. L'Alcade reçoit les soldats dans un village apparemment pacifié. Mais l'officier méfiant cantonne ses hommes dans deux couvents. Alors, les habitants les invitent à venir chez eux. Une fois la dispersion commencée, l'insurrection éclate. Mais les soldats se regroupent et tuent pendant le reste de la journée tout ce qu'ils trouvent (Fleuret). 

Un détachement français tombe dans une embuscade au milieu d'une gorge étroite, par la faute de son commandant qui n'a pas fait éclairer le chemin. Les hommes cèdent à la panique. Les officiers et quelques soldats plus courageux se regroupent et, sachant le sort qui les attend, s'ouvrent, non sans essuyer des pertes, un passage à la baïonnette. Le bataillon prévenu envoie quatre compagnies en toute hâte pour tenter de sauver quelques hommes. "Vaines espérances! Tout avait disparu à leur arrivée, mais une troupe de loups s'était emparée du terrain et y avait dévoré une partie de nos malheureux soldats..." (Routier). 

Les prisonniers français étaient souvent massacrés, parfois en masse comme les 700 qui furent noyés dans le Minho en 1809 (de Pradt et Salgues); certains pourtant bénéficient d'un sort meilleur. Au début de l'insurrection, Paulin est saisi par les émeutiers à Badajoz. On le houspille, on le menace, on lui crache au visage, on l'oblige à marcher dans le sang du gouverneur qui vient d'être coupé en morceaux, mais on ne le tue pas. Les autorités ne savent pas encore quel parti prendre et ménagent les prisonniers. Ceux-ci sont enfermés dans un cul de basse fosse. Une nuit, leur gardien tente de les pourfendre à coups de rapière. Ils se défendent comme ils peuvent. On les transfère, pour les protéger, dans un cachot humide et obscur où ils sont la proie des scorpions et des punaises. Obligés de sortir, pour aller satisfaire un besoin pressant, ils passent entre deux haies de sbires qui les insultent et les frappent. Les geôliers fouillent ensuite leurs excréments à la recherche des pièces d'or qu'ils sont censés avoir dissimulé dans leurs intestins. Les victoires françaises excitent la populace. On cherche à les fusiller à travers les grilles du soupirail. Un charpentier ferme alors l'ouverture avec des planches les privant d'un peu plus d'air et de lumière. Ils seront enfin délivrés à la faveur de la reddition du fort La Lippe d'Elvas. Voici un autre témoignage, celui de Nicolas Page: "... il y avait quelques temps, il nous avaient pris un détachement de trente hommes et un officier, qu'ils ont fusillés après les avoir gardé quelques jours." Le narrateur de ce récit aura plus de chance. Pris avec plusieurs de ses camarades, il s'attend au pire. Après avoir beaucoup discuté du sort qui serait réservé à leurs captifs, les Espagnols, parmi lesquels servent deux déserteurs français *, décident de leur laisser la vie sauve. Un ancien officier de la Garde du roi Joseph a plaidé leur cause auprès de ses camarades. Mais les prisonniers sont dépouillés de tout ce qu'ils possèdent. Il leur faut se déplacer, à travers les montagnes, vêtus des haillons que les soldats espagnols ont troqués contre leurs habits, le ventre souvent creux, pieds nus, dans la neige et sur la terre durcie par le gel. Un jour qu'ils sont enfermés dans une pièce sans cheminée, uniquement éclairée par une étroite lucarne, ils manquent périr asphyxiés par la fumée du feu qu'ils ont allumé, pour réchauffer leurs membres engourdis. Les malades sont livrés à des paysans qui les tuent en leur écrasant la tête. Lorsque le misérable cortège des prisonniers traverse une ville, ils sont insultés par une populace vociférante qui réclame leur mort. 

* Des déserteurs de différentes nations se réunissaient pour faire la guerre pour leur propre compte, en Espagne comme au Portugal. Le cas est signalé par Blayney, un prisonnier anglais, dont le convoi fut attaqué par un capitaine allemand qui a quitté les rangs français avec tous ses hommes pour se mettre à la tête d'une guérilla. Marbot décrit, avec sa verve habituelle, un groupe de forbans qui sévissait dans les montagnes portugaises; il en est fait état plus bas.  

D'après Blaze, la Junte centrale, pour mettre un terme au massacre des prisonniers, promit une prime de 15 francs pour chaque prisonnier qui lui serait remis. Mais l'effet de cette mesure resta limité. 

On peut comprendre que, dans le feu de l'action, des soldats et même la population civile, victime de la guerre, aient commis des excès. Mais le traitement infligé aux prisonniers français fut poursuivi, longtemps après leur capture, avec une froide cruauté. Ils étaient entassés dans des pontons, bagnes flottants faits d'ancien bateaux rasés, à demi pourris, couchant, au début sur le plancher souillé d'une boue fétide. La nourriture, souvent gâtée, leur était parcimonieusement distribuée; lorsqu'on leur livrait des légumes, le bois manquait pour les cuire, ou bien c'était l'eau qui était gâtée; plusieurs jours se passaient parfois avant que les vivres ne soient renouvelés. Certains en furent réduits à manger les courroies, les bretelles, le cuir des havresacs et les tiges des bottes, sous le regard sacarstique de leurs gardiens. On les laissait croupir, minés par la maladie, rongés par la vermine, jusqu'au dernier degré de l'avilissement humain; les hommes et quelques femmes mêlés en une indécente promiscuité, dans un air étouffant rendu irrespirable par les déjections, pateaugeaint dans la boue noirâtre qui recouvrait le plancher des cales. Ceci se passait non seulement dans la baie de Cadix, mais également en Angleterre. Seulement, en Espagne, des énergumènes essayaient aussi de mettre le feu aux pontons et la marine anglaise dut faire preuve d'autorité pour les tenir à l'écart. La mortalité était élevée; la gale, la dysenterie, le scorbut, le typhus exerçaient leurs ravages; on jetait les cadavres à la mer; certains, ayant les apparences de la mort, étaient précipités vivants par dessus bord; les oiseaux de mer les déchiquetaient à grands coups de bec, sous le regard de leurs camarades impuissants (Gille). A Cadix, la mortalité fut telle qu'elle alarma la population qui craignit une épidémie. La mer était encombrée de corps à moitié putréfiés qui allaient et venaient au gré de la marée; le poisson prospérait et les pêcheurs en ramenaient beaucoup, mais il n'était pas consommable; on finit par interdire de jeter les morts à la mer; il restèrent parfois plusieurs jours entassés parmi les vivants qu'ils contaminaient; une barque vint périodiquement les chercher et les traîner à la queue leu leu jusqu'au rivage pour les y enterrer. Pour améliorer son ordinaire, le caporal Wagré, boulanger dans le civil, s'était fait blanchisseur; mais il ne bénéficia pas longtemps de son industrie; une épidémie le terrassa comme les autres et il ne revint jamais sur le ponton des officiers où il avait eu la bonne fortune d'être emprisonné, sur la recommandation de son colonel. Quelques évasions à la nage furent tentées; la plupart échouèrent; elles entraînaient la mort du coupable et celle de l'un de ses camarades, par représailles; les captifs étaient tenus pour collectivement responsables de la fuite de l'un des leurs (Gille)! 

Lorsque l'Andalousie fut conquise et le siège mis par l'armée française devant Cadix, ces ombres d'hommes trouvèrent pourtant en eux assez d'énergie pour tenter de s'évader. Après s'être débarrassés, de leurs gardiens, avoir coupé les câbles qui retenaient les vaisseaux à l'ancre, au moment de la marée montante, ils se laissèrent dériver vers la côte tenue par l'armée française. Les navires anglais et espagnols firent feu sur eux. Beaucoup furent victimes de la hargne de leurs geôliers. Mais les autres réussirent. Leurs camarades de la terre répondirent, coup pour coup, aux peu charitables marines adverses. Ils détachèrent des barques du rivage pour venir les recueillir. Alors, les Espagnols et leurs alliés anglais décidèrent la déportation de ceux qui restaient, afin d'éviter d'autres tentatives d'évasion. Les plus malchanceux furent dirigés, sans vêtements, sans provisions, sur une petite île déserte des Baléares, Cabrera.  

Des milliers d'hommes furent abandonnés, livrés à eux-mêmes, sans guide, sans instructions, sans impedimenta autres que des marmites inutiles, puisqu'il ne leur avait pas été délivré de nourriture, sur ce morceau de terre entouré d'eaux saumâtres, où ne se rencontraient d'autres abris que quelques grottes, ornées de stalactites et de stalagmites sonores, et un petit fort en ruines, sur un bout de terre, enfin, où la végétation, plus que parcimonieuse, n'avait permis la survie que d'un âne, de quelques chèvres perdues par leurs pâtres, d'une multitude de lézards, de quelques chats sauvages et de gros rats, qui disputèrent leur nourriture aux hommes avant d'être mangés par eux. La nourriture était chichement comptée; d'après Wagré, la ration quotidienne se composait d'un peu moins de 140 grammes de fèves, 23 grammes d'huile et d'une livre de pain, généralement moisi; les fèves étaient parfois remplacées par du riz ou de la morue. Il fallut se débrouiller. Les quelques chèvres furent rapidement dévorées. La chair des chats était succulente, mais celle des lézard était vénéneuse. On essaya de manger une racine locale qualifiée de patate: elle s'avéra toxique. Des courageux nagèrent jusqu'à un îlot voisin dans l'espoir d'attraper des lapins, d'autres grimpèrent sur les falaises abruptes pour dénicher des hirondelles et autres oiseaux de mer. Comme on manquait de sel pour assaisonner cette maigre pitance, on s'en procura en faisant évaporer d'énormes quantités d'eau de mer où en allant en chercher, au péril de sa vie, sur des rochers escarpés, où les flaques laissées par les vagues se desséchaient, sous l'ardeur du soleil. La distribution s'effectuait tous les quatre jours, mais elle était parfois reportée; les prisonniers restèrent jusqu'à neuf jours sans rien recevoir; ce retard entraîna la mort de centaines de captifs (600 selon Wagré, 8 à 900 selon Gille). La faim conduisit à des actes de cannibalisme. On en fut réduit à se sustenter de soupe d'herbes, de bulbes d'iris et de rogatons de cuir bouilli; même les rats et les souris étaient devenus introuvables, ne fréquentant plus des lieux où il n'y avait plus rien à chipoter. Le capitaine de la chaloupe canonnière qui croisait au large, indigné par la cruauté de ses compatriotes, fit vendre les biscuits de sa troupe aux prisonniers, avant de prendre le large, pour ne pas les voir mourir de faim sous ses yeux. A bout de ressources, les déportés immolèrent le seul ami qui leur restât: le vieil âne efflanqué. Lorsque enfin la barque aux vivres revint, les moribonds affamés se jetèrent sur le pain qu'on leur apportait et beaucoup périrent d'indigestion.  

Mais le pire était l'absence d'eau. Il n'y avait qu'une chétive fontaine pour tout ce monde. On dut y mettre une garde. Les malheureux captifs étaient contraints de faire la queue pour se désaltérer sous l'ardent soleil méditerranéen (Wagré). D'après O'Neil, certains d'entre creusèrent même le roc, avec leur couteau, pour forer un puits. Plus tard, il est vrai, une seconde source fut découverte, mais, comme elle était de faible débit et difficilement accessible, elle ne fut pas d'un grand secours. La mortalité fut donc élevée parmi une population dont la peau du ventre avoisinait la colonne vertébrale; les Espagnols ne comptabilisant pas instantanément les disparitions, il en résulta un surcroît de nourriture pour ceux qui restaient, mais ce fut un sujet de dispute entre les compagnies les mieux pourvues et celles qui l'étaient moins bien, au moment des distributions.  

Les morts pouvaient être difficilement enterrés; on les brûlait, mais la fumée empuantissait l'air; on chercha alors tant bien que mal à les ensevelir dans un lieu que l'on nomma la vallée des morts, mais, sur ce sol de roc où la terre manquait, les pluies, d'autant plus violentes qu'elles étaient rares, découvraient les cadavres à demi décomposés, les emportaient et disséminaient leurs membres sur le sol, dans les fourrés ou les rivières. Une nuit, un orage plus destructif que les autres, ravagea les cabanes, ensevelit des prisonniers sous leurs décombres et balaya le simulacre d'hôpital qui avait été aménagé, au moyen de quelques tentes, pour abriter les malades, la plupart galeux, dont la peau était si rongée qu'ils ressemblaient à des lépreux; ils furent emportés par le torrent jusqu'à la mer; les dépouilles des autres, noyées par la furie des eaux, restèrent accrochées aux branches d'arbres et aux buissons.  

Au fil du temps, de nouveaux prisonniers furent envoyés sur l'île. Ils y trouvèrent les premiers arrivés presque nus, sans chaussures, barbus et aussi hâlés que des mulâtres (Lardier cité par Larchey); leurs vêtements, jamais remplacés, s'en allaient en lambeaux; ceux qui étaient nus cachaient leur infortune au fond d'une grotte; quelques-uns s'habillaient de feuillages; ils rassemblaient le peu qui leur restait d'habits pour en revêtir l'un d'entre eux, désigné à tout de rôle, pour aller chercher leur maigre pitance; la plupart passait leur temps à dormir hébétés sur des lits d'herbe sèche entre deux distributions d'une nourriture insuffisante avalée dès que livrée. Un aumônier espagnol, demandé par les prisonniers pour apporter aux mourant le réconfort de la religion, utilisait la main d'oeuvre à sa disposition à l'entretien d'un champ de coton qu'il avait planté; ce geôlier en soutane exerçait sur ses ouailles son peu charitable humour; il les exhortait à la patience en leur promettant le retour chez eux lorsque sa canne fleurirait!  

Malgré tant de misère, un semblant de société parvint à s'organiser. On avait construit des cabanes avec les moyens du bord; elles furent meublées comme l'on put. La mortalité était si élevée que les nouveaux venus ne tardaient pas à trouver vide un de ces abris précaires où ils remplaçaient ceux qui l'avaient construit. Des veinards découvrirent des pierres de taille, vestiges d'anciens monuments antiques, auprès d'une nécropole renfermant des pièces de monnaie aux effigies et inscriptions effacées par le temps; les pierres servirent à l'édification d'une maison qui fut recouverte de dalle de sable aggloméré et les pièces de monnaie furent vendues aux marins britanniques de passage (Gille). Dans des magasins de fortune, on échangeait les produits d'une industrie rudimentaire; on sculptait des objets de bois que les Espagnols achetaient pour presque rien; on confectionnait des gamelles avec des fonds de shakos; on négociait les rares objets que l'on avait sous la main, en particulier les maigres rations, on vendait des souris mortes pour améliorer les menus; les femmes furent même l'objet d'un honteux commerce; les plus instruits donnaient des leçons aux plus riches et certains analphabètes ressortirent de cet enfer sachant lire et écrire. L'argent étant rare, on remplaçait les pièces par des fèves. Des pêcheurs espagnols venaient proposer à ceux qui disposaient de quelque fortune le produit de leur travail, mais ils n'acceptaient la monnaie qu'après qu'elle eût été désinfectée au vinaigre, comme si les prisonniers eussent été des pestiférés (Gille)! On avait improvisé un atelier, à l'abri des regards, avec le secret dessein de construire une barque pour s'échapper, mais on fut trahi. On se battait en duel en fixant des pointes de ciseaux ou des clous au bout d'un bâton. Un théâtre avait été aménagé, d'abord à l'air libre, ensuite dans l'ancienne citerne du château; les rôles de femmes y étaient tenus par des hommes; cette mauvaise langue de Billon affirme qu'un dragon les jouaient aussi bien à la ville que sur scène! On avait même constitué des loges maçonniques. Et, l'ironie ne perdant jamais ses droits, on avait baptisé un endroit, aménagé en place et en marché, le Palais Royal. Il y eut même une gazette, rédigée à la main et bien sûr remplie de nouvelles fantaisistes (Gille). Comme le vols étaient légion, dans une population privée de tout et où les rares personnes pourvues de quelque bien ne disposaient d'aucun moyen de le protéger, un semblant de justice fut organisé: un larcin était puni de la bastonnade; on coupait un bout d'oreille au récidiviste et, si la leçon n'était pas suffisante, on le précipitait dans la mer du haut d'un rocher; on écrasa même la tête d'un voleur particulièrement endurci sous une grosse pierre; un mitard fut aménagé où l'on enfermait ceux que l'on appelait les Tartares (Wagré).  

Un coup de main bien préparé permit à quelques marins de la Garde de s'emparer d'une barque venue livrer de l'eau, pour la première et la dernière fois. Les Espagnols furent jetés par dessus bord et les évadés réussirent à prendre le large, pour aborder plus tard sur le continent, en territoire contrôlé par les troupes françaises. Ceux qui restèrent subirent les conséquences de cette déconvenue de leurs geôliers; ils durent se serrer, une fois de plus la ceinture, pour rembourser la barque sur leurs maigres rations. Aussi, lorsqu'une nouvelle évasion fut tentée, elle échoua sous une grêle de pierres, qui furent jetées du haut des rochers sur la barque par ceux qui, restés sur l'île, étaient soucieux de conserver leur nourriture; plusieurs évadés furent blessés et la plupart d'entre eux périrent, sauvagement massacrés par les Espagnols (Gille). Cet échec ne dissuada pas les audacieux, qui tentèrent de s'enfuir en enlevant des barques de pêcheurs ou en construisant des esquifs de fortune; quelques essais furent transformés, d'autres échouèrent. Pour fuir de ce lieu de malédiction, restait l'enrôlement dans l'armée espagnole; quelques rares de captifs saisirent cette opportunité, avec le secret espoir de déserter à la première occasion.  

Des volumes seraient nécessaires pour dépeindre les souffrances qui furent endurées sur cette île. La vérité oblige cependant à dire que des marins anglais, pris de pitié, s'efforcèrent de venir en aide aux prisonniers; ils se cotisèrent pour fournir quelques vêtements à leurs malheureux ennemis; mais ces initiatives restèrent isolées. Au milieu de tant de souffrance, la galanterie française ne perdit pas ses droits; le commandant de l'île en fit les frais: un canonnier captif séduisit sa femme (Wagré). 

Environ 9000 prisonniers (d'autres disent 14000, voire 19000), dont quelques femmes bientôt en haillons, débarquèrent à Cabrera entre 1809 et 1813. De ce nombre, 1500 personnes furent évacuées, furent débauchées ou réussirent à s'évader. Sur les 7500 individus restants, 3389 rentrèrent en France, le 6 juillet 1814; à l'annonce de leur libération, la folie gagna les prisonniers qui mirent le feu à leurs cabanes. Un trait résumera tout; la misère était telle que des malheureux se rassasièrent d'aliments si difficiles à digérer qu'ils avaient été rendus tels quels par les premiers qui les avaient absorbés; une délégation britannique débarqua un jour sur l'île; l'état de délabrement physique des survivants impressionna tellement un jeune officier qu'il fut pris de nausées; alors, des prisonniers, torturés par la faim, se jetèrent sur le vomi et le mangèrent. En 1847, le prince de Joinville, fils de Louis-Philippe, fit rassembler et ensevelir les ossements dispersés sur le sol des prisonniers morts, laissés sans sépulture; un monument fut élevé sur cette tombe avec une inscription à la mémoire des victimes. La vérité historique oblige à dire que, jusqu'à cette date, ils avaient été à peu près oubliés, tant par l'empire que par la monarchie restaurée. 

Le couteau, la balle, l'eau ou l'huile bouillante ne suffisant pas, certains chefs de guérillas eurent recours au poison. Par exemple le général Lascy. "Ce brave homme, ne se contentant pas toujours des moyens ordinaires et avoués de nous faire la guerre, s’avisa d’employer le poison et se servit de cet honorable expédient en différentes occasions. Le pain empoisonné de la garnison de Barcelone l’aurait fait entièrement périr et aurait, par ce moyen, livré la ville et ses forts aux Espagnols, si cette infâme violation des droits de la guerre et de ceux de l’humanité n’eût été découverte assez à temps pour en arrêter l’effet. La citerne du fort d’Hostabrick * fut aussi empoisonnée. Poujol, chef des Micquelets catalans au service de France, avala sous nos yeux à Olot le fatal poison et ne dut son salut, ainsi que celui de sa famille entière, qu’au hasard qui avait diminué de moitié la dose qui lui était destinée. Les troupes en route n’osaient plus faire usage de l’eau des puits ou des citernes qu’elles rencontraient. Des boîtes pleines de poison furent trouvées en différents lieux avec l’indication de l’emploi qu’on devait en faire."(Routier). Ducor raconte cette aventure arrivée à des hussards en 1808; ils sont bien accueillis par la maîtresse de maison dans leur logement; elle leur sert du vin et leur prépare un bon repas en louangeant Napoléon; comme nos hussards se méfient, ils l'invitent à trinquer et manger avec eux; elle accepte et, pour calmer les craintes de ses hôtes, ses enfants participent eux aussi aux agapes; à la fin du repas, avant de périr, elle se met à crier: "Vive Ferdinand, mort aux Français" devant les hussards médusés; les mets ont été empoisonnés à l'arsenic et le goût du poison a été savamment dissimulé derrière la saveur de l'ail dont les plats étaient généreusement épicés; l'héroïne de cette histoire n'a pas hésité à entraîner ses enfants dans la mort, par haine des envahisseurs de son pays. Pendant la retraite d'Andalousie sur Valence, les puits furent empoisonnés en y jetant de la morue pourrie (Blaze). 

* Il doit s'agir d'Hostalrich.  

Le sentiment antifrançais était si prononcé en Espagne que l'on s'en est même pris aux prêtres immigrés!  

Certes, il y eut des exceptions. Le caporal Wagré rapporte que Castaños, après Baylen, chassa la nuée de paysans qui assassinaient les blessés et fit conduire les rescapés dans des hôpitaux. Lejeune raconte qu'un curé, et quelques-uns de ses paroissiens, sauvèrent de la fureur de leurs compatriotes un jeune officier de chasseurs, blessé dans les environs de Saragosse, à Muéla; Naylies cite également le cas d'un soldat sauvé de la mort par un curé qui le cache jusqu'à l'arrivée des Français, lequel prêtre, récompensé de sa bonne action par le pillage de sa cure, fut dédommagé par une quête auprès des amis du soldat; un fermier prit Wagré à son service, le traita comme un fils et l'engagea à rester auprès de lui; mais notre caporal refusa cette proposition qu'il considérait comme une désertion. D'Eslon et Gille font également état de rapports amicaux avec des Espagnols qui firent passer l'humanité avant la fureur nationaliste et la haine religieuse; son logeur, un opulent négociant, offrit la main de sa fille au fourrier Gille, qui déclina la proposition; l'Alcade du lieu où il résidait engagea notre fourrier à rester avec lui, au moment de partir pour Cadix. Un prêtre fit même un rempart de son corps à des malheureux qu'une populace effrénée allait immoler. Un médecin libéral, écoeuré par le fanatisme de ses compatriotes, prêta de l'argent à Blaze et lui prodigua ses soins.  

De jeunes Espagnoles trouvaient bien appétissants ces monstres venus d'au delà les Pyrénées. Fée raconte qu'un capitaine grimpait tous les soirs sous la fenêtre d'une Andalouse en s'aidant d'un grillage; un jour, notre Roméo perd l'équilibre et va mordre la poussière sur le sol de la rue; sa Juliette se met à hurler de désespoir et se précipite à son chevet; l'officier et son amoureuse en sont quittes pour la peur mais la réputation d'une famille est compromise; le maréchal s'en mêle et oblige le capitaine à épouser la belle. Le charme de ces mécréants de Français ne laissa pas non plus insensibles les religieuses des couvents. Selon Desboeufs, les officiers français y furent aimablement reçus; on les y régalait de confitures et autres douceurs; les chastes épouses de Notre Seigneur permettaient qu'ils caressent leurs doigts et même qu'ils baisent leurs lèvres, mais à travers les grilles. L'un d'entre eux, en quête d'attouchements plus substantiels, avec la complicité de la soeur, tenta de s'introduire par le tourniquet; mal lui en prit: il y resta coincé; il ne se dégagea de ce piège qu'en y laissant un lambeau de sa peau! Lemonnier-Delafosse parle également d'un couvent dont l'abbesse avait eu le talent d'attirer le général Clausel; les officiers de son état-major y étaient reçus comme des princes, par de sémillantes jeunes nonnes; on les régalait de confitures, de pâtisseries et de chocolat. Quant à de Linières, il fut autorisé par la mère supérieure d'un couvent à venir jouer du piano au milieu des religieuses qui le gavaient de friandises et lui en bourraient les poches; elles fumaient même en sa compagnie des cigarettes à l'anis*! De Brandt narre par le menu ses aventures avec une "monjita" (petite nonne) habitant chez son père, un farouche nationaliste; ses amours favorisèrent grandement, dit-il, son apprentissage de la langue espagnole; la jeune fille poussa le dévouement à son bel officier jusqu'à trahir des secrets de son père qui s'apprêtait à tendre une embuscade aux Français. Sur le chemin du retour en France, à Vitoria, en 1809, les canonniers de la Garde, conversèrent avec des religieuses et leur proposèrent de les emmener à France, perspective qui mit en joie ces épouses du Seigneur (Pion des Loches). Le charme de nos soldats n'entraient pour rien dans la tendresse des religieuses; s'il faut en croire le lieutenant Sherer, elles se comportaient de la même manière avec les Anglais; n'était-ce point un moyen d'obtenir une sauvegarde? Quoi qu'il en soit, les personnes qui ne cédaient pas au délire nationaliste et religieux étaient très minoritaires. 

* On remarquera le goût prononcé des ces dames pour les sucreries. De fait, ce goût, général chez les Espagnols de l'époque, est rapporté dans plusieurs mémoires. A Madrid, sur trois boutiques, deux étaient tenues par des confiseurs (Petiet).  

Le roi Joseph lui-même ne se faisait guère d'illusion sur les marques de soumission des grands personnages de sa cour, même s'il caressait l'espoir de ramener tout le monde à lui par la douceur. Il était très pessimiste quant à leur fidélité, trop sans doute, si l'on en juge par le nombre d'Afrancesados qui suivirent jusqu'au bout son destin. Cette lettre écrite à l'Empereur figure dans les abondants mémoires publiés à partir de sa correspondance: "Personne n'a dit jusqu'ici toute la vérité à Votre Majesté. Le fait est qu'il n'y a pas un seul Espagnol qui se montre pour moi, excepté le petit nombre de personnes qui voyagent avec moi... J'ai pour ennemie une nation de douze millions d'habitants, braves, exaspérés au dernier point. Les honnêtes gens ne sont pas plus pour moi que les coquins... Non, Sire, vous êtes dans l'erreur: votre gloire échouera en Espagne." Prédiction sinistre qui sera vérifiée. 

Voici quelques autres exemples des sentiments exprimés par la population aux militaires français. 

Dieudonné Rigau, se rendant à Lugo, s'arrête dans une chaumière, pour demander son chemin. Une vieille femme, le prenant pour un Anglais, le reçoit parfaitement et cherche à le dissuader d'aller dans cette ville tenue par les Français. Rigau répond que c'est pour les prendre. "Les prendre, non, réplique la vieille femme. Il faut les tuer!". Elle lui confie son fils comme guide. Ce dernier, tout en marchant, lui montre la navaja avec laquelle il assassine les soldats malades ou fatigués et raconte complaisamment ses nombreux exploits. A l'approche de Lugo, il pâlit car il comprend qu'il s'est mépris sur la nationalité de la personne qu'il conduit. Il éclate alors en reproches contre le traître qui l'a trompé. Mais tout s'arrange à la fin. Rigau lui promet de se taire et de lui laisser la vie sauve.  

A son arrivée en Espagne, à Fontarabie, de Linières s'attire l'animosité de la jeune fille de la maison où il loge. Elle crache sur les aigles de son uniforme et fait même le geste de le percer d'un coup de stylet en affirmant que, s'il était Napoléon, elle ne se contenterait pas d'un simulacre. Au moment de son départ, elle lui dit cependant: "Pour le bien de mon pays, je ne puis faire autrement que de vous souhaiter un bras ou une jambe en moins; alors, venez ici, je vous soignerai comme un frère." 

Une autre anecdote est encore plus significative. Le capitaine Marcel jouit des faveurs d'une belle Espagnole; un jour, après qu'ils aient passé ensemble les instants les plus tendres, elle lui met un stylet sur la poitrine en disant : "Tu vois combien je t'aime puisque je t'accorde ce que j'ai de plus précieux! Eh bien, si je pouvais détruire tous les Français en te poignardant, tu serais un homme mort." La même anecdote, ou à peu près, est racontée par le commandant Parquin et c'est une marquise, qu'il a séduite, qui lui tient ce langage. 

On ne s'étonnera qu'à demi du comportement contradictoire de ces dames lorsqu'on saura que, dans les couvents de Ronda, les religieuses priaient la nuit pour le triomphe de la cause espagnole et fabriquaient le jour de la charpie pour les blessés français, conciliant ainsi leur patriotisme avec la charité chrétienne.  

La population était fanatisée par le clergé. Ce dernier agissait ainsi plus par intérêt que par patriotisme, Napoléon s'employant à abolir ses privilèges (Rocca); les moines chassés de leur couvent, qui se répandaient dans les campagnes, n'étaient pas les moins zélés. Voici, à titre d'échantillon, le reste étant de la même veine, une question avec sa réponse du catéchisme espagnol de cette époque: "Question: Est-ce un péché de mettre un Français à mort? Réponse: Non, mon père, on gagne le ciel en tuant un de ces chiens d'hérétiques". Comment s'étonner alors que les enfants, à qui les prêtres enseignaient si vigoureusement la charité chrétienne et l'amour du prochain, tourbillonnassent comme des guêpes autour des soldats impériaux en réclamant un couteau pour les égorger! 

Certains prêtres ne respectaient même pas le secret de la confession. Une Espagnole, amoureuse d'un officier français, se livre à son confesseur; ce dernier obtient de précieux renseignements sur les déplacements des troupes; il en avertit la guérilla; l'officier succombe; sa maîtresse, désolée, dénonce le prêtre au général Digeon qui le fait pendre vêtu de ses habits sacerdotaux; Soult est indigné: il aurait fallu le pendre, mais en civil (Petiet)! 

Goya n'a pas exagéré! L'énumération épouvantable des supplices subis par les soldats tombés entre les mains des guérillas fait penser aux scènes infernales de la mythologie chinoise! L'honnêteté oblige toutefois à préciser que les témoignages qui font état de rapports, sinon cordiaux, au moins humains avec des Espagnols sont loin d'être rares dans les mémoires des soldats français. 

Venons-en maintenant aux exactions commises par les troupes impériales. C'est un mélange de vexations gratuites, de destructions inutiles, de vandalisme, de brigandages, de pillages, de brutalités, de massacres et de représailles. 
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"Nous sommes arrivés au Toboso, écrit Manière, dans le village où Don Quichotte a rencontré la Dulcinée, lorsque, dans la nuit, nous fûmes réveillés par une vingtaine de dragons qui chantaient et faisaient un tapage infernal. Nous regardâmes par la fenêtre et nous vîmes des dragons, tous en ribote, portant des cierges allumés et chantant : "Arès Platéro! Arès Platéro!" Au milieu d’eux était un petit âne, âgé d’environ six mois; ils lui avaient mis un pantalon rouge aux jambes de derrière, et lui avaient passé les jambes de devant dans une veste qui venait se boutonner sur le dos; ils avaient cousu la veste et le pantalon sur le dos du bourriquet, qui se trouvait ainsi habillé à la mode du pays. Ils avaient fait deux trous dans les bords d’un grand chapeau de paysan, et les deux oreilles sortaient du chapeau, qu’ils lui avaient fixé sur la tête avec des rubans attachés sous le col. Dans chaque maison où ils entraient, ils faisaient boire ce pauvre âne, qui léchait très bien ses babouines lorsqu’il avait bu. Des paysans suivaient cette bande, en jurant de ce que l’on avait habillé un âne en chrétien."(Manière - Bapst). Comment les Espagnols, fiers et pieux, auraient-ils pu assister, sans se sentir humiliés, à cette mascarade processionnelle, qui tournait en dérision à la fois leurs habitudes vestimentaires et leur religion? 

"La saleté est une calamité du Midi. Les vasarès* de Marseille existent dans toute la Péninsule; seulement, au lieu de jeter ces horreurs par la fenêtre, on avait, à Salamanque par exemple, l’usage de les recueillir dans de longs pots de terre, qu’à l’entrée de la nuit les criadas (servantes) portaient sur leur tête pour les aller vider en différents endroits, et, le croirait-on ? notamment au milieu de la place d’Armes, où cela devenait ce qu’il plaisait aux chiens, à la pluie, au soleil d’en faire. Le moment de ces dégoûtantes vidanges venu, on voyait donc ces filles arriver en foule et se débarrasser en toute hâte de leur infect fardeau, ce qui, un soir, inspira à Lasalle ** la folle idée d’employer quelques hussards à leur barrer l’entrée de la place, à les forcer de s’agglomérer dans une rue attenante et à les y bloquer. Or il arriva qu’elles s'impatientèrent et se fâchèrent; qu’en se fâchant et s’agitant, serrées comme elles l’étaient, elles et leurs pots s’entrechoquèrent; que, se cognant, leurs pots se brisèrent, et qu’elles en furent indignement souillées; que les premières à qui ces accidents arrivèrent les multiplièrent encore par la manière brusque dont en se sauvant elles bousculèrent tout ce qui les entourait. Scène au-dessus de tout ce qu’on peut imaginer, mais que les cris, la colère, provoqués par les plus abominables résultats, finirent par rendre au dernier point comique." (Thiébault).  

* Ce sont les pots de chambre.  
** Lasalle était général de cavalerie.  

Les églises et les couvents crénelés, avec leur porte pourvue d'un tambour palissadé, furent transformés en blockhaus, en casernes, en ateliers (forges, armureries...) voire en écuries à chevaux, ce qui ne pouvait qu'indigner les populations pieuses de la Péninsule; mais ils étaient les seuls lieux où la troupe était à l'abri de la guérilla, derrière de solides murailles, que l'on pouvait au besoin percer pour les aménager en fortins (Thirion). A Séville, les couvents sont en grande quantité; "mais au lieu de moines et de capucins, ce sont nos soldats qui habitent ces demeures de la vertu, souvent de l'hypocrisie, quelquefois de l'intempérance." (Espinchal). Il faut cependant préciser que les Anglais ne se conduisaient pas mieux; ils étaient pourtant dans un pays réputé ami (Sherer)! 

A Saragosse, pendant le second siège, la bibliothèque prise, les soldats font du feu avec les ouvrages rares ou s'en servent pour s'éclairer (Lejeune). 

Girod de l'Ain, est amené à coucher avec ses camarades dans les cellules d'un couvent de chartreux. A défaut de paille, ils s'accommodent une litière en arrachant les pages des précieux ouvrages in-folio trouvés dans la bibliothèque. 

L'armée se déplaçait comme les sauterelles. Lorsqu'elle avait épuisée une région, elle passait à une autre. (Charles d'Agoult).  

Le caporal Wagré raconte, qu'avant Baylen, un troupeau de chèvres fut massacré pour fournir un peu de viande aux soldats. Le gaspillage fut l'un des traits de la guerre souvent cité dans les témoignages.  

Les plantations d'arbres furent rasées. "Autour de Badajoz s'étend une immense plaine couverte alors d'oliviers plus que séculaires et énormes. C'était une richesse incalculable. L'armée campa dans cette plaine et, à la fin du siège, il n'existait plus d'oliviers." (Charles d'Agoult). Le même sort avait été réservé aux oliviers qui environnaient Saragosse (Morin). Au siège de Valence: "Les régiments qui nous avaient précédés dans cette position avaient brûlé les mûriers et les garoufliers; nous fûmes obligés, pour nous préserver du froid, de coupers les orangers; on les mettait au feu chargés de leurs fruits, dont nous étions rassasiés, tandis que nous manquions de pain et de viande." (Desboeufs). 

On tuait pour s'amuser. Dans un village, une femme envoie son fils, les bras chargés de fruits, pour accueillir les soldats. Un de ceux-ci ajuste l'enfant et l'étend raide mort à ses pieds; indigné, un officier blesse le soldat d'un coup d'épée; le blessé réussit à s'enfuir; il n'ira pas loin; on le retrouve un peu plus tard tué par les Espagnols (Gille). 

On volait sans retenue, du maréchal au simple soldat. Le maréchal Ney fut chargé de pacifier la Galice. La cathédrale de Saint-Jacques de Compostelle était l'une des plus riche d'Espagne. Il s'y trouvait une statue colossale du saint, en argent et à tête d'or, dont les yeux étaient de diamants. La cathédrale fut pillée. Ney fit scier la statue pour l'enlever plus facilement. Les diamants furent montés en parure pour la maréchale (d'Hautpoul). Mais, d'après un aide de camp du maréchal, Bory de Saint-Vincent, la statue, dont le métal était frelaté et les pierres fausses, ne valait pas, à beaucoup près, ce qu'on a dit et, d'ailleurs, le produit de ce casse aurait servi à solder la division du général Marchand (Petiet).  

Rapines et rançons sont appuyées sans vergogne par la force armée. "Un jour, nous étions à Tolède: le maréchal X...* voulut faire enlever un tableau qui était dans une chapelle, en face du choeur, dans la cathédrale de Tolède. Ce tableau représentait San Jago ou saint Jacques chassant les Maures d’Espagne; il était à cheval, tenant un drapeau surmonté d’une croix (peint par Vélasquez). 

On avait déjà enlevé les baguettes du cadre, on débroquetait la toile, lorsque les habitants de Tolède, aidés des paysans du mont Falloux qui descendaient des montagnes en armes, empêchèrent les hommes qui travaillaient à l’enlèvement du tableau de continuer leurs travaux. On rendit compte au maréchal X de ce qui se passait; nous n’étions que six mille hommes, pas assez pour résister à cette masse de peuple qui venait défendre l’enlèvement de San Jago, patron de l’Espagne. 

Le maréchal nous fit sortir de la ville; on nous fit mettre nos six pièces en batterie près d’un couvent qui fait face à la porte de la ville et en face du pont: ce pont a été bâti par les Romains, il est d’une seule arche, posé sur deux rochers; au-dessous, le Tage coule à au moins cent pieds (30,5 m) de profondeur. 

Le maréchal X... donna l’ordre à une compagnie de sapeurs du génie de faire le simulacre de miner le pont pour le faire sauter. La junte espagnole envoya prier le maréchal, pour Dieu! de ne pas faire sauter ce pont, qui était l’unique passage pour aller dans la Manche; le maréchal répondit: qu’il était obligé de faire sauter ce pont pour couper la retraite au marquis de la Romana qui s’avançait avec un corps d’armée destiné à nous repousser sur Madrid. Mais il ajouta que, si l’on voulait lui fournir un million en quadruples ou onces d’or, et cela en deux heures de temps, il empêcherait la destruction du pont. La junte, ayant consenti à cet arrangement, s’exécuta: une voiture attelée de deux mules arriva avec deux caisses, le maréchal les fit mettre dans son fourgon avec les tableaux qu’il avait volés à Séville et à l’Escurial, on partit, le pont resta intact, mais les Espagnols gardèrent San Jago, qu’ils payèrent un million au maréchal. Que de fortunes acquises dans ce genre!" (Manière - Bapst). 

* Le maréchal n'est pas nommé. Il s'agit probablement de Soult, grand amateur d'art, qui se constitua un véritable musée.  Il n'était d'ailleurs pas le seul à agir ainsi; des civils et des militaires dépouillaient les pays conquis de leurs richesses artistiques, entre autres Miot de Melito, surintendant général de la maison du roi, soupçonné d'avoir fait peindre des faux pour les substituer aux chefs-d'oeuvre qu'il s'appropriait; l'État français donnait d'ailleurs l'exemple.  

Le général Conroux, qui bat la campagne à la poursuite des brigands, en profite pour rançonner sans mandat les bourgs qu'il traverse (Espinchal). 

Le colonel Darqué, de la moyenne garde, accompagne un convoi. Il sait que Mina lui a tendu une embuscade. Chemin faisant, il croise un Biscayen monté sur une mule. Celui-ci est interrogé pour savoir s'il a rencontré les partisans et leur chef. L'homme répond que non, qu'il est le fournisseur de viande de la garnison et qu'il va acheter des boeufs. Pour preuve de sa bonne foi, il montre les vingt onces d'or qu'il porte. Le colonel le fait abattre par le sapeur qui le tenait en joue. Que deviennent les onces d'or? Devinez-le! Lorsque Darqué meurt à Vitoria, il a tellement d'amis qu'on soupçonne un empoisonnement. Sa dépouille est autopsiée; on ne trouve aucune trace de poison, mais son coeur est si petit que c'est comme s'il n'en avait pas! (Lemonnier-Delafosse). 

A Valladolid, le général Kellermann, fils du vainqueur de Valmy fait arrêter les gens riches et négocie avec leur famille leur libération moyennant rançon. Les déprédations causées par ce général sont telles que Joseph demande à l'Empereur son rappel, avec ceux de Loison et de Thouvenot, au début de 1810. Kellermann prélève des impôts au nom de Napoléon, faisant fi de l'existence du roi Joseph. A la Restauration, il affectera une grande piété. Conscient du comportement de ses généraux, l'Empereur tire des lettres de change sur Kellermann et Loison pour leur enlever à son profit une partie de leurs rapines (Clermont-Tonnerre).  

Le commandant de Tolosa avait tarifé, selon le grade, la vie d'un Français tué dont il taxait le village où avait eu lieu l'assassinat. Aussi refusait-il de fournir des escortes, afin de s'enrichir (Gonneville).  

A Requena, le médecin militaire de Chamberet rencontre un officier qui se conduit dans son fief en véritable Sardanapale, mangeant bien, buvant ferme et accompagné de femmes au décolleté largement échancré. Cet officier a trouvé un ingénieux moyen de faire de l'argent. Tous les jours, il prend en otages deux habitants de la ville. Il frappe ensuite la cité d'une réquisition de plusieurs dizaines de mules, soi-disant pour les besoins de l'armée. Les paysans les amènent, se lassent d'attendre leur paiement, finissent par s'en aller. L'officier vend alors les bêtes à son profit. 

Sur les frontières de l'Estramadure et de la Castille, des généraux volent des troupeaux de mérinos et convertissent leurs soldats en bergers, avant d'envoyer les bêtes en France dans leur campagne (Mémoires du roi Joseph). 

Voici ce que dit le général Roguet de la situation à proximité des régions où il commande en 1810: "En septembre, des plaintes avaient été adressées à l'Empereur contre plusieurs autorités dans certaines villes du nord de l'Espagne. Des excès avaient été commis sur les habitants, sous le prétexte des contributions; on prélevait des impôts arbitraires sur les entrées des marchandises coloniales; on parlait même d'un trafic de prisonniers. Napoléon, actif à tout voir et réprimer, remplaça les fonctionnaires coupables et ordonna partout de sérieuses perquisitions. Mais un coup sévère était porté au système d'administration établi dans les provinces du Nord; il a pu être une des causes qui empêchèrent un changement alors réalisable." De telles exactions, que réprouvait l'Empereur, étaient évidemment peu propres à attacher les Espagnols au roi Joseph! 

Le produit des larcins pouvait accessoirement servir de protection. Un voltigeur, qui s'était emparé d'un plat d'argent, le fit coudre dans ses vêtements. Son détachement étant surpris au cours du repos par une guérilla, l'homme enfile non sans difficulté son pantalon et fuit poursuivi par un Espagnol. Arrivé devant une haie, il éprouve la plus grande peine à la franchir. Il y parvient cependant mais son adversaire a eu le temps de lui donner deux ou trois coups de baïonnette. Tandis que le Français détale, l'Espagnol ébahi regarde sa baïonnette tordue en s'écriant: "Ces Français, ils ont maintenant du fer au cul!" (Linières). 

La généralisation du pillage altère la discipline de l'armée, dilapide les ressources du pays, rend plus difficile l'approvisionnement de l'armée et la levée des contributions, asséchant ainsi le trésor royal. Le roi Joseph est contraint d'user d'expédients pour habiller et solder ses troupes. Loin d'être régénérée et d'apporter un secours appréciable à l'empire français, l'Espagne est devenue un boulet qu'il traîne et où fondent ses régiments. L'indiscipline des soldats, conséquence de la nécessité de marauder pour se nourrir, et la mésentente entre les maréchaux, sont considérées comme des causes essentielles de l'échec de l'aventure espagnole. 

La ville de Medina del Rio Seco est enlevée de vive force. Des scènes de pillages s'y déroulent. Trefcon, alors capitaine, y est envoyé pour tenter de rétablir l'ordre. Voici son témoignage. "Je sauvai même une jeune personne qui, sans mon intervention, eut été infailliblement violée. J'assistai de loin à des scènes révoltantes, auxquelles je ne pouvais remédier à cause du peu de monde que j'avais avec moi. Enfin, après avoir échappé au fer de l'ennemi, je me suis trouvé exposé à perdre la vie et ce, par le fait d'un soldat français. Je fus forcé de me sabrer avec un chasseur à cheval de la Garde impériale. Il lui en cuit." Le 14 juillet suivant, Trefcon sera publiquement remercié par un notable espagnol. Piguela confirme les massacres, les viols, le pillage, ornements d'église compris, et la destruction de tout ce qui ne pouvait pas être emporté; d'après lui les vainqueurs auraient tué 129 personnes dans une rue et 200 dans un autre quartier; ces horreurs furent imputées principalement au général Lassalle. 
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De Castellane, évoque Trefcon dans son "Journal"; ce dernier lui aurait offert des cerises à Rio Seco, le 14 juillet 1808. "La ville était au pillage, on entendait de tous côtés le bruit des coups de feu qui faisaient sauter les serrures. Une mère, avec son enfant dans les bras, venant ouvrir sa porte, fut tuée par la balle d'un fusil appuyé par un soldat contre le trou de la serrure... Cinq cuirassiers mis en sauvegarde dans le logement du chef d'état-major Forestier n'ont pas respecté l'hôtesse." 

A Burgos, la patrie du Cid. "Privés de tout, par suite de la fuite de la population, nos soldats ne tardèrent pas à envahir les maisons pour se procurer ce qu'il leur fallait: les meubles leur servirent de bois de chauffage, et la ville présenta bientôt l'aspect qu'elle aurait eu après un assaut. Les officiers fermaient les yeux; il fallait vivre" (capitaine Marcel). La tourière d'un couvent est violée par les soudards séduits par sa fraîcheur et son embonpoint; comme on la presse de dénoncer les coupables, elle répond qu'elle ne les a pas vu, car elle gardait les yeux fermés et qu'elle espère le pardon de Dieu, puisqu'elle n'était pas consentante (Soult). Lorsque Saint-Chamans arrive à Burgos, la ville, à peu près vide d'habitants, brûle en trois endroits. Le spectacle de la cité ruinée rend malade le roi Joseph; il reste enfermé chez lui pendant plusieurs jours. Soult aurait cependant tenté de mettre fin au pillage. 

"Il y avait soixante jours que ce d'Armagnac * commandait à Burgos, et depuis soixante jours le pillage et la désolation duraient avec une frénésie dont il est impossible de se faire une idée... La ville faisait horreur, les campagnes faisaient pitié... Je jetai un dernier coup d'oeil sur un feu de bivouac brûlant au milieu de la petite place de l'archevêché, feu au milieu duquel les soldats, dans la joie de leur âme, venaient de pousser un piano tout entier." (Thiébault). Ce d'Armagnac sévira plus tard à Cuenca où il ruinera la région sans profit pour l'armée ou le trésor royal (Gonneville). 

* D'Armagnac était un ancien cuisinier marseillais qui était devenu colonel en Egypte, puis avait été nommé général de brigade. "Cétait l'un de ces hommes sur qui l'on pouvait compter comme sur un bélier".  

Dans la même ville de Cuenca, vidée de ses habitants fortunés, un peu plus tard, le général Digeon est obligé de prendre des mesures violentes pour éviter à ses soldats de mourir de faim. Les abbesses sont conduites en prison et les nièces ou les gouvernantes des chanoines émigrés sont enfermées dans des couvents. Elles pleurent mais finissent par verser la contribution de leur oncle ou de leur maître. Les maisons des émigrés sont rasées (Morin). Il est d'ailleurs d'usage de prendre des otages pour faire rentrer les impôts et de détruire les maisons des habitants qui ont fui. 

A Burgos encore, le monastère de Las Huelgas, le plus riche couvent de nonnes de la ville, sépulture des anciens rois de Castille, est converti en écuries; la cupidité y a ouvert les tombeaux et dispersé sur le pavé les ossements des religieuses (Miot de Melito et Pion des Loches). Le pillage a duré quinze jours, les tombeaux ont été profanés, les feux de bivouacs entretenus avec du mobilier, les statues des églises brisées, les tableaux lacérés, les vases sacrés volés (Girardin). Les restes d'une infante de Portugal, exposés au milieu de l'église, excitent les quolibets de la soldatesque qui vient de les exhumer; les ossements du Cid et de Chimène sont dispersés; les soldats, démoralisé, ne sont plus mus que par le goût du pillage et l'acharnement à détruire ce qu'ils ne peuvent pas emporter; l'ardeur à butiner a remplacé l'amour de la patrie des phalanges républicaines qui accomplirent tant de prodiges (Clermont-Tonnerre).  

Voici maintenant une scène qui se passe sur le chemin de La Corogne. Une troupe de paysans, excités par des moines, tentent d'arrêter la progression d'un bataillon de Piémontais, en leur opposant deux mauvais canons de fer. La position est enlevée. Les défenseurs sont tués ou s'enfuient. Mais les moines, empêtrés dans leur robe, ne courent pas assez vite. Les soldats furieux les attrapent et les font périr sous la torture, en variant les moyens employés. En voilà un particulièrement atroce. "Je vis, entre autres, lorsque nous revînmes sur la hauteur, deux moines choisis parmi les plus gras, liés dos à dos à un jeune chêne passé entre eux et mis ainsi à la broche devant un grand feu. Quand je les vis, ils avaient succombé à leurs souffrances, mais étaient encore devant le brasier. C'était, disaient les soldat, un autodafé à la piémontaise." (Thirion).  

Les soldats détestaient d'autant plus les prêtres et les moines que ces derniers montaient le peuple contre eux. Ces fanatiques étaient si honnis que même les soldats polonais, pourtant très pieux, virent sans déplaisir un officier supérieur français brûler la cervelle à deux religieux (Brandt). De simples particuliers subissaient parfois le même sort; de Castellane dit s'être opposé à l'exécution de l'un d'entre eux. Les guérilleros pris les armes à la main étaient traités sans ménagement. Voici le témoignage du général Girod de l'Ain: "Nos prisonniers, au nombre d'une vingtaine, avaient tous des habits de paysans, ce qui fut la cause de leur perte; malgré mes efforts, je ne pus empêcher que plusieurs ne fussent, sur le champ, tués à coups de baïonnette." Cet événement se passait au début de la campagne. On imagine le ressentiment qui en résulta. Et voici ce qu'écrit le général Thiébault: "Un jeune homme voit son vieux père frappé par quelques-uns de ces soldats; il vole à son secours, et, pour cet acte de piété filiale, il est fusillé, malgré les supplications de toute la ville. Autre fait. Un Espagnol, appartenant à une guérilla, je suppose, est condamné à mort à Burgos, et comme il se trouve être de Logroño, il est, pendant trois jours de marche, traîné à la suite d’une colonne que le général Solignac commandait en personne, pour être exécuté dans cette ville; inutile cruauté qui suscita mille assassinats pour une mort ayant révolté toute la province. 

Le beau Dorsenne, général de la Garde impériale, coqueluche de Paris, sévisait à Burgos. "Ces guérillas ne tuaient ni ne blessaient beaucoup d’hommes à la fois; mais, comme elles renouvelaient sans cesse les coups qu’elles portaient, on n'aboutissait qu’à user en pure perte contre elles une armée d’élite * si importante à conserver. La colère s’en mêla et fit arrêter à tort et à travers des habitants chez eux ou des pauvres diables trouvés dans les champs. On les interrogeait et, soit qu’ils ne pussent ou ne voulussent rien dire, ou qu’on ne se contentât pas de ce qu’ils disaient, on les mettait à la torture. Un chef de bataillon, digne aide de camp de ce Dorsenne, était surtout propre à de telles horreurs et débutait généralement par faire attacher ces malheureux par les pouces; puis il les faisait hisser en l’air et secouer jusqu’à ce que leur bras fussent disloqués; et des vieillards, des prêtres furent ainsi exterminés. Ceux qui survivaient étaient conduits dans les cachots de Burgos, ce qui impliquait pour eux condamnation à mort sans jugement.  

Sur la gauche de l’Arlanzon, au haut d’un coteau qui, au sud, domine Burgos, en face des fenêtres et bien en vue de la maison que je m’étais arrangée et qui était occupée par lui, ce Dorsenne avait fait placer trois énormes potences, et à ces potences pendaient toujours trois prétendus affiliés ou complices des guérillas. Un matin, il n’en vit plus que deux; en effet, pendant la nuit, la famille du troisième pendu avait enlevé le corps, afin de lui rendre les honneurs de la sépulture, et de suite le général Dorsenne fit donner au commandant de place l’ordre de prendre un homme dans les prisons de la ville et de le faire pendre à l’instant à la potence qui se trouvait disponible. Ce commandant était un colonel suisse, nommé Traxler bon et brave homme; les cheveux lui dressèrent sur la tête à la réception de cet ordre. Il crut cependant à un malentendu et courut chez le général Dorsenne pour s’en expliquer; mais, reçu de la manière la plus dure, il se vit réitérer l’ordre de cet assassinat et réitérer avec tant d'exaspération que, faute de courage nécessaire pour résister, il se résigna à obéir, c'est-à-dire à se rendre à la prison, à choisir de son mieux le malheureux dévoué à la mort et à l’envoyer, bien entendu, sans confession, à l’échafaud. Et, pendant que le général Dorsenne, aux premières loges pour voir cette exécution, guettait de ses croisées l’arrivée de sa victime et jouissait à l’avance du spectacle, le colonel Traxler, hors de lui et vraiment au désespoir, arriva chez moi et en pleurant me révéla le fait."(Thiébault). 

* Cette troupe d'élite était la Garde impériale que commandait Dorsenne.  
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Dorsenne n'était pas plus tendre avec ses soldats. Desboeufs raconte qu'il fit fusiller un capitaine et son domestique uniquement parce qu'ils avaient découvert la cachette des bijoux d'une comtesse sans même ouvrir le coffre qui les contenait. La comtesse réclama en vain leur grâce! 

Thiébault, croyant faire plaisir aux autochtone, fit élever un mausolée de marbre qui reçut les dépouilles du Cid et de Chimène; des Espagnols le maculèrent de boue (Petiet); cependant, beaucoup s'en montraient reconnaissants (Espinchal). 

Sur le chemin de la ville de garnison espagnole où elle va résider, la duchesse d'Abrantès fait une macabre rencontre. "Tout à coup, arrivés sur un plateau, je vois devant moi un chêne vert d’une forme et d’un aspect étranges. Ses branches me paraissent rompues et s’agiter pesamment sous le vent qui, à cet endroit de la montagne, souffle plus violemment. Ma vue, qui est fort basse, ne me permit pas de distinguer complètement la physionomie de cet arbre. Pendant que je cherchais mon lorgnon, la calèche avait gravi la montagne, et parvenait justement au-dessous de l’arbre. Le postillon, presque endormi par la lenteur de ses mules, ne se détourne qu’à demi. J’avance ma tête pour mieux voir et, dans ce mouvement, mon front reçoit le coup de pied d’un horrible cadavre, nu, sanglant, déchiré et accroché à cet arbre pour montrer quelle était la justice des Français. Il n’était pas seul, il y en avait encore trois!  

Au cri que je poussai, Junot s’éveilla et le postillon arrêta ses mules. Il les arrêta devant les quatre cadavres que je ne voulais pas voir et que, par une horrible attraction, je ne pouvais m’empêcher de fixer! Oh que longtemps après j’ai vu dans mes rêves ces figures, dont la dernière expression avait été celle de la rage, mais d’une rage démoniaque. Je vois encore leurs membres déchirés, souillés, et les mules, les oreilles droites, les naseaux ouverts, qui râlaient en reculant, par un double effroi des cadavres, et de ces cadavres plus horribles que tout ce que l’horreur peut nous présenter." 

En route pour Madrid, le pharmacien Pierre Irénée Jacob passe par Torquemada au printemps 1809. Toute la ville a été brûlée par les troupes françaises. L'incendie est récent. Des habitants errent au milieu des ruines. Passée la Sierra de Guadarrama, un spectacle de désolation l'attend. Les maisons sont calcinées, les habitants ont fui. Devant la porte d'un presbytère reste une croix de pierre, mais les deux oliviers qui encadraient l'entrée ont été abattus. Sur le clocher de l'église, une cigogne contemple le désastre, debout sur un pied, immobile et solitaire, paraissant méditer sur la folie des hommes. Un peu plus tard, à Ségovie, le neveu du curé chez qui il loge est fusillé, après un jugement sommaire: il portait sur lui des papiers compromettants. Le prêtre, qui traitait jusque là notre apothicaire en ami, devient un ennemi irréconciliable de tout ce qui ressemble à un Français; et Pierre Irénée Jacob doit chercher un autre logement. 

Les coups sont utilisés pour obtenir des renseignements. De Brandt raconte qu'un alcade, après avoir reçu quarante coups de bâton, sous l'oeil apparemment indifférent de ses administrés, qui continuent à fumer comme si de rien n'était, l'alcade bastonné donc finit par indiquer l'emplacement des caches d'armes de la résistance, non sans avoir obtenu, au préalable, l'assurance qu'on lui laisserait la vie. 

Dans certains endroits, on garrotte les condamnés, peine qui sera d'ailleurs appliquée encore sous Franco. "J'ai vu pendant mon séjour à Vitoria exécuter six malheureux qui dans une maison avaient assassiné un officier français. Le supplice qu'ils ont subi est, je pense, le moins effrayant de tous. Aussi d'un peuple immense qui se trouvait là, aucun ne me paraissait ému et j'avoue, à ma honte, que j'en regardais les apprêts avec le plus grand sang froid. Le patient est assis sur un banc derrière lequel est une poutre, le confesseur qui le suit sur l'échafaud ne le quitte pas et l'on peut dire qu'il lui donne l'absolution lorsque son âme s'échappe de son corps. Aussitôt assis, l'exécuteur lui passe au col un collier en fer, il tourne une vis et dans l'instant l'homme est mort. Le prêtre fait ensuite un discours au peuple qui lui rit au nez. Il y a sans doute du mérite à rendre à des malheureux les approches de la mort moins terribles, mais les prêtres espagnols ont si peu de décence dans tout ce qu'ils font et dans l'exercice de leurs fonctions, ils sont si sales, qu'ils perdent tout le fruit de leurs exhortations sur une multitude à qui il faudrait un peu parler aux yeux." (Morin). 
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Le viol est monnaie courante. Ecoutons le capitaine Marcel: "Nous brûlâmes plus de soixante villages dans cette vallée. Dans un hameau près de Redondella, une jeune personne de seize à dix-huit ans, belle comme un ange, n'ayant point voulu se soumettre aux désirs effrénés de quelques soldats et ayant vu mourir son père et sa mère, préféra périr dans les flammes plutôt que de retomber entre leurs mains. Je m'approchai de cette maison mais ne pus y pénétrer car la porte était barrée par le feu: un voltigeur m'apporta une échelle, que je fis appliquer contre le mur et, en arrivant à l'étage au-dessus, je vis cette jeune fille à genoux, les mains jointes, invoquant le ciel qui allait recevoir dans un instant son âme immortelle." Et plus tard: "Nous ne trouvâmes, dans nos nouveaux cantonnements, que des vieilles gens: toutes les filles s'étaient sauvées dans les bois pour mettre leur vertu à l'abri; mais les soldats du 69ème organisèrent une traque qui nous ramena un bon nombre de ces divinités: de demoiselles qu'elles pouvaient être, elles devinrent immédiatement dames, sans avoir contracté le sacrement de mariage au pied des autels." 

Exactions et représailles s'enchaînent alimentant une suite interminable d'atrocités dès le début de l'insurrection. D'après le général Roguet, c'était une conséquence inévitable de cette guerre menée dans un pays où l'on ne pouvait se fier à personne. Mais comment, dans ces conditions, pouvait-on espérer gagner le coeur de la population? 

Le 2 mai, à Madrid: "Les Mamelucks entrèrent dans une maison d'où l'on avait fait feu sur eux, un d'eux avait été tué. Ils coupèrent en morceaux les femmes, les enfants, les jetèrent par les croisés. Ils firent un grand butin, ils remplirent leurs poches, leurs ceintures d'or." (Sallmard de Peyrins). 

Martorell, en Catalogne, est brûlée de sang-froid par les troupes du général Lecchi, sur ordre de Duhesme, pour punir les habitants d'avoir égorgé plusieurs soldats français et d'accueillir les insurgés. Cette action n'entraîne aucune perte en vie humaine, les habitants, prévenus, ayant déserté la ville. Loin d'effrayer la population, cette vengeance l'exaspère (Laffaille); elle ne sera pas répétée en Catalogne, mais le sera ailleurs, par exemple en Andalousie (Espinchal).  

En Catalogne, Augereau pend sur le grand chemin tout homme trouvé armé qui ne fait pas partie de l'armée régulière, procédé expéditif qui se révèle complètement contreproductif. 

A Chinchon, des coups de fusils sont tirés sur une reconnaissance. Les habitants sont passés au fil de l'épée, la ville saccagée et en partie brûlée (Clermont-Tonnerre). 

Le maréchal Ney essaie de soumettre la Galice par la terreur. Le résultat ne se fait pas attendre. Sept cent prisonniers français sont noyés dans le Minho, sur l'ordre de don Pedro de Barrios, gouverneur de la province pour la Junte (Rocca). 

En Andalousie, à Constantina, raconte Lavaux: "Nous parvînmes à pénétrer dans la ville, qui fut immédiatement mise au pillage et réduite en cendres. Plusieurs soldats entrèrent dans un couvent de filles, qui furent pillées, violées, assassinées, etc. Le soir, après que les brigands furent dispersés, on coucha dans la ville; mais il n'y avait personne dans les maisons. Ceux qu'on trouvait encore, on les passait au fil de la baïonnette." Dans un village, près de Ronda, où les soldats sont accueillis à coups de fusils, tout est massacré; des femmes se couchent sur leurs maris pour les dissimuler, eux et leurs armes; on les tire par les pieds pour découvrir ce qu'elles cachent et tout le monde est fusillé; dans un moulin, un enfant épargné s'agrippe au corps de sa mère, lardée de coups de baïonnettes; finalement, pour réduire les derniers récalcitrants, on met le feu à un magasin d'huile et l'incendie ravage l'agglomération. On comprend que les malheureux habitants de ces régions se soient réfugié dans des grottes dont ils muraient l'entrée. 

A Valladolid, Marmont fait écarteler un jeune homme de 19 ans, fier d'avoir tué de sa main cent Français et qui ne regrette rien d'autre que de ne pas en avoir expédié davantage; sa tête est placée sur un pieu au milieu de la place et ses membres exposés aux portes de la ville; cet exemple terrible ne sert à rien; la nuit même un officier supérieur, deux gendarmes et cinq soldats sont assassinés (Espinchal). 

Fin juillet 1809, après la bataille de Talavera, dans le village de Val de Fuente, la cavalerie française découvre les cadavres d'une dizaine de fantassins cachés sous de la paille. Le village est brûlé. Un peu plus tôt Loison a été envoyé par Soult châtier les paysans qui se sont opposés à la marche de son corps; Loison justifie la terreur qu'il inspire aux Espagnols en incendiant les villages. Deux jeunes gens qui ont tué un officier sont condamnés à porter son cadavre en décomposition, grouillant de vers, dans leurs bras, et à ensevelir ses restes putréfiés de leurs mains, avant d'être fusillés quelques jours plus tard. Le petit village de Gata est livré aux flammes parce que la cavalerie française a essuyé des coups de feu dans les montagnes voisines, ce qui exaspère les montagnards lesquels égorgent tous ceux qui tombent entre leurs mains. Les agglomérations traversées sont vides de leurs habitants qui ont tout emporté ou dissimulé; les soldats n'ont rien à se mettre sous la dent ce qui les incitent à démolir les maisons encore debout dans l'espoir d'y découvrir une cache ou tout simplement pour se procurer du bois de chauffage; il ne reste parfois qu'une seule maison debout dans un village (Naylies). 

"Il est peu d'horreurs dont les deux partis ne se soient souillés, les uns par une haine implacable, et les autres par représailles: les Guérillas l'emportaient sur nous par leur cruauté; dans le principe, ils ne faisaient aucun quartier; mais ensuite ils cédaient les prisonniers aux Anglais, pour des armes et des munitions. J'ai vu des convois entiers massacrés, des vivandières égorgées à côté de leurs maris, et des chirurgiens pendus à des arbres, après avoir été épargnés pour panser les blessés; aussi tout Espagnol, pris par nous les armes à la main, était fusillé, s'il n'avait pas d'uniforme." (Naylies).   

Voici maintenant le témoignage de Desboeufs: "Quelques mois après, lorsque nous étions au siège de Valence, Mina fit pendre aux portes de Pampelune deux officiers et quatre soldats. Le général Abbé ordonna par représailles de fusiller six de nos prisonniers espagnols du Carrascal et envoya dire à Mina qu'on fusillerait dix Espagnols pour un Français tué. Pour toute réponse, les Espagnols pendirent quatre autres soldats par les pieds, après leur avoir crevé les yeux et coupé le nez et les oreilles. Le général, indigné de cette atrocité fit fusiller à l'instant quarante de nos prisonniers. Mina étant revenu à la charge, tous les autres subirent le même sort. Enfin, le général ayant menacé Mina d'envoyer chercher des prisonniers en France, cette boucherie eut un terme et les Espagnols se contentèrent d'égorger en secret une partie de leurs prisonniers. 

Puis celui de Graindor: "Il y avait dans la citadelle où nous étions tous les prisonniers pour brigandage ou assassinat, on en conduisait dans les fossés des forts chaque nuit qu'on fusillait. Je m'y tombais (sic) de garde avec douze hommes, un soir nous en conduisîmes six qui faisaient des gémissements terribles, arrivés à l'endroit [de l'exécution] ils se couchèrent tous, il fallut les fusiller tout couchés. Comme chef de poste, je fus obligé de commander le feu; ceci me déplaisait beaucoup mais il fallait obéir. Tous ces brigands, pris en assassinant des Français, et les faisant périr par les derniers supplices, méritaient bien le sort qui leur était réservé, on les faisait périr la nuit pour ne point faire d'éclat devant le peuple espagnol." 

Et celui de Parquin. Son détachement avait mis la main sur deux hommes de la bande d'un curé qui avait l'habitude de pendre les hommes qu'il saisissait et d'ouvrir le ventre des femmes; il avait fait subir ce sort à une malheureuse cantinière quelques jours plus tôt. Les deux lascars furent fusillés, agenouillés, après avoir fait le signe de croix et dit: "Mourir pour Dieu et la patrie, c'est la mort de tout Espagnol". L'un d'eux était en possession d'un portefeuille appartenant à un officier français qui avait été retrouvé tué sur la route. 

Pour en terminer avec l'enchaînement du cycle attentat représailles, voici un témoignage du capitaine Marcel. Un escadron de 65 hommes est envoyé au petit port de Camarignès pour y faire du fourrage. Il est d'abord bien reçu, mais, pendant la nuit, 64 soldats sont égorgés. Le 65ème ne doit son salut qu'à sa logeuse qui l'a caché dans un coffre. Le rescapé avertit l'armée et le général Marchand donne l'ordre à une expédition punitive de brûler le village et de passer sa population au fil de l'épée. La troupe envoyée en représailles est assaillie par la guérilla, ce qui ne fait qu'accroître sa colère. Un grand nombre d'insurgés tournés sont pris et massacrés, sans prendre en considération ni le sexe, ni l'âge. Au village, le peu d'habitants qui n'ont pas fui sont immolés; les 64 soldats sont trouvés dans une fosse, ce qui augmente encore la fureur de leurs camarades. Les habitants en fuite se trouvent encore dans le port, entassés dans des barques; ils font force de rames pour s'éloigner; on leur tire dessus et beaucoup se noient; la bourgade est mise au pillage avant d'être incendiée; quelques personnes, qui s'étaient cachées dans les greniers, en sont chassées par le feu; on les utilise pour transporter le butin des soldats avant de violer les femmes et de fusiller tout le monde. 
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Signalons enfin le déplorable comportement de certains auxiliaires espagnols de l'armée française, les Escopeteros. Ces derniers, utilisés pour les opérations de contre guérilla, se conduisaient comme de véritables chenapans; ils trouvaient plus agréable de dévaliser les paysans que de poursuivre les insurgés et leurs officiers ne les ramenaient à la raison qu'à coups de sabre (Morin). 

Parfois, pourtant, on se contentait de lever une forte contribution pour punir les villageois ayant aidé, par le jet de pots et divers autres projectiles, les guérillas qui assaillaient nos troupes (Espinchal). 

Je ne voudrais toutefois pas donner l'impression que l'armée française était composée uniquement de massacreurs et de brigands indisciplinés. Un point doit être évoqué. Il est à l'honneur de notre pays. Les Anglais et Espagnols faits prisonniers par nos troupes étaient généralement mieux traités que les Français capturés par leurs adversaires. Certes, des prisonniers espagnols furent sommairement exécutés, trop sans doute. Le général Lejeune pense que leur déportation en France eût épargné bien du sang français versé en représailles. "Lorsqu'ils ne pouvaient plus marcher, ils étaient aussitôt impitoyablement fusillés. Cet ordre sanguinaire avait été donné en représailles de ce que les Espagnols pendaient les Français qu'ils faisaient prisonniers." (Rocca). Gille raconte même, qu'avant Baylen, des Suisses, qui s'étaient rendus et fraternisaient avec les Français, furent fusillés par ordre supérieur! Cependant, la plupart des captifs, au moins lorsqu'ils provenaient des troupes régulières, n'étaient pas systématiquement maltraités. Ils étaient invités à rejoindre le camp du roi Joseph; ceux qui acceptaient désertaient dès la première occasion, parfois après avoir assassiné leurs officiers (Morin). Les autres étaient conduits en France. Certes, au cours de la marche, des exactions pouvaient être commises. Le médecin militaire de Chamberet en fait état. "Des officiers supérieurs et des généraux bien vêtus sur de beaux chevaux parcouraient les flancs de la colonne en fureur, l'insulte et le blasphème à la bouche, en vociférant: "Marchez donc gredins, êtes-vous des soldats de Jésus Christ pour épargner ces bandits? Fusillez, fusillez". De droite et de gauche, par intervalle, on entendait une détonation et l'on voyait tomber à terre un de ces malheureux." Après la prise de Tortose, le général Habert, chargé d'escorter deux ou trois cents moines envoyés en captivité en France, les aurait fait massacrer, en prétextant une révolte de leur part (Larreguy de Civrieux). Le général Boussard injurie un officier prisonnier; celui-ci, qui tient toujours son sabre, indigné, fait un mouvement; Boussard prétend qu'il a voulu l'assassiner et donne l'ordre à un soldat de le tuer; le lieutenant-colonel Bordenave tente de s'interposer et tombe mortellement blessé par la balle destinée au prisonnier (Gonneville). Des soldats, mécontents d'être chargés de leur conduite, frappèrent des prisonniers (Brandt). Pourtant, une fois passée la chaleur du combat, les grognards se montraient généralement compréhensifs. Les prisonniers soupiraient après leur village et leur famille, qu'ils prétendaient proches, et se lamentaient à l'idée de s'en éloigner pour une terre étrangère si lointaine. Nos vieilles moustaches se laissaient parfois attendrir. "Le grenadier leur répondait, en affectant un ton rude: "Si vous cherchez à nous échapper je vous tue, c'est la consigne; mais tout ce qui se passe derrière moi, je ne le vois pas." Il faisait quelques pas en avant, alors les prisonniers gagnaient les champs, et ils retournaient bientôt à leurs armées." (Rocca). Des soldats (napolitains?) laissaient même fuir les prisonniers pour de l'argent (Brandt); ils n'étaient pas les seuls, le général Boussard en aurait fait autant (Gonneville). Lors de la reddition d'Olivença, Petiet, entendit un soldat dire avec humour qu'il était prisonnier pour la 7ème fois et qu'il ne le resterait sans doute pas longtemps. Les officiers déserteurs repris étaient cependant fusillés en grand apparat; mais cela ne faisait qu'attiser la haine de la population (Arellano à Ségovie - Clermont-Tonnerre).  

La sévérité était plus grande avec les guérillas; mais elle n'entraînait toutefois pas systématiquement la mort des captifs; d'Espinchal raconte, qu'après une échauffourée entre le convoi auquel il appartenait et des guérillas, une centaine de rebelles pris les armes à la main furent châtiés de vingt coups de plat de sabre sur le derrière qu'ils reçurent comme une bénédiction s'attendant à pire, ensuite on leur coupa la moustache et les cheveux avant de les relâcher, cette toilette ayant pour objet de les reconnaître pour ne pas les épargner s'ils s'avisaient de s'en prendre à nouveau trop vite à nos troupes. Une autre fois, d'Espinchal, qui a fait lier deux à deux les guérilleros prisonniers, fait administrer 50 coups de bâton à leur chef, par un homme de la bande à qui il a promis la liberté à ce prix; ce châtiment punissait un crachat à la figure d'un brigadier de hussard. D'Espinchal, qui paraît préférer la trique au sabre, ne fut cependant pas toujours aussi indulgent; après avoir essuyé le feu de la guérilla dans une petite bourgade, il pendit l'alcade, surpris avec les insurgés, avec deux de ses acolytes. Parquin écrit que des hommes du Pastor, un fameux chef de bande, furent conduits jusqu'aux geôles de Salamanque d'où ils s'enfuirent. Le Pastor, désirant faire la connaissance d'adversaires aussi généreux, poussa la hardiesse jusqu'à venir servir le détachement français dans l'auberge où il s'était arrêté. Il régala les Français de chansons peu amènes pour l'Empereur mais pires encore pour l'épouse de Charles IV. Le lendemain, il leur fit tenir par un berger une lettre où il déclinait son identité. Quant aux guides qui égaraient les détachements, une balle de pistolet était leur récompense (Espinchal).  

Une fois en France, certains prisonniers étaient enfermés dans des forteresses. Mais la plupart jouissaient d'une semi liberté; beaucoup en profitaient pour s’évader. L'un d'eux, Joseph Ribero, devenu lieutenant du chef de guérilla don Julian, reçut avec aménité le général Lejeune et ses camarades, qui venaient de tomber entre ses mains; il leur promit de tout faire pour adoucir leur peine en mémoire du généreux traitement qu'il avait reçu en France. La population française n'était pas systématiquement hostile; les âmes charitables compatissaient à la détresse des prisonniers et leur venaient en aide, les profiteurs les exploitaient, mais le fond du caractère gaulois, toujours épris de curiosité, refaisait surface devant ces étrangers arrivant en équipages si pittoresques (Aymes)*. A Angoulême, Blaze rencontra, en 1813, des officiers espagnols prisonniers, dans une auberge; ils adressèrent un concert de louanges et de bénédictions à l'adresse de la France que notre apothicaire ne manque pas d'opposer aux malédictions et cris de désespoir proférés par ses camarades sur les pontons. Même son de cloche chez Wagré qui, après son évasion de Cabréra, travailla chez un Espagnol prisonnier en France pendant trois ans; cet homme prit la défense de notre compatriote chaque fois que c'était nécessaire et affirma avec force qu'il considérait la France, où il avait été parfaitement traité, comme sa seconde patrie! Un gardien de sa prison traita le vélite Billon avec humanité en souvenir des bons procédés qu'il avait reçus en France, où il avait été captif, pendant les guerres de la Révolution. 

* Il convient de rapporter ici le sort curieux d'un prisonnier espagnol d'une trentaine d'années. Envoyé dans les environs de Montbrison, il y fut employé par un notable de l'endroit, Jean-Baptiste d'Allard, à la construction de son hôtel particulier. Ce prisonnier fut victime d'un accident et son employeur confia sa dépouille mortelle à un taxidermiste pour la naturaliser et l'exposer plus tard dans son cabinet de curiosités, au milieu d'animaux empaillés. Le corps du soldat repose maintenant dans une caisse au Musée d'Allard de Montbrison (Loire).  

Parfois, les gardiens ne sont guère mieux lotis que ceux qu'ils surveillent et cela suscite de la solidarité entre les uns et les autres. Desboeufs décrit le cheminement d'une colonne de prisonniers espagnols en direction de la France qui rappelle des scènes de la retraite de Russie. Beaucoup profitent de la nuit pour s'évader; ceux qui sont repris devraient être fusillés; mais, comme ils sont trop nombreux, on en tire au sort quelques-uns qui paient pour l'ensemble. Le passage des montagnes est un calvaire. "Nous marchions sur un rang à cause de la neige, qui, hors du sentier battu, était haute de soixante centimètres. Une ligne de cadavres marqua bientôt notre passage. C'étaient les malheureux prisonniers que la rigueur du temps et le défaut de nourriture faisaient tomber en faiblesse et qu'on fusillait, tant pour abréger leur agonie que pour empêcher les autres de simuler des défaillances." Plusieurs prisonniers supplient qu'on les achève; ils n'ont même plus la force de s'évader; ils titubent comme s'ils étaient ivres avant de s'effondrer. Les soldats français ne sont pas épargnés. Une nuit passée à la belle étoile tue 300 prisonniers et 15 gardiens! Plusieurs femmes qui suivaient sont également victimes du froid et de malnutrition. Mais il y a aussi des gestes de solidarité entre adversaires de la veille; Desboeufs partage le pain qu'il est parvenu à se procurer avec deux prisonniers qui le remercient en l'embrassant. Lorsque, enfin, la cohorte des malheureux atteint un village dont les habitants n'ont pas fui, l'excès de nourriture achève ceux qui mangent sans retenue. 

Des prisonniers anglais ont raconté leur captivité, je n'y ai jamais rien lu de comparable à ce que subirent nos compatriotes sur les pontons ou à Cabrera (voir notamment Malcolm et Blayney). Napier rend hommage à Soult et à Ney qui traitèrent son frère aîné, prisonnier à La Corogne, comme un ami; blessé, il avait été sauvé par un tambour français à qui Soult fit décerner la légion d'honneur pour ce fait; Ney, après l'avoir comblé de prévenances, le fit rapatrier; le général historien anglais en profite pour stigmatiser la façon dont la Restauration récompensa le brave des braves en le fusillant comme un traître! J'ai entendu un jour avec stupeur, dans une émission de télévision, quelqu'un demander pourquoi les Anglais, après qu'il se fût livré à eux sur le Bellérophon, n'ont pas fait condamner Napoléon comme criminel de guerre; le cabinet de Londres n'a jamais traité l'Empereur de criminel de guerre; perturbateur du repos de l'Europe, oui; criminel de guerre, non; d'ailleurs, cette catégorie juridique n'existait pas à l'époque. De plus, si criminels de guerre il y eut, les Anglais furent certainement plus coupables que les Français. Il ne s'agit pas de nier les atrocités commises par nos troupes; mais, je le répète, rien n'a certainement égalé en horreur la froide détermination avec laquelle nos adversaires firent mourir, à petit feu, les soldats français prisonniers, dans l'infernal pourrissoir des pontons. 

De nombreux témoignages prouvent que des généraux français réprimèrent sévèrement le pillage. Des ordres avaient été donnés par Napoléon en ce sens. "L'empereur avait placé son frère, le prince Joseph, sur le trône d'Espagne, et, pour ne pas indisposer les Espagnols, avait formellement interdit, et sous les peines les plus sévères, tout vol chez les particuliers." (Linières). On a vu comment Dorsenne avait puni deux hommes qui s'était rendu coupable de découvrir une cachette sans toucher à ce qu'elle contenait! Voici d'autres exemples. Le maréchal Mortier maintint une discipline stricte parmi ses troupes; les Espagnols en parlaient aux Anglais en l'appelant le père des paysans (Sherer). Le général Mouton condamna à mort un soldat piémontais surpris à voler dans une église; l'homme, qui refusait de se laisser bander les yeux, au prétexte qu'il avait l'habitude de regarder la mort en face, fut passé sur le champ par les armes. D'après de Brandt, Suchet ne plaisantait pas avec les pillards; il fit fusiller un cuirassier qui s'était désennuyé en visitant une maison; le couard ne fut pas atteint par les balles mais fut foudroyé par la peur! Graindor rapporte de nombreux cas de soldats sévèrement punis pour des vols ou des tentatives de viols, même lorsque les faits n'étaient pas totalement avérés, dans l'armée du même Suchet. "Un soldat du 44ème fut fusillé pour avoir trouvé sur lui un ornement d'église qui ne valait pas dix sous." "Un dragon du 24ème fut fusillé en arrivant à Alcoy pour avoir déchiré la jupe d'une femme, ce malheureux disait qu'il n'avait point voulu la forcer, il était d'avant-garde, il avait eu quelque chose avec cette femme et la jupe s'était trouvée accrochée à son fourniment, mais elle dit qu'il avait voulu la forcer et il fut fusillé avant que la division entre en ville." Graindor et ses camarades déploraient cette justice par trop expéditive. A l'ouest, sous le commandement de Marmont, le sous-lieutenant Bourgeois, qui avait tué par accident un prêtre insolent, se dénonça spontanément; ses camarades, qui s'attendaient au pire, firent une collecte pour l'engager à s'échapper; il refusa préférant la mort à la désertion; un premier jugement le condamna à la peine capitale; il fut cassé; la veille d'un second jugement, il se tira une balle dans le menton qui lui brisa les dents mais ne le tua pas; on l'acquitta; il survécut, mais ne put plus déchirer la cartouche (Parquin). Les officiers, impuissants à empêcher le pillage d'Alcala, lors du reflux de 1812, firent fusiller quatre soldats surpris en train de violer une jeune fille (Espinchal). 

Il convient enfin de ne pas exagérer le nombre des victimes de ce conflit. On les estime à un demi million pour une population globale supérieure à 10 millions, c'est-à-dire environ 5% pour toute la durée du conflit (plus de 5 ans); c'est beaucoup, mais moins que bien des hécatombes passées ou futures.  

Il reste que la manière déplorable dont trop d'officiers supérieurs français se conduisirent en Espagne n'était pas de nature à nous gagner le coeur de la population. Dans ces conditions, comment celle-ci eût-elle pu apprécier les indéniables progrès que lui apportait le changement de régime: une constitution relativement libérale à la place de l'absolutisme, la suppression de l'Inquisition, la réduction de la main mise du clergé sur la population... La popularité de Suchet, dans les provinces de l'est, montre qu'avec une bonne administration et une politique ferme mais juste, il eût sans doute été possible de pacifier un pays qui rejetait quasi unanimement le gouvernement de Godoy. Voici d'ailleurs le témoignage de Lemonnier-Delafosse, qui servait alors dans l'état-major de Clausel: "Le général avait pris des mesures, pendant cette course *, au moyen desquelles tous les habitants ne fuyaient plus notre approche: la principale était de tout payer aux paysans, qui restaient alors chez eux; une discipline sévère punissait la moindre maraude, le plus léger délit, témoin un pauvre gendarme, accusé d'avoir volé un mouchoir; il fut jugé et condamné à mort!" A Jaca, "le chef de bataillon Deshonties, gouverneur de la place, reçoit tous les officiers français avec une aimable cordialité, on obtient des magasins qu'il a formés tout ce que l'on peut désirer; il paraît administrer sagement le pays puisqu'il est content des habitants et que les habitants paraissent aussi l'être de lui." (Morin). D'après le témoignage du lieutenant anglais Sherer, Mortier était vénéré par les paysans d'Estremadure qui l'appelaient leur père. Le général Travot avait su gagner la sympathie des Portugais et la réputation du vieux maréchal Moncey, vétéran des guerres de la Révolution, était si bonne que les habitants de Madrid espérèrent un moment qu'il serait leur gouverneur. Plusieurs témoignages (Gonneville) montrent que la population changeait facilement d'attitude si on se montrait bienveillante avec elle. Ces exemples prouvent que l'hostilité des populations de la Péninsule n'était pas insurmontable. 

* A la poursuite de Mina dont la guérilla fut anéantie par surprise dans le village de Roncal grâce à la célérité du général Abbé. 

Avant d'en terminer avec les atrocités commises en Espagne, il convient de rappeler que les Anglais y eurent aussi leur part. On peut s'en rendre compte à la lecture des mémoires de l'un et l'autre camp. Ces atrocités étaient d'autant plus condamnables qu'elles s'exerçaient sur des populations amies. Les horreurs commises dans les villes martyres de Badajoz (O'Neil) et de Saint Sébastien: pillage, meurtres, viols, incendie délibéré des bâtiments... sur une population sans défense, font penser à la phrase fameuse d'Oscar Wilde: "Seigneur, protégez-moi des mes amis. Mes ennemis, je m'en charge". 

Les mêmes atrocités qu'en Espagne, ou à peu près, furent commises au Portugal. Dans ce pays, la responsabilité britannique est encore plus grande puisque la politique du vide y fut mise en pratique afin d'affamer l'armée française. 

"Les Anglais en se retirant ont fait de tout le pays un désert, chassant devant eux les populations, enlevant, brûlant, détruisant tout ce qui peut nous être utile, fours et moulins, vivres et fourrages, coupant les ponts. Ils veulent nous affamer. Terribles moyens de guerre, qui leur coûtent peu et qui ne semblent pas être du goût des Portugais. Dès ce début nous pouvons prévoir ce qui nous attend dans un pays ainsi ruiné." Ces remarques du colonel Noël furent rédigées au tout début de la campagne de Masséna (1810). Lemonnier-Delafosse confirme ces dires: "L'ennemi, brisant les moulins à vent et à eau, infectant les fontaines, les puits, faisait du pays un vaste désert". Il précise que, l'armée n'ayant été pourvue de vivres que pour six jours, elle s'enfournait au Portugal comme dans "une boîte dont le couvercle se refermait poussé par un ressort invisible". Delagrave, quant à lui, affirme que les biens des Portugais qui refusaient de se plier à cette politique étaient confisqués et que plusieurs furent livrés aux poignards de la populace fanatisée. Des condamnations à mort auraient été fulminées par les prêtres à l'encontre des contrevenants. A Coïmbre, Wellington et Beresford firent même enlever de forces des notables qui refusaient d'abandonner leurs maisons. A Villafranca, vers les lignes de Torres Vedras, un grenadier français découvrit un bébé de six mois abandonné dans son berceau; il l'adopta, sous le nom de Fanfan; une chèvre fit l'office de nourrice; au moment du départ de l'armée, l'enfant fut confié à une vieille femme avec un peu d'argent. Ailleurs, les habitants d'un village ayant refusé de l'évacuer, le bourg fit l'objet d'une exécution militaire britannique (Gotteri). 

Cette politique du vide, mise en oeuvre par le général anglais, est confirmée par le grenadier Lawrence et par le lieutenant Sherer. Lawrence fait état d'une proclamation de Wellington ordonnant à tous les habitants de quitter leurs maisons en détruisant ce qu'ils ne pourraient emporter; il s'apitoie sur la cohue qui accompagne l'armée abandonnant ça et là, comme des épaves, le mobilier qu'elle ne peut plus traîner; il trace une image saisissante de ces malheureux plus mal traités par leurs alliés que par leurs ennemis; il n'est que les religieuses, dont on a défoncé les portes des couvents, à se réjouir d'avoir recouvré la liberté! La pitié de notre grenadier n'ira tout de même pas jusqu'à se priver de sa part du vol de 7000 dollars, que ses camarades et lui subtilisent au Portugais qui les loge, une fois atteintes les lignes de Torres Vedras. Quant à Sherer, il s'étend longuement sur la triste cohorte des réfugiés contraints de quitter leurs aîtres et d'abandonner à terre leurs récoltes en cours; ils marchent vers Lisbonne, à pieds ou sur des chars tirés par des boeufs, emportant ce qu'ils peuvent; ils vont grossir la population de la capitale où leur affluence entraîne une hausse du prix des denrées qui met la nourriture hors de portée des plus démunis. Les institutions charitables, alimentées par les marchandises arrivant par bateaux, ne pallient qu'incomplètement la disette; les vivres stockés sur l'escadre, pour faire face à tout événement, sont délivrés parcimonieusement, au jour le jour, ce qui rend la population dépendante de la présence britannique. L'armée anglaise est ravitaillée en priorité, grâce à la réquisition des cabriolets, utilisés comme moyen de transports. Une épidémie qui se propage dans la foule encombrant la capitale portugaise fait près de 100000 victimes (Delagrave) pour une population inférieure à 2 millions pour l'ensemble du Portugal (sources anglaises); si ces estimations sont exactes, la politique anglaise aurait donc causé la perte de 5% des habitants du royaume lusitanien, en un laps de temps relativement bref, ce qui est énorme. Dans sa correspondance avec Masséna, qui lui reproche sa politique, Wellington la reconnaît implicitement, mais il s'en disculpe en affirmant que les Portugais seraient partis d'eux-mêmes après l'expérience des invasions françaises précédentes, celles de Junot et de Soult. Il faut reconnaître que le général anglais n'a pas tout à fait tort car, lors de la seconde invasion du Portugal, sous le maréchal Soult, Joseph de Naylies décrit à peu près les mêmes scènes de désolation et la responsabilité ne peut pas en être imputée à Wellington qui était alors absent. 

Quoi qu'il en soit, la politique de la terre brûlée, qui annonce celle qui sera suivie en Russie, a ici les mêmes effets sur la discipline des troupes françaises. Incapables d'obtenir des vivres, ni même des guides pour se diriger dans un pays à peu près inconnu, l'armée d'invasion pille et brûle. Rien n'échappe. A Coïmbre, des canons sont arrêtés un moment par une barricade de cure-dents, amoncelés dans la rue par les soldats qui saccagent une boutique! Le peu de ressources qui subsiste est vite gaspillé. Les quelques exemples de gens restés chez eux montrent que la protection des propriétés eût été mieux assurée si les Portugais ne s'étaient pas enfuis; mais cela n'eût pas arrangé les affaires de Wellington. 

"Nous arrivâmes le 2 octobre à Coïmbre, ville de 40000 habitants, pour le moment à peu près déserte; il n'y était resté que quelques vieillards qui n'avaient pu marcher. Je n'ai jamais vu de site aussi enchanteur que celui de cette ville, située sur la rive droite du Mondégo, au milieu des orangers, des figuiers, des palmiers, des grenadiers et des lauriers-roses. Toutes les boutiques et les maisons étaient fermées; mais nos soldats qu'on avait campés aux environs et qui étaient sans pain depuis plusieurs jours, envahirent la ville en masse: ils avaient assez souffert, assez prodigué leur sang, et il ne vint à l'idée d'aucun officier de s'opposer au pillage. Les porte furent promptement forcées et les camps bientôt remplis d'objets de la plus grande valeur, de meubles, d'étoffes précieuses, de liqueurs rares: l'argenterie en vaisselle roulait comme la faïence, mais pas un sac de farine ne fut trouvé. Je ne sais combien de millions perdirent ce jour-là les habitants de Coïmbre: combien eussent-ils été mieux inspirés en nous attendant et en nous donnant des vivres! Mais telle était la politique du cabinet de Saint-James." (Capitaine Marcel). 

"Nous laissons un bien triste souvenir aux Portugais, et ils devront longtemps maudire le nom français. Il fallait vivre, c'est vrai, mais de mauvais soldats se sont conduits comme des brigands vis-à-vis de malheureux paysans, qui se croyaient à l'abri des rapines par leur pauvreté et leur misère. J'ai vu des choses affreuses et qu'on ne pouvait réprimer. Si, à leur tour, les Portugais se sont montrés féroces pour nos prisonniers et nos blessés, sans excuser leur conduite, on se l'explique." (Colonel Noël). 

Des contributions sont levées sur la population pour payer la solde de l'armée. Mais celle-ci n'est versée que très irrégulièrement aux soldats. En outre, les payeurs gardent pour eux les espèces de bon aloi et distribuent à la troupe une monnaie dévaluée comptée néanmoins pour sa valeur faciale. Le troupier ne dispose donc, bien souvent, d'autre moyen pour se nourrir que la maraude. Les caves étant nombreuses et bien garnies, il arrive que Français et Anglais s'y retrouvent pour boire ensemble avant de s'entretuer (Lemonnier-Delafosse)!  

"La guerre nourrit la guerre", telle était la doctrine de Napoléon; c'est pourquoi, il s'encombrait peu des magasins qui ralentissent la marche des armées; pourtant, cette doctrine, applicable dans les pays peuplés où la population ne fuyait pas et où il est possible de pratiquer des réquisitions régulières, débouchait inévitablement sur le pillage et le gaspillage partout ailleurs. A partir de la campagne de Pologne, la situation se dégrada sur ce plan dans l'armée française; les soldats impériaux devenaient de plus en plus indisciplinés et n'hésitaient pas à enfoncer les armoires pour trouver autre chose que de la nourriture. En Espagne et au Portugal, les conditions de la lutte aggravèrent encore cette regrettable dérive. Pendant le séjour de l'armée autour de Santarem, la maraude devint la seule manière de se procurer de la nourriture; il fallut se rendre de plus en plus loin et les soldats, qui n'étaient plus encadrés par leurs officiers, se livraient aux pires exactions; on torturait les paysans rencontrés pour leur faire avouer où ils avaient caché leurs provisions; on les pendait "au rouge", en guise d'avertissement, puis, s'ils ne disaient rien, on les pendait "au bleu" et ils mouraient (Marmont); c'était d'autant plus regrettable que ces malheureux avaient désobéi, au péril de leur vie, aux ordres de Wellington. On mettait le feu par négligence à des maisons et l'incendie dévorait les villages où les bras manquaient pour l'éteindre; couvents, manufactures de coton... tout était dévoré par les flammes. On enlevait des femmes, des parents vendaient leurs filles, qui passaient de couche en couche, pour le repos du guerrier; ces malheureuses étaient négociées sur des marchés où les offraient pour de l'argent ceux qui en étaient las. Les paysans se vengeaieLe général Reynaud subit le supplice du pal avant d'être rôti à la broche sur un feu de bivouac autour duquel se réjouissent ses tortionnaires. Les commandants Berthod et Morland furent, le premier écorché vif, le second pendu par les pieds jusqu'à ce que mort s'en suive (Espinchal). nt en massacrant sans pitié les hommes isolés ou ivres qui leur tombaient entre les mains. "Entrant dans le rez-de-chaussée, un spectacle hideux s'offrit à nos yeux; sur la muraille était clouée la peau d'un homme fraîchement écorché, et dessous était écrit en portugais: Dragon français, écorché vif, pour avoir pendu nos frères!" (Lemonnier-Delafosse). 

Le grenadier anglais Lawrence fut témoin d'un acte de barbarie des Portugais. "Ils avaient placé un cercle de paille autour d'un blessé français et y avaient mis le feu, et lorsque le malheureux essayait de se traîner hors du brasier, ils le recevaient à coups de fourche et le rejetaient au milieu du cercle. Nous mîmes les Portugais en fuite en tirant sur eux; mais quand nous arrivâmes auprès du pauvre diable, il avait déjà les cheveux, les doigts et la face horriblement brûlés." Malgré ses supplications, ses sauveurs ne purent emmener ce malheureux et l'abandonnèrent à ses tortionnaires qui très certainement achevèrent leur besogne. Le général portugais Silvieira se signala surtout en assassinant des malades et des blessés français laissés par Soult à Chavez, dont le beau-fils du savant Cuvier (Salgues). Pendant la retraite de Soult, Joseph de Naylies assista impuissant à la crémation de deux dragons français malades jetés vivants par les Portugais dans les flammes d'une maison incendiée, près de Guimarens; en passant dans le bourg de Lissa, un peu plus tôt, il avait vu trois soldats français, cloués par les mains et les pieds à un mur, qui respiraient encore; dans un autre endroit, à Penafiel, un misérable savetier, qui avait travaillé pour l'armée française, accabla celle-ci en lui jetant ses outils lorsqu'elle se retira, sans doute pour se dédouaner auprès de ses compatriotes. Une anecdote peint bien l'animosité des Portugais à l'encontre des Français: lors de l'entrée de ces derniers à Porto, une jeune femme fut sauvée de la noyade dans le Douro par des soldats français; revenue à elle, elle se précipita à nouveau dans le fleuve préférant la mort à une vie due aux ennemis de son pays (Naylies)! 

Les Anglais ne furent pas non plus des petits saints. A Coïmbre, le colonel Trent, qui y pénètrait avec des régiments de milice portugaise, ne fit rien pour protéger les nombreux blessés français soignés dans l'hôpital. Ceux-ci subirent les outrages et les coups d'une multitude furieuse. Les soldats portugais participèrent aux excès ("Mémoires de Masséna"). Mais tous les blessés ne se laissèrent pas malmener sans résistance. "On prétendait gagner de vitesse les Anglais et arriver avant eux aux positions de Lisbonne: aussi, pour se débarrasser le plus possible, les colonels reçurent l'ordre de laisser tous les blessés dans les hôpitaux de la ville *. Heureux ceux qui purent marcher et nous suivre! Deux jours aprés, une division portugaise, commandée par un général anglais, arriva d'Oporto et s'empara de 7000 hommes qu'on avait abandonnés sans secours et sans aucun moyen de défense. Un sergent-major du régiment, nommé Depontailler, aujourd'hui retiré à Loches en Touraine, était du nombre de ces blessés; il m'a raconté depuis, qu'à l'arrivée de l'ennemi, tous ceux qui avaient un bras libre s'étaient armés, qu'on avait barricadé les portes des hôpitaux et que chaque officier ou soldat avait juré de se défendre jusqu'à la mort si le général anglais ne leur accordait pas une capitulation honorable et ne les protégeait pas contre les Portugais qui voulaient égorger les blessés. Plusieurs soldats, amputés d'une ou deux jambes, avaient fait porter les lits près des portes ou des fenêtres, s'étaient mis sur leur séant et faisaient feu comme des enragés. Le général anglais résista aux sollicitations des brutes portugaises et accorda la capitulation demandée." (Capitaine Marcel). Pour finir, les malheureux survivants furent contraints de participer à un défilé triomphal qui dura trois jours dans les rues de Porto, blessés compris; ceux qui ne pouvaient pas se traîner étaient montés à califourchon sur des ânes. Il s'agissait d'entretenir l'ardeur et l'enthousiasme du peuple (Delagrave). D'après Marbot, plus d'un millier de ces prisonniers auraient été égorgés soit à l'hôpital soit au cours de leur évacuation sur Porto. 

* Cette ville est Coïmbre. 

Il arrive que des bandes de transfuges de toutes les armées se réunissent pour rançonner à leur guise. C'est le cas de celle du maréchal Chaudron (un nom d'emprunt), racontée par Marbot avec sa verve habituelle, qui enjolive peut-être la réalité. Ce déserteur français avait réuni sous ses ordres l'écume des déserteurs français, anglais et portugais ainsi qu'une cohorte de filles, venues librement ou enlevées de force. Son armée comptait environ 500 hommes qui, oubliant leurs rancunes passées, vivaient en harmonie, dans des orgies perpétuelles, au détriment du pays. Leur table était toujours bien garnie, alors que l'armée ne trouvait plus rien à se mettre sous la dent. Des fourrageurs français, en quête de nourriture, poursuivirent un troupeau jusqu'au couvent qui lui servait de repaire. Le maréchal Chaudron poussa l'audace jusqu'à intimer l'ordre aux soldats français de respecter ses terres et de rendre les bêtes qu'ils avaient prises! Comme on le pense, cette prétention exhorbitante essuya un refus. Un combat s'engagea. L'armée du maréchal Chaudron fut battue et son chef passé par les armes. 

D'après Naylies, des étrangers se battant aux côtés des troupes françaises trouvaient plus lucratifs de déserter et de rejoindre les guérillas. Ils devenaient alors les plus coriaces adversaires des soldats impériaux, d'abord pour se faire bien voir de leurs nouveaux amis, mais aussi parce qu'ils savaient n'avoir aucune pitié à attendre de leurs adversaires s'ils tombaient entre leurs mains. Ils faisaient donc preuve de la plus grande intrépidité et entraînaient les Espagnols lorsque ceux-ci se montraient hésitants. Après avoir assez pillé, certains d'entre eux désertaient à nouveau et rejoignaient les rangs français dans l'espoir d'être rapatriés dans leur pays en prétendant s'être évadés après avoir été prisonniers des rebelles. Si leur stratagème était éventé, ils étaient évidemment fusillés.

 

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